~ Le Viêt Nam, aujourd'hui. ~
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Sur les traces de deux royaumes disparus

Mi Son, Viêt Nam central. La traversée du frêle pont de bambou est l'étape obligée pour atteindre les ruines que l'on devine au loin. A l'arrière des collines verdoyantes du Hon Quap ­ la montagne de la Dent de Chat ­ s'accrochent encore quelques délicates vapeurs de brume azurées. D'une démarche souple, deux jeunes paysannes coiffées du chapeau conique en feuilles de latanier nous guident, effleurant à peine le sentier sablonneux.

Soudain, alors que la chaleur humide écrase déjà les corps, surgit à travers les feuillages parfumés des eucalyptus le linteau rougeoyant d'un édifice en ruine. Après nous être hissés péniblement au milieu d'un incroyable amas de pierres et de végétation, nous découvrons enfin les vestiges monumentaux du sanctuaire de Mi Son, le saint des saints du royaume du Champa.

Ce site historique essentiel se trouve à 70 kilomètres au sud-ouest de Da Nang, ville martyre dont le nom claque dans les mémoires comme une déflagration, évoquant en un saisissant raccourci l'un des plus terribles conflits qu'ait connus le XXe siècle. Une guerre fratricide qui a duré trente ans et tué 3 millions de vietnamiens. Après la réunification officielle de 1976 et la vague de répression qui a suivi, le Viêt Nam est longtemps resté à l'écart du concert des nations.

Mais depuis la levée de l'embargo en 1994, la situation a considérablement évolué. Quelques missions scientifiques de coopération ont ainsi pu s'engouffrer dans la brèche des échanges culturels. Parmi elles, des missions archéologiques. Car, pour les orientalistes, l'histoire du Viêt Nam ­ pays dont le plus ancien peuplement avéré à ce jour remonte à plus de 500000 ans ­ est passionnante. A plusieurs reprises, cette région a vu émerger de grands royaumes qui ont su résister à la toute-puissance de l'empire chinois.

Parmi ces royaumes oubliés, celui du Champa qui, du IIe siècle à la fin du XVe siècle, occupa toute la partie centrale du pays. Mi Son, perle de l'art cham, est aujourd'hui au centre d'un projet de coopération entre le Viêt Nam, l'Italie et l'Unesco. Il s'agit de restaurer et d'inscrire sur la liste du Patrimoine mondial ce site prestigieux, découvert en 1885. Cette année-là, un groupe de soldats français aperçoit les tours de briques rouges pour la première fois. Rien à voir il est vrai avec la grandiose « forêt de pierre » d'Angkor Vat, découverte au Cambodge vingt ans plus tôt par le Français Henri Mouhot, ni avec les temples de Pagan, en Birmanie. Mais ces ruines dégagent, déjà à l'époque, une incontestable majesté. Des chefs-d'oeuvre détruits par les bombardements. Un premier dégagement est entrepris en 1895 par un dénommé Camille Paris. Puis, en 1904, des études d'inventaires sont réalisées par Henri Parmentier et l'épigraphiste Louis Finot, sous la houlette de la toute nouvelle Ecole française d'Extrême-Orient (EFEO). Malheureusement, moins d'un siècle plus tard, des cinquante bâtiments presque indemnes décrits par les Français, il en reste à peine une vingtaine. Et le chef-d'oeuvre de l'architecture cham, la tour Mi Son A1, haute de 24 mètres, a disparu, pulvérisée lors d'un raid aérien. « Mi Son est au Viêt Nam ce que Pompéi est à l'Italie, déclare Patricia Zolese, directrice du projet archéologique.

Et la comparaison vaut à plus d'un titre! Ce chef-d'oeuvre n'a pas été détruit par la lave d'un volcan en éruption, mais par un déluge de feu venu de bombardiers B52 ! A l'époque, les Américains tentaient de déloger des combattants du Viêt-cong réfugiés dans les ruines. Ces derniers ont à leur tour truffé le site d'une énorme quantité de mines, tant à l'intérieur des monuments qu'autour, sur des dizaines d'hectares... Au sortir de la guerre, le déminage de la vallée de Mi Son a coûté la vie à une dizaine de personnes. Depuis, bien sûr, une bonne partie du site a été nettoyée. Mais uniquement dans les limites du périmètre qu'empruntent les touristes. Or les archéologues doivent pouvoir circuler partout, y compris sur les collines avoisinantes.

C'est l'un des buts que s'est fixé l'Unesco, pour établir une nouvelle cartographie du site, lequel a beaucoup changé depuis, et permettre la recherche de nouveaux gisements. Sous un pagodon de bambou situé à l'orée du sanctuaire, les scientifiques poursuivent leurs discussions. « Mi Son est avant tout le principal centre religieux cham, rappelle Patricia Zolese. Il y a là les tombes royales élevées par les souverains brahmanes et des temples construits en l'honneur des dieux hindous, notamment Shiva. Ce sanctuaire a connu une très longue période de rayonnement en comparaison avec son puissant voisin khmer. Neuf siècles, du IVe au XIIIe siècle, contre à peine trois pour Angkor. »

En écho à ces propos, des voix montent du fond de la vallée. Les premiers travaux de terrain ont commencé et les chercheurs s'interpellent dans une joyeuse cacophonie linguistique. D'incertaines mesures topographiques, franco-vietnamo-italo-anglaises, volent comme des papillons d'un angle à l'autre des monuments. Erigées sans que l'on sache encore exactement comment, les tours carrées de Mi Son rappellent les sikhara indiennes. Comme elles, les fondations (bhurloka) représentent le monde terrestre des mortels, alors que le corps de la tour (bhurvaloka) évoque le monde spirituel, où l'homme purifié se rapproche des dieux. Le sommet (svarloka) incarne le monde sacré ou le séjour des dieux. Entrer dans l'une de ces tours ou kalan laisse une sensation de dénuement extrême.

D'énormes murs de briques composent ces «habitacles» divins, lesquels ne possèdent aucune décoration intérieure. Le dépouillement est total. Comme le fruit d'une exigence entièrement tournée vers la méditation. Mais peut-être, également, en raison des nombreux pillages commis au cours des siècles ... En revanche, tout l'effort artistique s'est porté sur l'ornementation extérieure, reflet des influences indiennes et indonésiennes. Pilastres, clochetons et bas-reliefs ornent tous les monuments. Des moulures, des guirlandes de verdure, des corolles de lotus stylisées ­ la fleur sacrée ­, des danseuses, des combats opposant hommes et singes sont sculptés dans la brique, à même le monument. « Les premiers kalan datent du VIIe siècle, rappelle Patrizia Zolese. Ils étaient en bois et nous avons peu d'espoir d'en retrouver. En Asie du Sud-Est, nous manquons de marqueurs archéologiques, car tout est bâti avec des matériaux périssables. » Le Sud-Est asiatique, c'est l'aire des moussons. En raison du ravinement, il n'y a pratiquement pas d'épaisseur de sol. « Ici on cumule 50 ans de parenthèse ­ la guerre ­, les difficultés liées à l'environnement, le type de culture et, pour terminer, l'utilisation du bois comme principal matériau! ajoute Mauro Cucarzi.

Pendant des décennies, les spécialistes se sont intéressés à l'architecture, à l'épigraphie, à la sculpture. Mais en ce qui concerne la culture matérielle, l'ignorance est immense. Nous avons beaucoup de travail devant nous ! » A la recherche de la capitale du mystérieux Funan Des paroles qui pourraient être largement reprises par les chercheurs de la mission archéologique franco-vietnamienne qui travaillent à quelques centaines de kilomètres de là, dans le delta du Mékong.

Après cinquante ans d'absence, les Français sont en effet retournés cette année pour la première fois dans la plaine d'Oc-èo. Une région qui fut, du Ier au VIe siècle de notre ère, le berceau d'un royaume plus mystérieux encore que le Champa : le mythique Funan, premier grand Etat de l'Asie du Sud-Est. Pour atteindre la plaine d'Oc-èo, six heures de route et la traversée de deux bras du Mékong sont nécessaires à partir d'Hô Chi Minh-Ville, l'ancienne Saigon. Voyage effectué dans des lumières d'or et de poussière. Or pour les reflets moirés lancés par les eaux boueuses du fleuve ; poussière, ingurgitée en quantité sur les pistes de terre traversées en tous sens par une myriade d'hommes, de femmes et d'enfants à vélo, à moto, en camion, en tracteur... Tous affairés. Tous travaillant. Le forgeron martelant son enclume, le paysan faisant sécher son riz, l'artisan peignant ses laques, et les enfants rieurs, plongeant des jonques mouillées près des berges, alors que, semblables à des anges venus d'on ne sait où, des écolières vêtues du traditionnel aodaï blanc se rendent sagement au collège au milieu de lumineux nuages de poussière. Tout cela le long de ces incroyables routes, occupées sans interruption sur des centaines de kilomètres comme le coeur d'un seul village.

Se rendre dans cette région du delta, classée zone militaire à cause de sa proximité avec le Cambodge, n'est pas aisé. Il faut des autorisations spéciales. La police, très efficace, apparaît dans les vingt minutes qui suivent votre arrivée, et cela où que vous vous trouviez... A la nuit tombée, nous atteignons la province d'An Giang et le petit village de Vong The. Après vingt minutes de canot, la mission archéologique du delta du Mékong est enfin en vue. Ses quartiers sont installés dans une baraque de palmes, bâtie pour la circonstance à l'aplomb du canal. Une dernière escalade sur une échelle de bambou, et nous voici accueillis par Pierre-Yves Manguin, chercheur de l'EFEO*.

Depuis vingt ans, il « patauge » dans les mangroves de l'Asie du Sud-Est. Du côté de Sumatra, il a même découvert, il y a quelques années, au sud de Palambang, les vestiges d'une ancienne cité mentionnée dans les Mille et Une Nuits. Mais dans le contexte si particulier, si poignant du Viêt Nam, cette nouvelle aventure est particulière. « Imaginez, cela faisait un demi-siècle que nous n'étions pas revenus travailler ici, confie-t-il avec émotion à la lueur d'une lampe-tempête. Le dernier archéologue, Louis Malleret, a dû interrompre ses fouilles en mars 1945, au moment du coup de force japonais. Il pensait revenir l'année suivante, mais il n'a eu droit qu'à un rapide survol aérien. Tout a été laissé en plan, tel quel. » En 1945, Oc-èo était une large plaine dominée par un imposant massif granitique, le mont Bâ The. Mais aujourd'hui, les rizières ont envahi le delta du Mékong. Et c'est au milieu de ces grands miroirs verdoyants où piétinent les buffles que Pierre-Yves Manguin et son équipe ont rejoint leurs collègues vietnamiens du Centre d'archéologie de l'Institut des sciences sociales d'Hô Chi Minh-Ville.

« Au début des années 40, poursuit Pierre-Yves Manguin, Louis Malleret, alors conservateur au musée de Saigon, a vu arriver de plus en plus d'objets en or. Intrigué, il a voulu en trouver la provenance. Ses recherches le conduisirent en 1942 vers le village de My Lam (l'actuel Vong The). Louis-Malleret racontera ainsi sa quête : "Nous avons interrogé tous ceux qui vivent au contact de la nature. Le douanier sur la côte, le forestier aux lisières de la mangrove, le bonze rencontré au détour du sentier, le maître d'école... le paysan au coeur de la rizière..." » En fouillant la zone d'Oc-èo, l'archéologue découvre les vestiges d'une nouvelle culture, fortement « hindouisée », qu'il baptise du nom d'Oc-èo.Cette culture a prospéré dans le delta du Mékong, « la Mère des Eaux» , entre le Ier et le VIe siècle de notre ère.

Avec son vaste réseau de canaux, la plaine est à cette époque un incomparable lieu de communication. Des navires venus de la mer de Chine et du golfe du Siam peuvent remonter très loin à l'intérieur des terres. Les échanges commerciaux se multiplient avec les cités locales du delta, mais aussi avec d'autres cultures de l'Indochine, l'Inde, la Chine, l'Indonésie et même... le monde méditerranéen ! En 1944, les archéologues découvrent ainsi des monnaies d'or à l'effigie d'Antonin le Pieux (datant de 152) ou de Marc Aurèle (161-180), ainsi que des bas-reliefs représentant des rois perses !

Mais sur le royaume du Funan, les informations demeurent rares. « Trente pages d'un texte chinois du IIIe siècle parlent de ce "royaume de la Montagne", explique Pierre-Yves Manguin. La légende dit que son premier roi fondateur est un noble nommé Kaundynia, venu d'un lointain pays. Mais on ne sait pas qui sont les populations qui le peuplaient. La seule chose dont on soit sûr, c'est que ce ne sont pas des vietnamiens. Ces derniers ne sont arrivés dans le delta qu'au XVIIe siècle. Jusque-là, ils étaient cantonnés au Tonkin, au nord.» Les Khmers, premiers habitants d'Oc-èo? Alors, qui habitait la région avant eux ? Les archéologues occidentaux penchent pour un peuplement proto-khmer. La toponymie de la région, au début du siècle, était en effet totalement khmère. Et, après le VIe siècle, les céramiques et les briques découvertes sur le site sont elles aussi khmères. « Regardez où nous sommes ! », conclut Pierre-Yves Manguin, en indiquant la direction de la frontière cambodgienne, située à moins de 100 kilomètres.

L'énigme est d'autant plus difficile à résoudre qu'elle est politiquement sensible. Au Viêt Nam, on dit « post-Oc-èo », pour ne pas dire « khmer ». Pour Pierre-Yves Manguin, en tout cas, il est fondamental de reprendre les fouilles interrompues de Louis Malleret. Il faut retrouver les différents niveaux d'occupation, remettre de l'ordre dans les objets collectés un peu partout dans le delta. Bien des choses ont changé depuis cinquante ans. Un passé colonial et une guerre fratricide ont transformé les hommes. L'environnement géographique n'est plus le même. Les cartes ne sont plus valables. En outre, depuis Malleret, de nouvelles découvertes réalisées au Viêt Nam et ailleurs montreraient qu'Oc-èo ne serait pas la capitale du Funan comme il le pensait, mais plutôt une importante ville portuaire avec un accès à la mer ­ haute mer que l'on pouvait atteindre via les canaux il y a encore vingt ans.

Quelques éléments indiqueraient même un abandon, une destruction des lieux, et certaines briques semblent vitrifiées par endroits. Y a-t-il eu un vaste incendie ? Une guerre ? Un violent bouleversement climatique? Quoi qu'il en soit, Oc-èo et ses trésors en statuaire, poteries et monnaies d'or confirment bien l'existence du royaume du Funan. Et attise chez les archéologues le désir de trouver enfin la fameuse capitale. Des regards se tourneraient bien juste de l'autre côté de la frontière, pas très loin. Mais là, attention, c'est une tout autre histoire !

* Mission archéologique du delta du Mékong, EFEO. Sous-direction de l'archéologie, ministère des Affaires étrangères.

Par Bernadette Arnaud - Science & Avenir - Novembre 1999.


La culture cham, de l'hindhouisme à l'islam

De l'ancien royaume du Champa subsiste de nos jours une petite communauté qui vit au sud, dans les régions de Phan Tiet et Phan Rang. Cent mille personnes environ, qui aujourd'hui encore se sentent plus Chams que vietnamiens. L'origine des Chams, qui appartiennent au groupe austroasiatique et possèdent une langue dérivant du malayo-polynésien, est toujours sujette à d'âpres discussions. Pour certains, ils seraient venus d'archipels du Sud-Est asiatique. Pour d'autres, d'îles du sud de la Chine.

De récentes études penchent pour une origine autochtone, la culture Sa Huynh, dont l'apogée se situerait aux alentours du premier millénaire av. J.-C. La civilisation du Champa se serait donc élaborée à partir d'une culture locale mâtinée d'influences indiennes, et cela, dès le début de l'ère chrétienne. En effet, à partir des premiers siècles de notre ère, la civilisation indienne pénètre dans les plaines littorales du centre par l'intermédiaire de missionnaires et de marchands brahmanes.

Des inscriptions en sanskrit, langue sacrée des Brahmanes, nous instruisent sur l'énorme influence exercée par cette civilisation. Après avoir embrassé l'hindouisme, le Champa reçoit le bouddhisme mahayana ­ celui du Grand Véhicule ­ au VIIIe siècle. Ces deux religions joueront un rôle essentiel dans la société et la vie spirituelle des Chams. S'y ajoutera plus tard l'Islam. Dès le milieu du Xe siècle en effet, comme le montrent deux inscriptions coufiques découvertes dans le sud, des comptoirs musulmans se sont établis dans la région.

Le terme de Champa apparaît pour la première fois, dans des textes chinois, au IVe siècle. Il désigne divers groupes malayo-polynésiens du centre du Viêt Nam qui luttent contre l'hégémonie de l'empire du Milieu. En 400 de notre ère, ces groupes s'unissent sous l'égide du roi Badravarman Ier. Au VIIe siècle, les deux mandalas nord et sud se rejoignent et forment le royaume du Champa. Face aux attaques d'un autre puissant voisin, le royaume d'Angkor, le Champa résistera plusieurs siècles. Son âge d'or se situe autour du XIe siècle. Marco Polo y abordera en 1285. D'autres voyageurs célèbres y consacrent plusieurs lignes dans leurs récits : Odoric de Pordenone en 1321 et Ibn Battuta en 1345. Le Champa est détruit et annexé en 1470, sous les assauts conjugués des Dai Co Viêt, habitants du pays viêt, et des Khmers.

Par Bernadette Arnaud - Science & Avenir - Novembre 1999.