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«Nous sommes là pour donner un sens à l'Univers»
Rencontre avec l'astrophysicien Trinh Xuan Thuan
qui tente dans «le Chaos et l'harmonie», une
synthèse philosophique des connaissances
scientifiques du siècle.

C'est un livre né d'une frustration. Celle de constater que,«quand il lisait les livres des autres», il était «toujours frustré à la fin. Ils me donnent tous les faits, mais il n'y a aucun effort de synthèse. Pourquoi ces lois? Pourquoi ce monde? Beaucoup de scientifiques s'arrêtent au seuil de la science et refusent de faire un pas de plus». Alors, après dix ans de travail, l'astrophysicien Trinh Xuan Thuan, professeur à l'université de Charlottesville (Virginie, Etats-Unis) a «voulu sauter le pas. Faire la synthèse de l'astronomie, la biologie, la physique des particules... un peu de tout ce que nous avons appris en ce siècle». Mais pas comme une accumulation de connaissances à ingurgiter. Plutôt comme un «message d'espoir». Car, pour l'auteur qui connut, en 1988, un beau succès avec La Mélodie secrète (1) et dont le nouveau livre philosophiquement titré Le chaos et l'harmonie (2) sort demain en librairie,«la science peut nous éclairer, nous aider à souffrir un peu moins». Et Trinh Xuan Thuan de rappeler à ceux qui auraient raté l'épisode (3) qu'il a fait «son pari de Pascal» . Autrement dit, décidé«en harmonie avec (sa) vision bouddhiste des choses» que «l'Univers a un sens.» D'où, cette prise de position, inaccoutumée: «vulgariser, c'est faire passer des connaissances scientifiques mais aussi dire qu'il y a un sens» . Pari risqué qui, au mieux, fait ricaner les collègues, au pire, brise une carrière académique. Si la démarche est honnêtement menée, cela ne devrait pas poser de problèmes, estime cependant le scientifique Trinh Xuan Thuan, dont le désir affiché est de «soulever des débats». Aussi, à la question de savoir si «avec son aura de scientifique, il ne risque pas de virer au gourou», ses yeux noirs se plissent-ils dans un sourire: «je veux apporter des éléments de réflexion sur la science. Et exposer mes convictions personnelles. J'espère qu'il est clair que la science ne démontre en aucun cas ces convictions.» Et d'affirmer qu'il serait «déçu si les lecteurs pensaient qu'il a atteint la seule conclusion possible». Tout comme il serait déçu si on l'accusait de suivre la mode, notamment à Hollywood, furieusement bouddhiste ces derniers temps: «Je n'ai pas humé l'air du temps pour écrire un best-seller. Ce sont des choses qui viennent de moi».

Rencontre avec l'auteur de cette synthèse des «avancées de la science au XXème siècle», allant de l'histoire du système solaire à la complexité du cerveau, en passant par le Big Bang, les quarks, la relativité ou la théorie du chaos. Synthèse des «informations aux frontières de la connaissance» destinées par Trinh Xuan Tuanh«à tous ceux, sans bagage scientifique particulier, qui aimeraient les voir mises en perspective avec un questionnement philosophique et théologique».

Avec le titre «Le chaos et l'harmonie», sans oublier plusieurs titres de chapitre tels que «vérité et beauté», «contingence et nécessité» ainsi que la dédicace «à votre père et à tous ceux en quête de beauté et d'harmonie»... votre livre accumule les concepts à résonance philosophique platonicienne. Pourquoi?

Ces mots décrivent tout à fait la nature. Je ne vois pas d'autres termes que ceux-là: beauté, harmonie, vérité des lois. Ils entrent, selon moi, dans la fabrication du réel. Je crois à un monde platonicien des Idées. Ces Idées définissent un canevas sur lequel la nature créative brode. J'appartiens au camp des «réalistes» qui pensent que les lois existent indépendamment de nous, résident dans le monde des Idées, et attendent d'être découvertes. Et non pas au camp «constructiviste» pour lequel les lois naturelles n'existent que dans l'imagination fertile des physiciens et n'ont d'existence réelle que dans les neurones et les synapses des hommes.

A la rentrée littéraire d'automne, des titres de romans faisaient penser au vôtre, Les Voleurs de beauté (Pascal Bruckner, prix Renaudot), ou Chaos (Marc Weitzmann). Vous êtes dans l'air du temps.

N'allez pas écrire que je suis quelqu'un qui suit la mode! Le chaos dont je parle n'est pas le même que celui des romanciers. Le mien est très précis et signifie imprévisibilité: on change un tout petit peu les conditions initiales et cela a des conséquences catastrophiques. L'illustration classique en est le fameux «effet papillon»: un battement d'ailes au Brésil fait bouger quelques atomes, la perturbation se propage, s'amplifie et un orage peut éclater à Paris. Ce qui signifie que les conséquences ne sont pas proportionnelles aux causes.

C'est ce chaos qui a donné sa «liberté» à la nature, selon vous?

Oui, le chaos dans le monde macroscopique et le flou quantique dans le monde subatomique... Ces théories du XXè ont libré la nature du carcan déerministe des lois de Newton et lui permettent d'innover pour créer la complexité. Pour reprendre une image d'Hubert Reeves, la nature fait du jazz. Elle improvise sur ce qui est donné. Mais le jazz n'est pas désordonné.

Dans La Mélodie secrète, vous évoquiez en particulier le «principe anthropique», selon lequel tout a été «réglé» depuis le début de l'Univers pour qu'apparaisse une vie, une conscience. Principe radicalement rejeté par nombre de vos collègues, pour qui une telle affirmation n'a rien de scientifique!

C'est cela, mon «pari de Pascal»: un univers stérile n'aurait pas de sens. L'homme a un rôle à jouer en comprenant l'univers et en lui donnant un sens. Pourquoi créer toute cette beauté, toute cette harmonie, s'il n'y a personne pour l'appréhender? Bien sûr, mon argument s'appliquerait tout aussi bien à une intelligence extraterrestre. Mais jusqu'à nouvel ordre, nous sommes la seule forme de conscience connue dans l'univers et nous sommes responsables de lui donner un sens. Ce que j'ai voulu mieux faire comprendre dans ce nouveau livre, en particulier au lecteur qui n'est pas familiarisé avec la science, c'est que dire que «tout est réglé très minutieusement depuis le début» ne signifie en aucune manière disparition de la liberté, du libre-arbitre. Les lois de la physique délimitent le champ du possible. Elles offrent seulement des potentialités. C'est à la nature de les réaliser et de définir son futur.

Elle innove grâce à quoi? A l'imperfection?

Par exemple, par la rupture de symétrie, phénomène extrêmement important. La nature se sert de subtils principes de symétrie pour imposer une profonde unité au monde physique. Je suis toujours émerveillé par les cristaux de neige, leur magnifique symétrie, mais les lois de la nature aussi sont symétriques. Ces principes de syémtrie ont permis d'unifier l'électricité avec le magnétisme, le temps avec l'espace. Mais, heureusement, ce n'est pas tout à fait parfait sinon ce serait stérile. C'est par la brisure de symétrie, par l'imperfection que se crée la diversité. La nature en a besoin et cela se retrouve dans la physique la plus fondamentale. Ainsi, il n'y a pas une seule force, comme au tout début de l'univers, mais quatre -la gravité, la force électromagnétique qui donne sa forme aux choses, la force faible qui fait se désintégrer les atomes et la force forte qui les tient ensemble. S'il n'y avait qu'une seule superforce, la beauté et la complexité du monde ne seraient pas possibles. S'il n'y avait que la gravité, tout aurait la forme de sphères. S'il n'y avait pas de force électromagnétique, les contours délicats des statues de Rodin ne seraient pas possibles! De même, s'il y avait une exacte symétrie matière-antimatière, l'univers ne serait rempli que de lumière. La matière existe et nous sommes là parce que, dès le début, la nature a été partiale: pour un milliard d'antiquarks, il y a un milliard plus un de quarks (4), ce qui, après annihilation, laisse un quark. Cette rupture de symétrie est à la base de notre existence.

Ne serions-nous pas ici, plutôt par hasard?

L'hypothèse du hasard reste toujours valable. Mais je ressens pour elle un rejet viscéral, en dehors même de la désespérance qu'elle entraîne. Bien sûr, ce rejet est un pari, c'est mon choix. La science ne peut pas trancher. Pour moi, tout a un sens, une belle galaxie, une étoile... Quand je vois une galaxie au bout de mon téléscope, je ne pense pas que toute cette beauté est là par hasard.

Qu'est-ce que cette «Cause première», dont vous postulez l'existence?

Tout simplement quelque chose qui nous dépasse. Il y a des limitations à la raison, comme en mathématiques, il y a des limites à la logique, comme l'a démontré Gödel avec son fameux théorème (5). Je conçois cela comme un principe créateur, ayant réglé d'emblée les conditions pour que l'Univers prenne conscience de lui-même. C'est un principe panthéiste dans le sens bouddhique plutôt qu'un Dieu, personnifié comme dans la religion chrétienne. De ce principe, nous pouvons nous approcher, mais s'il y a «mélodie secrète», c'est parce que certaines choses nous échapperont toujours.

Cette «cause première» ne détermine pas tout, à l'avance?

Si tout était déterminé à l'avance -genre: notre entretien était prévu dès les premières secondes du Big Bang!- le monde serait stérilisant et dépourvu de libre arbitre. Or, nous et la nature avons toujours la liberté de faire des choix. Si je pense que, dès le départ, la direction générale de l'univers allait vers la vie, que la conscience y était déjà inscrite, en revanche, la contingence y garde toute sa place. Il y a neuf planètes autour du système solaire, mais cela aurait pu être huit ou quinze. Le fait que la vie soit apparue sur cette Terre résulte également de la contingence. Il a fallu, par exemple, qu'un astéroïde tue les dinosaures il y a 65 millions d'années, qu'un autre arrache un morceau de la croûte terrestre et forme la Lune, la Lune stabilisant ensuite l'axe de rotation de la Terre.

A la Lune, vous consacrez de très belles pages...

Non seulement elle inspire les poètes, mais elle est responsable de notre existence. On parle souvent du Soleil qui, bien sûr, est la source primordiale de vie sur Terre, mais la Lune a joué un grand rôle stabilisateur pour notre planète. Sans elle, l'axe de rotation de la Terre varierait d'inclinaison, le climat serait bouleversé, ce qui empêcherait l'émergence de la vie et de la conscience.

Vous parlez aussi de la beauté des théories?

Quand je pense à une belle théorie, je pense à la relativité générale d'Einstein. Parce qu'elle a un air d'inévitabilité. Si vous y changez quoi que ce soit, si vous modifiez un tant soit peu les équations, la perfection est rompue et tout s'écroule. C'est comme une fugue de Bach, vous ne pouvez y changer une seule note. Einstein y était sensible aussi. Il disait: «la Relativité est tellement belle que Dieu serait à plaindre s'il n'avait pas appliqué ce schéma-là». Tous ceux qui étudient la relativité ne peuvent échapper à sa magie. C'est cela la beauté: cet air de simplicité et d'universalité. Ce qui donne la conviction qu'elle est vraie. Beauté et harmonie vont de pair avec vérité.

Le cerveau humain, manifestement, a la capacité de comprendre le cosmos. Pourquoi, selon vous?

La connaissance intellectuelle des lois de la nature n'est pas nécessaire à notre survie. Bien sûr, il y aura toujours des retombées technologiques à nos connaissances. La relativité a donné l'énergie nucléaire, et malheureusement la bombe atomique. Mais quand Einstein ou Newton ont travaillé à comprendre l'Univers, ce n'était pas pour une question de survie darwinienne. Quand nous bougeons pour éviter qu'un corps ne nous tombe sur la tête, nous n'avons pas besoin de connaître les lois de la gravité, nous agissons instinctivement, comme les animaux. Notre connaissance des trous noirs, des supernovae, cela ne nous aide aucunement dans notre lutte pour la survie. Pour moi, la pensée est là pour donner un sens à l'univers. Nous avons le don de comprendre parce que l'univers n'est pas qu'une collection de particules de matière inerte. Il est la manifestation d'un Principe infiniment plus subtil et élégant.

Vos collègues scientifiques vont vous trouver présomptueux, eux qui évitent le plus souvent de se prononcer en public sur de pareils sujets?

Je pense qu'on peut aborder les questions de philosophie quand on fait un travail de haute qualité. On ne peut pas venir me dire que je suis un scientifique New Age qui raconte n'importe quoi. Je vis une vie universitaire rigoureuse. Il y a effectivement des scientifiques qui rejettent cela violemment. Ainsi Steven Weinberg (prix Nobel de physique, qui a écrit le célèbre livre «les Trois premières minutes de l'Univers» et travaille à l'université du Texas, ndlr) rejette la philosophie et pense qu'elle ralentit les progrès de la science. L'évoquer peut être effectivement dangereux pour une carrière. Mais on ne peut pas mettre tout le temps sous le tapis les questions importantes qui, ainsi, ne sont jamais débattues. Moi, je souhaite soulever des débats.

Propos recueillis par Dominique LEGLU

(1) Ed. Fayard, 1988. Edition de poche: Gallimard Folio-Essais, 1991
(2) Le chaos et l'harmonie, la fabrication du réel, éd. Fayard, 350pp., 160 F.
(3) Narré notamment dans «Un astrophysicien», Beauchesne-Fayard, 1992. Ed. de poche, Champs-Flammarion, 1995.
(4) Les quarks sont les «briques élémentaires» de la matière.
(5) Selon ce célèbre théorème d'incomplétude, il existera toujours dans un systène d'arithmétique des propositions indémontrables avec les seuls axiomes dans ce système: ce dernier est incomplet en lui-même.

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Un homme, trois cultures
Né au Viêt-nam, Trinh Xuan Thuan, travaille aux
Etats-Unis et écrit en français.


Né à Hanoi (Viêt-nam) en 1948, aujourd'hui professeur à l'université de Charlottesville (Etats-Unis) et publiant ses livres à Paris (France), l'homme se sent entre «trois cultures». L'astrophysicien Trinh Xuan Thuan, 49 ans, travaille en anglais, «la langue scientifique» du pays où il poursuit sa recherche sur ses amours de vingt ans, les galaxies naines, sœurs dix mille fois plus petites des galaxies «normales». «Briques de l'Univers, elles n'ont pas eu beaucoup d'évolution chimique, leur gaz est presque pur, pratiquement sorti du Big Bang», explique-t-il, enthousiaste. Grâce à elles, qu'il traque depuis l'observatoire de Kitt Peak (Arizona), il est parvenu récemment à donner avec une précision accrue la fraction («0, 243 soit environ un quart») d'hélium par gramme de matière créée au tout début de l'Univers. Des travaux récents dont il se dit «assez fier».

Reste que ce scientifique publie ses livres grand public en français, appris à Saigon après avoir fui Hanoi à l'âge de 6 ans: «Je suis allé dans un lycée français et j'ai grandi avec les philosophes français.» Dans la langue de Voltaire, ce bouddhiste qui espère «tendre vers le nirvana, se fondre dans le cosmos», trouve le «lyrisme» désiré pour ses textes. Quand il a quitté Saigon en 1966, il voulait venir en France, il s'était inscrit à Louis-le-Grand, ses professeurs le poussaient vers l'Ecole normale. Et puis, «il y eut le discours de Phnom Penh du général de Gaulle». Et les Vietnamiens déclarèrent que la France n'était plus un pays ami. Trinh Xuan Thuan dut opter pour un autre pays francophone, la Suisse. L'hiver rigoureux et l'Ecole Polytechnique de Lausanne, à orientation d'ingénieur plus que de scientifique, lui déplurent. Il s'envola vers la Californie et Caltech, le célèbre institut où enseignaient des scientifiques aussi prestigieux que les Nobel Richard Feynman, Murray Gell-Mann, ou le découvreur des quasars Maarten Schmidt. Le choc. «Mes camarades de classe craignaient d'être envoyés à la guerre dans mon pays et moi, j'étais là, étudiant dans le leur!»

Après la chute de Saigon en 1973, il connaît l'époque la plus noire de sa vie. Son père, juge à la Cour suprême, n'a pas pu embarquer à bord d'un hélicoptère. Il a été «envoyé en camp. Il y a perdu trente kilos, ses cheveux ont blanchi d'un seul coup». Trinh Xuan Thuan parvient quand même à le faire sortir du Viêt-nam, avec l'aide d'un astrophysicien de Meudon qui connaissait le Premier ministre d'alors, Pham Van Dong. «Mes parents sont venus en France, ils parlaient français, ils n'ont jamais voulu aller en Amérique.» A ce père aujourd'hui décédé, qu'il chérissait et dont la souffrance l'a marqué, il a dédié son livre.

Trinh Xuan Thuan n'est retourné qu'une fois au Viêt-nam, début 1993, invité lors du voyage présidentiel de François Mitterrand qui avait apprécié ses livres. Il n'a vu que Hanoi, a été ému par le lac de l'Ouest, par les souvenirs qui remontaient de sa petite enfance. Il imagine qu'un jour, peut-être, il y donnera des cours. Mais sera-ce de la science ou autre chose? L'astrophysicien avoue que son vœu le plus cher est maintenant «d'écrire sur le bouddhisme et la science avec Matthieu Ricard (1), ancien scientifique qui a étudié les textes tibétains».

D.L.

(1) Auteur, avec son père Jean-François Revel du livre le Moine et le philosophe, éd. Nil, 1997.

Libération, le 6 janvier 1998