~ Le Viêt Nam, aujourd'hui. ~
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Robert McNamara face à lui-même

Eroll Morris est l'un des plus grands réalisateurs américains de documentaires. Il est en particulier le spécialiste toutes catégories de l'interview en profondeur. Il a même constitué un dispositif spécial, une sorte de cockpit de pilote de chasse depuis lequel il adresse ses questions à son interlocuteur, qui en ressort comme confronté à lui-même sans vis-à-vis et contraint de pousser toujours plus loin, comme chez le psychanalyste, l'interrogation sur soi-même. Il s'agit autrement dit de l'opposé même de la confrontation pugilistique à laquelle se livrent encore trop d'intervieweurs narcissiques qui se prennent un peu facilement pour des justiciers.

Le résultat de cette méthode, s'agissant de Robert McNamara, est tout simplement bouleversant. Un homme qui exerça pendant plus de six ans les responsabilités les plus écrasantes de la planète, secrétaire à la Défense des États-Unis, tout à la fois pendant la crise de missiles à Cuba et les débuts de la guerre du Vietnam, nous livre sa vérité profonde, accompagnée d'images qui souvent parlent aussi éloquemment que les mots du mémorialiste.

Robert McNamara est le parfait premier de la classe d'une Amérique en pleine démocratisation. Irlandais catholique, petit-fils d'immigrants pauvres, élevé dans une Californie des années 20 un peu coupée des choses de l'esprit, le jeune homme paraît exceptionnellement doué, sort à la veille de la guerre de l'université de Stanford avec un excellent diplôme d'ingénieur et, comme toute sa génération, trouve sa voie par et dans la guerre. Analyste des cibles de bombardements en Allemagne, il devient lieutenant-colonel à la fin de la guerre et conservera pour son malheur une confiance illimitée dans les vertus de l'arme aérienne.

Ce technocrate de l'armée de l'air rénovera par la suite toute l'industrie automobile américaine avec ses camarades démobilisés que l'on surnomme déjà les «whizz kids» (les petits génies). A la fin des années 50, cet homme de gauche convaincu de l'héroïsme de l'aventure industrielle a réussi à diriger toute la société Ford avec le descendant légitime du fondateur, Henry Ford II. Pour Kennedy, McNamara est l'âme sœur: tous deux sont parvenus au faîte de leurs ambitions respectives malgré des origines irlandaises qui, à l'époque encore, sont considérées par l'establishment comme un peu pénalisantes.

Kennedy veut que McNamara soit son ministre à tout prix, et peu lui importe le portefeuille – Agriculture, Finances ou Défense. Pour le malheur de McNamara et pour notre édification, ce sera la Défense. Humaniste passionné et bourreau de travail, McNamara nous confie la mutation qui s'impose en lui après le conflit cubain de 1962 qu'il aura vécu dans le stress de déclencher un véritable holocauste nucléaire. Au Vietnam, au contraire, il croit tenir la bonne solution avec une escalade progressive des bombardements aériens qui était censée paralyser la capacité de nuisance des communistes vietnamiens au Sud.

Rien de tel, on le sait, n'aura lieu, et c'est au contraire l'armée de conscription issue de la Seconde Guerre mondiale qui s'effondre moralement et physiquement dans la boue des rizières entre 1965 et 1968. A ce moment-là, McNamara aura déjà été démissionné par Lyndon Johnson, davantage parce qu'il était parvenu aux limites de ses forces que pour des divergences stratégiques encore à peine formulées.

Néanmoins, le film qui s'arrête à cette démission nous permet de comprendre la trajectoire ultérieure presque expiatoire de Robert McNamara à la Banque mondiale des années 70 et 80, où il se fait l'avocat inlassable du tiers-monde. Aux antipodes du manichéisme, mais sans non plus la moindre complaisance, Morris explore pour nous la fin de l'optimisme américain de l'après-guerre et les racines de la tragédie vietnamienne. Ce film courageux et hostile à toutes les formes de propagande tombe particulièrement à propos en une période où les États-Unis à nouveau s'interrogent passionnément sur leurs racines spirituelles.

Par Alexandre Adler - Le Figaro - 14 Janvier 2004