"Requiem", la paix armée d'Ea Sola avec son Vietnam natal
REQUIEM, d'Ea Sola (musique, son, scénographie et costumes), assistée de Nguyen Xuân Son et de Carlos Perez pour les lumières. Avec trente musiciens et chanteurs. THÉÂTRE DE LA VILLE, le 9 mai 2001, à 20 h 30. Le 18, Voilà, voilà et Requiem, Espace Olivier-Carol, 20, avenue du Général-de-Gaulle, Foix (Ariège). 20 h 45 et 22 h 15. Tél. : 05-61-05-05-55. 140 F. Les 13, 14 et 15 juin 2001, Festival des continents, Schaubühne, Berlin.
Envoyée en France malgré elle par un père chef vietcong soucieux de l'avenir, Ea
Sola n'a eu de cesse d'exorciser son "mal du Vietnam", depuis son fameux
Sécheresse et Pluie, qu'on découvrait avec stupeur en 1995.
Pièce après pièce, la jeune femme pacifie sa douleur, que ce soit dans Il a été
une fois, ou dans Voilà, Voilà. Continuant de faire ressurgir au grand jour des
traditions artistiques interdites par le régime communiste, elle s'associe, une
fois encore, à des danseurs, des chanteurs et des musiciens de tous âges.
Assez vite, on comprend à la vue de ce Requiem qu'Ea Sola vient pourtant de
signer une paix armée avec ses démons.
Cette œuvre, qui parle de la liberté intérieure retrouvée, a décidé cette artiste
surdouée à assumer tous les aspects de la création - la musique, les costumes
et les lumières. Tout en respectant le savoir ancestral des artistes vietnamiens
qui l'accompagnent. Cette nouvelle incantation vibre de vie, est nourrie par le
souvenir des disparus, mais aussi par le temps écoulé qui permet une mise à
distance apaisée. Et si le spectacle commence par la longue file silencieuse
des musiciens et des danseurs, il s'agit surtout d'un voyage sonore étourdissant
- percussions, violons, frottements des archets, instruments à vent au son
nasillard, chants, éclats de voix... Autant de bruits qui caractérisent le souffle des
grandes villes vietnamiennes.
Laissant processions et transes, Ea Sola ose enfin la danse dans Requiem.
Beauté méditative des musiciens qui viennent exécuter quelques pas. Danseurs
qui chantent les rites funéraires, mais aussi qui crient, soliloquent. Chanté en
français et vietnamien entremêlés, ce refrain de A la claire fontaineprend un
sens très neuf : "Il y a longtemps que je t'aime/ Jamais je ne t'oublierai !"L'art
d'Ea Sola est de transformer en émotion une simple phrase, une lumière rouge
mat, un vieil homme portant chapeau, assis dos au public, deux chanteuses en
costume traditionnel, la ligne claire des pieds nus. La chorégraphe possède
instinctivement le sens du plateau ; elle connaît à la perfection comment réduire
par magie le chaos au silence, mettant au service de la scène sa propre
expérience : comment elle a appris à faire taire sa folle panique pour renouer le
fil de ses identités exilées.
Une scène parmi tant d'autres : les hommes et les femmes, face à face, deux à
deux se tiennent, les mains passées à travers des trous ménagés dans une
planche qui les maintient séparés. A travers cette image de réconciliation, Ea
Sola revendique l'autonomie. Ensemble, oui mais dans l'individualité respectée.
Parvenue non sans difficulté à la fin d'un cycle (travailler au Vietnam, s'exposer à
la censure, aux dédales administratifs), dont le but visait à sauver de l'oubli les
fondements d'une culture, tout en racontant la destruction, Ea Sola a écrit l'acte
de naissance du spectacle vivant contemporain au Vietnam. Si l'on en croit le
journal Thanh Niên ("La Jeunesse"), de jeunes artistes mêlent théâtre, musique,
mouvement et arts visuels, éclairés par le talent de leur aînée. Déchargée de la
"culpabilité" d'être partie, Ea Sola a payé sa dette.
Par Dominique Frétard - Le Monde, le 19 Mai 2001.
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