~ Le Viêt Nam, aujourd'hui. ~
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La séduction d'un air de rock n'efface pas l'amour du terroir

DANS la pièce principale, elle tient désormais la meilleure place face à l'autel des ancêtres. Le soir à Hanoi, lorsque les commerces ferment leurs portes, vers 22 heures, l'animation des rues cède la place à une cacophonie de sons venus des profondeurs des foyers. Un oeil indiscret vous fait alors découvrir des familles entières en cercle face au petit écran.

En quelques années, la télévision s'est installée en maîtresse dans chaque maison. Le marché des téléviseurs connaît un boom sans précédent et, dans les campagnes, elle débarque en même temps que l'électricité. Les Vietnamiens sont devenus des 'télévores'. Les dix-huit heures de programmes quotidiennes, coupées et recoupées de spots publicitaires vantant des shampooings, du dentifrice, de la lessive, des vitamines, des magazines féminins..., ne sont pas toutes de qualité. Qu'importe!

La modestie des finances oblige la télévision à ignorer l'art du doublage ou du sous-titrage. Tous les dialogues des émissions en langue étrangère sont simultanément 'traduits' par une voix unique qui résume en 'off' l'essentiel de la scène. Les téléspectateurs s'y sont habitués et les séries anglo-saxones, françaises comme 'les Maîtres de l'orge', brésiliennes et surtout les feuilletons chinois, taïwanais et hongkongais font, avec les retransmissions des matchs de football, les délices des soirées familiales.



Les vidéo piratées



La télévision ajoutée aux magnétoscopes et à la circulation des cassettes piratées ont coulé une à une les salles de cinéma. Hanoi n'en compte plus que trois. On regarde maintenant chez soi ou dans les cafés du village les derniers films sortis en Occident, enregistrés directement par vidéo sur l'écran d'un cinéma et expédiés au Vietnam, le plus souvent par des réseaux familiaux... Et le 4e Festival du film international organisé en novembre à Hanoi n'a pas inversé la tendance.

Comme dans toute l'Asie, le petit écran ne connaît qu'un seul rival: le karaoké, qui happe les plus jeunes vers un autre monde, le leur, où se mêlent les Spice Girls, l'inévitable Michael Jackson, la pop music, et les rockers branchés. Qu'ils se bousculent à l'Apocalypse Bar, au Hanoi Roxy, ou en d'autres lieux plus modestes mais aussi animés, 'les jeunes sont attirés par tout ce qui vient de l'étranger, la mode, les tubes, les revues, les gadgets', commente un journaliste du très officiel 'Thanh Dhan' (le journal de la jeunesse). 'Ce n'est pas très important. Ils restent très attachés à l'âme vietnamienne.'



L'éternel baladin



C'est vrai que les vieilles chansons traditionnelles font aussi fureur dans les karaokés. Et celui qu'on a baptisé le Bob Dylan vietnamien, le baladin Tring Cong Son, reste avec ses soixante ans et ses sept cents titres de chansons, un best-seller. Ses refrains pacifistes, teintés de nationalisme, interdits pendant la guerre, au Sud puis au Nord, sont repris à pleins poumons par les jeunes et leurs aînés.

A Hanoi et à Hô Chi Minh-Ville foisonnent les galeries de peinture. Les libraires comme les étals sur le trottoir offrent un bon choix de littérature. Journaux et revues étrangères sont en vente dans les rues. Quatre cents titres vietnamiens - de la 'press people' aux revues spécialisées - couvrent tous les domaines à l'exception de sujets considérés 'politiquement sensibles'. Pour boucler leur budget, des éditions officielles se sont mises au goût du jour et ont diversifié leurs publications.

C'est le cas du 'Thanh Dhan'. Le journal qui paraît tous les deux jours mise sur des informations 'brutes', sur les problèmes de la jeunesse, les moyens de se perfectionner, de trouver du travail - 7 à 8 millions de jeunes sont sans emploi -, sur la drogue. Les autorités s'inquiètent du fait que la toxicomanie touche de plus en plus les écoles primaires vietnamiennes où quelque 2.000 drogués ont été découverts au cours d'une récente enquête... La nouveauté vient de l'édition de trois mensuels, l'un consacré aux sciences et aux technologies de pointe, l'autre englobant des rubriques, sportives, artistiques, culturelles. Un troisième enfin, beaucoup plus luxueux, dont le titre, 'Beauté', résume en lui-même le contenu, propre à satisfaire ces superbes filles en ao-dai (tenue traditionnelle), minces comme des lianes, enfourchant leur moto telles des amazones.

Il est des moments où une seule et unique problématique semble traverser le pays, et l'ensemble de sa société. La moitié de la population vietnamienne, née après 1975, ne porte pas dans sa chair les blessures d'un demi-siècle de guerre que l'autre moitié s'efforce de cicatriser. Une réalité incontournable que résumait sobrement, en 1995, dans la revue 'Van Nghe', l'écrivain Vu Quan Phuong: 'La guerre de résistance contre les Français et même celle contre les Américains sont loin maintenant. Les combattants de ces époques sont des vieillards... Les poèmes qui ont bouleversé leur adolescence n'ont plus aucun attrait pour les jeunes d'aujourd'hui. Il en va de même pour l'histoire de Kieu (du poète du XVIIIe siècle Nguyen Du, l'oeuvre la plus populaire au Vietnam - NDLR) qui les séduit beaucoup moins qu'un air de rock.'



La littérature des cicatrices



C'est peut-être en littérature et dans l'ensemble de la création artistique qu'éclate la plaie. Le Dôi Moi n'a pas simplement eu des effets en économie. Dès le début des années quatre-vingt-dix, et pour la première fois depuis le mouvement 'Nhan Van' (1) en 1956, le monde littéraire vietnamien a retrouvé une vocation frondeuse. L'impulsion en fut donnée par Nguyên Van Linh, lui-même, alors secrétaire du Parti communiste, qui invita en 1987, un an après le lancement de la politique du Renouveau, les écrivains à se mobiliser pour donner un nouveau souffle à la littérature.

'Il est incontestable que la réforme économique s'est accompagnée durant quelques années d'une libéralisation de l'expression', me confiait un ami romancier. 'Pendant des années, la guerre a fourni l'unique matière de nos écrits. Les héros étaient des combattants sans états d'âme. Nous étions tous mobilisés pour la victoire, et le rôle de la création était de galvaniser les hommes. La guerre achevée, le Dôi Moi enclenché, les oeuvres ont parlé des pertes et des souffrances humaines. La guerre reste pour beaucoup d'écrivains d'âge mûr le sujet central, mais des thèmes douloureux que nous avions tus pendant le conflit sont abordés.' Bao Ninh a rapporté l'un des témoignages les plus poignants sur l'horreur vécue par les bô dôi. L'écrivain a dix-neuf ans en 1969 lorsqu'il est envoyé à la guerre dans le Sud. En 1975, il est avec les troupes qui occupent l'aéroport de Saigon. Il est l'un des dix survivants d'une unité de 500 hommes. Pour lui, le drame l'a emporté sur l'épopée. Dans son premier roman, 'le Chagrin de la guerre', prix de l'Union des écrivains en 1991, il donne un récit intense de ce que fut l'agonie au combat d'une jeunesse et des cauchemars qui la hantent. Aussi corrosif, Ngyuen Huy Tiep, dans 'le Général à la retraite', traduit le désenchantement du héros militaire de retour au village la retraite venue, face aux appétits matérialistes des siens qui balaient les idéaux des anciens combattants.

Derrière la littérature des cicatrices des aînés, s'engouffre une nouvelle création où la génération montante des vingt-trente ans s'attache à la vie quotidienne d'aujourd'hui, à l'amour, au terroir, à la recherche de l'identité nationale. Mais qu'est-elle en cette fin du XXe siècle après 'mille ans de domination chinoise, un siècle d'occupation française et vingt ans de guerre américaine?', s'interroge Huu Ngoc, écrivain journaliste, spécialiste de la culture vietnamienne. 'C'est à croire que notre histoire n'est faite que de bouleversements et de tournants historiques. Les canonnières françaises de 1858 ont perturbé de fond en comble une culture autochtone Viet née de l'âge du bronze et mêlée à la culture chinoise. La colonisation a entraîné une révision déchirante de nos valeurs traditionnelles au profit de l'occidentalisation. La révolution d'août 1945, a marqué un deuxième tournant historique. La reconquête de l'indépendance puis de l'unité nationale, au prix de terribles souffrances, a inscrit notre pays dans le bloc socialiste. Le dernier tournant a été pris avec la désintégration de ce bloc. L'économie de marché et l'ouverture sur le monde ont frayé la voie à l'invasion de sous-cultures étrangères'. Comment faire face à de telles déchirures?

DOMINIQUE BARI

(1) 'Humanisme et Belles Lettres', voir l'interview du poète Lé Dât

L'Humanité, le 31 Décembre 1997.