À la recherche de la femme de Sabatier
Le chercheur Phan Dang Nhât nous fournit une information peu connue sur Léopold Sabatier, un Français qui a beaucoup contribué à la préservation du récit épique Dam San des Edê. Il veut également aider la fille de celui-ci à découvrir le Tây Nguyên, pays natal de sa mère vietnamienne.
Du temps de la colonisation française, dans les années 1930, Léopold Sabatier occupait le poste de gouverneur local de Dak Lak. En tant que responsable du régime colonial français, Sabatier luttait bien évidemment contre la révolution vietnamienne. Mais, il repoussait aussi l'appétit de certains qui venaient dans le Tây Nguyên (hauts plateaux du Centre) pour y exploiter ses richesses naturelles. Sa politique pro-ethnie, avec comme slogan "la terre du Tây Nguyên appartient aux gens du Tây Nguyên", choquait le pouvoir métropolitain. C'est pourquoi il a été démis de ses fonctions...
Aux historiens de juger la vision politique de Sabatier. Dans le cadre de cet article, je me bornerais à parler d'un Sabatier passionné par la culture du Tây Nguyên, et notamment celle de l'ethnie Edê. Sabatier a traduit en français le Dam San, l'épopée orale la plus célèbre des Edê, et l'a fait publier à deux reprises, en 1927 à Paris et en 1933 à Hanoi. Il a été le premier à faire des recherches sur les moeurs et coutumes des Edê, à traduire leurs récits épiques et à publier ensuite le fruit de ses travaux. Ses recherches lui ont valu les félicitations du gouverneur Pierre Pasquier. Suivant son exemple, plusieurs expatriés français ont tour à tour fait paraître leurs études sur la vie passionnante des ethnies des hauts plateaux : Bana, Ma, Jrai, Stieng, etc.
Étant moi-même un grand admirateur des récits épiques du Tây Nguyên, j'ai lu quelques articles de Sabatier sur le Dam San, ainsi que des critiques faites par des chercheurs français sur l'ensemble de ses études. Sabatier était amoureux des récits épiques des Edê et fervent défenseur de ce patrimoine. À cette époque, les élèves Edê de l'école primaire de Dak Lak étaient obligés d'apprendre par coeur des morceaux de poèmes épiques et de les chanter en choeur tous les matins avant de rentrer en classe.
De cet amour des récits épiques est né un amour pour une femme. Sabatier s'est épris d'une jeune fille de Dak Lak. Il s'est marié avec elle et l'a emmenée en France. Tout au long de mes études sur les folklores du Tây Nguyên, c'est à dire durant des dizaines d'années, j'ai toujours cherché à connaître ce qu'étais devenue la femme vietnamienne de Sabatier. Était-elle encore vivante ? Si oui, où vivait-elle maintenant ?
De son vivant, le père Y Ngông- un Edê- m'a affirmé que la jeune fille en question était d'origine laotienne et vivait dans le district de Buôn Dôn. Quand Sabatier organisa une représentation de la pièce de théâtre Dam San dans le secteur, il invita la jeune fille à camper Ho Nhi, l'héroïne, lui-même jouant le rôle de Dam San.
Puis lors d'une conférence sur les moeurs et coutumes du Tây Nguyên dont j'étais co-président avec le célèbre professeur Georges Condominas, j'ai demandé à ce dernier s'il connaissait Mme Sabatier. Condominas m'a répondu que le couple avait une fille. "C'est tout ce que je sais sur eux, car j'habitais alors à Paris alors que Sabatier et sa femme vivaient en province".
En décembre 2003, je me suis rendu dans le district de Buôn Dôn dans l'espoir d'approfondir mes connaissances sur la culture folklorique, et aussi de trouver des informations sur la femme de Sabatier. Mais Buôn Dôn est un très grand district ! Dans cet immense territoire, où pouvais-je bien trouver la jeune fille d'antan qui incarna la belle Ho Nhi dans le Dam San ? En plus, soixante années s'étaient écoulées...
Mais la chance me sourit... Lors d'une rencontre avec les patriarches du village de Buôn Tri A, dans la commune de Krông Ana, j'ai posé la question qui me hantait depuis des décennies :
- Est-ce que vous avez déjà entendu parler d'une jeune fille laotienne qui a vécu dans cette région il y a environ 70 ans et qui a épousé un Français ?
- Oui, j'en ai entendu parler , répondit Aê Nô, un vieil homme d'à peu près 80 ans.
Un peu surpris par la réponse, j'ajoutais :
- Comment s'appelait-elle ? Vous la connaissiez ?
- Mais oui, nous étions des amis d'enfance ! Nous l'appelions Sao Nhuôn.
Ama Ngoi, chef du village, rectifia mes propos :
- Mais Sao Nhuôn n'était pas Laotienne !
Sa mère était une Jrai qui savait parler la langue laotienne !
Sur ce point, je me suis dit : "Y Ngông s'est trompé. Il croyait que Sao Nhuôn était Laotienne, l'ayant entendu parler laotien, comme sa mère. Il ignorait son origine Jrai". (NDLR : Les Jrai adoptent le régime matriarcal).
- Sao Nhuôn est-elle en France maintenant ?
- Elle a vécu ici et elle est morte ici.
Pour me convaincre, un de mes interlocuteurs ajouta :
- Sa tombe est ici. Je vais vous la montrer.
- Est-ce que c'est bien celle qui s'est mariée avec Sabatier ?, insistais-je.
- Mais oui, sa fille française est venue ici.
- Comment s'appelle-t-elle ?
Personne ne le savait. Mais après une minute de réflexion, la femme la moins âgée pris la parole :
Vanny ou... peut être Danny, je ne me souviens pas exactement de son nom. Elle est arrivée dans notre village après la libération du Sud, peut-être en 1976. Elle voulait des informations sur sa mère. Mais elle n'est tombée que sur des gens qui ne savaient rien sur ses parents. Certains connaissaient l'histoire de sa famille mais demeuraient réticents pour lui donner des informations car ils avaient peur des FULRO qui campaient dans le village (NDRL : le FULRO était une organisation rebelle dirigée par des éléments réactionnaires, qui a causé des troubles au Tây Nguyên après la libération du Sud). Ces gens-là n'osaient pas contacter les étrangers. Danny est repartie, triste.
- Et les parents de Sao Nhuôn du côté maternel, est-ce qu'ils sont toujours en vie ?
- Oui, je connais Ama Phôn, c'est un neveu de Sao Nhuôn. Il est chef du
village de Buôn Tri B. Etes-vous d'accord pour que je lui dise de venir ici ?
Ama Phôn arriva. Après de longues explications, je parvins à comprendre que son père était le frère de Sao Nhuôn. Ama Phôn m'a accompagné autour du village. Dans sa mémoire d'enfance, sa tante Sao Nhuôn était d'une grande beauté. Nous avons fait une photo ensemble dans le jardin de sa tante.
J'étais heureux. J'avais enfin trouvé la trace de la belle d'antan. Je regrettais seulement que sa fille Jeanny avait dû repartir déçue. (je crois maintenant qu'elle s'appelle Jeanny et non pas Vanny ou Danny comme pensait la femme qui m'a fourni une information précieuse sur elle).
En écrivant cet article, je souhaitais non seulement fournir une information peu connue sur L. Sabatier, un homme qui a beaucoup contribué à la préservation du Dam San des Edê, une épopée qualifiée par Condominas de "chef-d'oeuvre folklorique du Tây Nguyên". Mais aussi je voulais dire à Jeanny qu'elle a encore ses racines dans le Tây Nguyên : ses parents du côté maternel, son cousin Ama Phôn, la tombe et le jardin de sa mère... Elle sera bien accueilli par les villageois, car la méfiance non fondée d'il y a vingt-sept ans a complètement disparu. Le Tây Nguyên - pays natal de sa mère - est devenu maintenant un célèbre site touristique du Vietnam. Les hauts plateaux du Tây Nguyên accueilleront Jeanny, son enfant, à bras ouverts.
* Pour avoir plus de renseignements, veuillez contacter le professeur Phan Dang Nhât : Tél: 04.8.45.79.87, email : nhatdang@cinet.netnam.vn
Par Phan Dang Nhât - Le Courrier du Vietnam - 20 Février 2004
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