Vietnam, le retour controversé des « boat people »
En 2000, 360.000 anciens réfugiés sont passés par un des trois
aéroports internationaux du Vietnam. A la tête de nombreuses
PME familiales, ces « Viet Kieu » ont un poids essentiel dans
l'économie vietnamienne. Mais le retour ne se fait pas sans
difficultés, qu'elles soient administratives ou culturelles.
En passant la grille d'entrée en fer forgé et en entrant dans le
jardin avec piscine, le visiteur ne peut pas rester indifférent
devant la splendeur de la maison blanche aux escaliers
extérieurs. Les serveuses, portant des colliers de fleurs autour
de la tête, s'agitent pour rendre cet anniversaire inoubliable.
Champagne à flots, cigares à volonté et repas français sont là
pour divertir les quelque 70 invités.
Bienvenue dans l'antre de « l'Empereur », comme le
surnomment les mauvaises langues. Bui Van Tuyên célèbre ce
soir-là son 81e anniversaire, ainsi que ceux de son fils et de son
petit-fils. Toute sa famille, vivant en France et aux Etats-Unis,
s'est envolée les jours précédents pour se retrouver dans la villa
cossue de la banlieue chic de Hô Chi Minh-Ville, l'ancienne
Saigon.
Bui Van Tuyên dirige la nébuleuse BVT : un millier d'employés,
trois usines de textile, une usine de transformation de produits
de la mer, de la céramique, une ferme de reproduction de
canards de Barbarie, une d'orchidées, un laboratoire de
semences... Le tout pour quatre millions de dollars (près de 30
millions de francs) d'investissement. Mais ce qui fait la
particularité de ce patriarche, c'est son parcours. C'est un « Viet
Kieu ». Ce terme désigne les Vietnamiens qui sont partis à
l'étranger, la plupart en 1975 pour fuir le régime communiste, et
qui reviennent au pays depuis l'ouverture, il y a une dizaine
d'années.
Bui Van Tuyên a été parmi les premiers à rentrer. Issu d'une
riche famille bourgeoise, il a su garder des appuis suffisamment
haut placés pour bénéficier d'une « invitation » en 1989,
seulement trois ans après le « doi moi », ce changement de cap
de la politique vietnamienne qui a ouvert le pays. « J'ai été
agréablement surpris », rappelle l'homme qui a perdu toutes
ses possessions au Vietnam quand il est parti en France en
mars 1975. Aussi décide-t-il de s'installer dès 1990 à Hô Chi
Minh-Ville. « J'ai le devoir et l'obligation de contribuer au
rapprochement de mes deux patries », estime-t-il.
Trois millions de Vietnamiens vivent à l'étranger
Comme lui, ils sont des milliers à avoir tenté leur chance.
Combien sont revenus ? Faute de statistiques englobant toutes
les données, il faut se contenter d'indices : en 2000, 360.000
Viet Kieu sont passés par un des trois aéroports internationaux
du Vietnam, dont 150.000 au moment du Nouvel An
vietnamien. 390 projets pour 27 millions de dollars (près de 200
millions de francs) ont officiellement été enregistrés par des Viet
Kieu depuis la loi sur les investissements de 1996. 115 millions
de dollars ont également été investis par des Viet Kieu via des
entreprises étrangères présentes au Vietnam. Enfin, un millier
de personnes sont titulaires de la carte officielle d'« overseas
vietnamese businessman », mais celle-ci n'existe que depuis
deux ans et sa possession est compliquée.
Ces chiffres ne représentent que la partie émergée de l'iceberg.
A tous les niveaux de l'économie, les Viet Kieu sont présents.
Une chaîne de restauration rapide de phô, la fameuse soupe de
nouilles nationale, a récemment ouvert : l'idée vient d'un
Vietnamien de l'étranger. Bill Clinton y a même mangé pendant
sa visite historique à l'automne dernier. Les principaux bars à la
mode sont tenus par des Viet Kieu. Cora vient d'ouvrir un nouvel
hypermarché : les emplacements de la galerie commerciale ont
principalement été réservés par ceux, qui comprennent mieux le
potentiel futur de ce genre d'endroit. La firme d'investissement
Prudential s'est installée il y a plusieurs années au Vietnam, via
un Viet Kieu. Désormais, ils ont même leur chambre de
commerce, créée il y a deux ans. Enfin, il faut rajouter
l'importance de quelque trois millions de Vietnamiens qui vivent
à l'étranger, et envoient deux milliards de dollars par an à leur
famille. Une partie de cet argent sert à démarrer un petit
commerce ou une entreprise.
« On n'a pas les mêmes coutumes »
Pourtant, le retour au pays ne se fait pas sans mal. Longtemps,
les autorités ont traîné les pieds. Les visas étaient compliqués à
obtenir, les trop grandes réussites mal vues. Les Viet Kieu se
sentent souvent victimes de discrimination : systématiquement
arrêtés à la douane, payant le prix fort pour les billets d'avion
(Vietnam Airlines pratique une double tarification, préférentielle
pour les Vietnamiens locaux), ils payent leurs loyers en dollars
et pas en dongs, la monnaie locale. Depuis peu, ils ont le droit
d'être propriétaires fonciers, mais seulement sur des terrains
ayant reçu l'approbation gouvernementale, autant dire des
endroits peu favorables.
Mais les problèmes ne sont pas qu'administratifs. Un fossé
culturel sépare les Vietnamiens de l'étranger et leurs
compatriotes locaux. Emile Ho Bao Loc n'avait que trois ans
quand il a quitté le Vietnam. « J'avais promis à mon grand-père
resté au Vietnam de revenir un jour. Alors, en 1998, je suis
venu pour trois mois en vacances. C'était dans une petite ville,
au bord de la mer. Tout était fermé à 18 heures, il n'y avait rien
la nuit, j'ai immédiatement voulu rentrer. » Trois ans plus tard, il
est toujours présent, à la tête de l'Underground, l'un des bars
branchés de Saigon, avec 40 salariés. Entre-temps, il a
découvert la capitale économique du pays, appris à aimer le
pays. « Mais je ne vois presque jamais ma famille locale,
précise-t-il. On n'a pas les mêmes coutumes. »
« S'il porte une montre en or, ce n'est pas un local »
Les Vietnamiens ne reçoivent pas forcément à bras ouverts ces
cousins éloignés, qui font parfois démonstration d'arrogance. «
On est les traîtres, ceux qui ont fui », quand les communistes
sont rentrés dans Saigon le 30 avril 1975, rappelle Emile. Dans
toutes les bouches, un cliché revient systématiquement : le
Vietnamien de Californie, qui gagne peu d'argent aux
Etats-Unis, et vient flamber ses maigres économies pendant le
Têt, le Nouvel An vietnamien. « On reconnaît un Viet Kieu à ses
mains, s'amuse un cadre dirigeant occidental. S'il porte des
bagues, des bracelets, des montres en or, ce n'est pas un local.
»
Souvent, le seul lien qui demeure est celui de la famille restée
sur place. « Sans elle, je ne serais venu que pour voir le pays en
vacances, estime Jean, le frère d'Emile, qui est parti en France à
l'âge de cinq ans. Et puis, mon oncle me relançait tout le temps
pour que je vienne travailler avec lui. » Venu il y a six mois, il
est finalement resté pour l'aider à diriger trois restaurants de
fruits de mer. Les affaires allant bien, le cousin d'Amérique a
également rejoint Saigon pour continuer l'expansion.
Dans l'ensemble, ce sont donc des opportunités financières liées
à la famille qui incitent les Viet Kieu à s'installer. Pourtant,
quelques personnalités ont au contraire une démarche de «
retour aux sources » plus profonde. « En Europe, la vie est
fictive, estime ainsi Le Long Duc, un architecte arrivé en France à
l'âge de dix ans. Et puis, un Vietnamien se sent toujours
vietnamien. » Rentré à Saigon au début des années 1990, il n'a
jamais regretté son choix. « Ici, c'est très difficile de faire du
business. Mais c'est très enrichissant. Et pour ceux qui
réussissent, ça leur permet de vivre quelque chose de réel. »
Il faut faire une différence entre les différentes vagues
d'immigration, rajoute-t-il. « Ceux qui sont partis quand ils
avaient plus de vingt ans ont plus peur de revenir. » Partis dans
la détresse, ils ont tout quitté pour reconstruire leur vie ailleurs
une première fois. Il leur est donc plus difficile de casser une
deuxième fois leurs repères. D'autant que l'installation à
l'étranger a souvent été difficile : « j'admire beaucoup mes
parents, raconte Emile. Ils ont travaillé très dur. Ma mère faisait
des coutures en plus de son travail pour qu'on sorte des HLM.
On a acheté un duplex et mis vingt ans à le payer. »
L'attitude du gouvernement est en train de changer
Alors, ce sont souvent les enfants qui reviennent, ceux qui n'ont
pas de souvenirs trop forts d'avant l'exil. Quan Tran avait sept
ans quand il a émigré aux Etats-Unis, son père vietnamien étant
pilote dans l'armée américaine. « En 1997, je suis revenu pour
revoir mon pays maternel. J'ai découvert un lieu plus pauvre que
ce que je m'attendais à voir. Alors, j'ai voulu voir de quelle
manière je pouvais aider. » Rapidement, se rendant compte
qu'il est difficile de trouver une ONG au Vietnam, Quan se fait
embaucher dans une start-up singapourienne, pour faire du
développement de logiciels à Saigon. Crise de la nouvelle
économie oblige, huit partenaires étrangers, dont Quan,
viennent de racheter la branche vietnamienne de cette société.
Située dans l'une des plus belles tours de Saigon, avec une vue
impressionnante sur la ville, l'entreprise rebaptisée Sutrix
emploie pour l'instant 55 personnes, et espère en avoir 200 à
terme. « Un logiciel coûte moitié moins cher à réaliser ici qu'en
Inde », défend Quan, qui croit dur comme fer à son projet qui «
devrait être rentable d'ici un an et demi à deux ans ».
Face à cette avalanche de projets, à cette somme de bonnes
volontés, l'attitude du gouvernement et des Vietnamiens est
désormais en train de changer. « Notre politique est
d'encourager la venue de Viet Kieu », affirme solennellement
Nguyen Viet Thuan, vice-président du Comité des Vietnamiens
de l'étranger de Hô Chi Minh-Ville, un organisme
gouvernemental. Et désormais, à l'instar du patriarche Bui Van
Tuyên, quelques réussites éclatantes s'affichent sur la place
publique.
La plus connue est peut-être celle d'Anoa Dussol Perran. La «
Femme volante », comme la surnomment les médias
vietnamiens, est arrivée de France... en hélicoptère en 1993,
après un périple de près de deux mois. A trente-cinq ans, elle
découvrait alors le Vietnam, ses parents ayant émigré avec le
départ des Français au début des années 1960. Elle arrive avec
l'idée folle de mettre en place une société de transport civil en
hélicoptère. « Les routes étaient très mauvaises et on mettait à
l'époque douze heures pour relier Hanoi à la baie d'Along. »
Après trois ans de forte méfiance des autorités, et notamment
du ministère de la Défense, un accident pour cause de mauvais
temps provoquera la mort de deux passagers à Diên Biên Phu
et enterra définitivement le projet. Ayant perdu deux millions de
dollars, Anoa, qui a fait fortune en France dans l'immobilier, ne
se décourage pas, et se lance dans le tourisme de luxe, avec
l'aide de son mari travaillant chez Accor.
Investissant 2,5 millions de dollars, elle construit au sud de
Saigon un resort de luxe : 29 bungalows répartis sur 13
hectares, pour une clientèle d'expatriés et de riches dignitaires
du régime. Un an et demi après l'ouverture, elle atteint déjà son
point d'équilibre. Et ressort de son expérience une recette pour
la réussite au Vietnam, les 6 « P » : être présent, persévérant et
patient, trouver le bon partenaire, avoir un porte-monnaie épais
et se montrer patriotique.
Par Eric Albert - La Tribune, le 12 Juillet 2001.
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