"Apocalypse Now Redux" : 22 ans après, Francis Coppola gagne le cœur des ténèbres
Vainqueur de la Palme d'or en 1979 avec cette transposition
pendant la guerre du Vietnam du roman de Joseph Conrad, le
cinéaste américain en présente une nouvelle version remontée et
augmentée de 53 minutes, qui renforce l'ancrage historique et
mythique du film.
Lorsque Francis Coppola avait présenté au Festival de Cannes, en
1979, une copie de travail
d'Apocalypse Now, il tentait de faire
taire les rumeurs de la presse
américaine, dans laquelle son film
occupait surtout les pages faits
divers. Après plus d'un an de
tournage catastrophique aux Philippines et deux années passées dans la salle de
montage – où, selon Peter Biskind dans son livre Easy Riders, Raging Bulls (dont
la publication en France est prévue en septembre au Cherche-Midi éditeur),
Coppola "se contentait de s'asseoir dans la salle de projection la nuit, de
regarder des coupes du film, de se défoncer et de se dandiner en écoutant de
la musique" –, Apocalypse Now s'était transformé en Apocalypse When ?
("Apocalypse quand ?"). Cette année-là, le film allait obtenir la Palme d'or.
La ressortie du film de Coppola, dans une nouvelle version rebaptisée Apocalypse
Now Redux, remixée et augmentée de 53 minutes sous la supervision du
réalisateur et de son monteur, Walter Murch, sa présentation à Cannes, permettent
de découvrir un film plus riche, plus romantique, dense, précis et contemplatif. Un
film que son auteur aura mis vingt-deux ans à dompter pour en trouver la forme
finale. "Apocalypse quand ?" Aujourd'hui, enfin.
Les 53 minutes rajoutées par Francis Coppola donnent un ancrage à la fois
historique et mythique à son film. A l'inverse d'un nouveau montage opportuniste
motivé par une future édition en DVD, Coppola n'a de cesse de complexifier son
film. La personnalité démente du colonel Kilgore (Robert Duvall), le militaire fou
qui adore l'odeur du napalm le matin, est explorée avec plus d'acuité. On voit le
capitaine Willard (Martin Sheen) s'emparer de la planche de surf du colonel
pendant que ce dernier, à l'aide d'un haut-parleur, lui demande de la restituer. Le
soldat Clean (Larry Fishburne) – l'un des hommes accompagnant le capitaine
Willard du Vietnam vers le Cambodge, à la recherche du colonel Kurtz (Marlon
Brando) – raconte comment un sergent américain tue, dans un accès de colère, un
lieutenant de l'armée sud-vietnamienne qui s'était moqué des photos de femmes
déshabillées dans Playboy. Un incident qui met l'accent sur les difficiles relations
des forces américaines avec l'armée du Sud-Vietnam. A la célèbre séquence du
spectacle des mannequins de Playboy qui débarquent devant une arène de soldats
américains hystériques s'ajoute une rencontre inopinée entre l'équipage du bateau
et les playmates après que leur hélicoptère est tombé en panne d'essence.
Deux autres scènes capitales viennent compléter l'ensemble. Une séquence de
vingt-cinq minutes, dans une plantation, montre une
vieille famille française, les De Marais, refusant de
quitter son domaine.
Cette dernière étape du
capitaine Willard avant son incursion dans l'antre du
colonel Kurtz permet d'offrir une vision plus distanciée de l'engagement américain
au Vietnam, perçu comme une répétition des erreurs françaises en Indochine.
Cette séquence rétablit aussi, de manière plus nette, le lien entre le capitaine
Willard et le colonel Kurtz, par un thème emblématique du cinéma de Coppola : la
famille. Willard est un homme qui a lâché sa famille pour se perdre au Vietnam.
Kurtz a abandonné la sienne pour régner en tyran dans son repaire. Il demande à
Willard – dans un moment fidèle au récit de Joseph Conrad,Cœur des ténèbres,
dont Apocalypse Now reprend la trame – de raconter à sa femme, une fois revenu
aux Etats-Unis, comment son mari s'est transformé en monstre.
De Marais (Christian Marquand) justifie la présence de son pays au Vietnam par
l'argument de la famille : "Pourquoi restons-nous ici ? Notre famille reste unie,
nous nous battons pour ça." Cette scène, la seule du film qui pose ouvertement la
question du colonialisme et d'une occupation étrangère dans le Sud-Est asiatique,
illustre également le dilemme récurrent des personnages de Coppola, Al Pacino
dans Le Parrain en tête : comment garder une famille unie dans un univers
corrompu ?
Enfin, le seul ajout significatif dans les passages avec Marlon Brando se trouve
dans une scène où Willard, prisonnier, est accueilli par le colonel Kurtz, entouré
d'enfants. Celui-ci s'assoit, et lui lit calmement des extraits d'un article de Time daté
du 12 décembre 1969, sur l'intervention américaine au Vietnam. Kurtz y voit – sa
démonstration est brillante – l'un des nombreux exemples de la propagande
américaine et de sa manipulation des médias. Au début du tournage d'Apocalypse
Now, Francis Coppola affirmait que l'action de son film se plaçait en 1968. La
première version d'Apocalypse Nowéliminait finalement toute référence au temps,
ce qui fit écrire que Coppola utilisait le Vietnam comme une métaphore et décrivait
une guerre abstraite, dans la lignée de Cote 465 (Men in War) d'Anthony Mann,
et anticipait Full Metal Jacket, de Stanley Kubrick (1987).
Le rétablissement d'un espace-temps dans Apocalypse Now Redux est capital.
On a souvent assimilé, avec raison, la vision du Vietnam de Francis Coppola à un
gigantesque spectacle dont les différents épisodes composaient un vaste opéra : les
surfers qui accomplissent leur rouleau sous le regard de Kilgore alors que résonne
le bruit des bombes ; le spectacle des "bunnies" de Playboy ; la vision par Willard
du pont de Do Lung semblable à un magnifique et invraisemblable feu d'artifice ; le
repaire de Kurtz, un croisement du temple d'Angkor – Brando avec ses rondeurs
et son crâne rasé prend opportunément l'apparence d'un bouddha – et du jardin
des supplices.
Cette vision fantasmatique du Vietnam se révèle l'une des plus justes jamais vues
au cinéma. Le Vietnam de Coppola anticipe admirablement la guerre du Golfe, une
autre guerre mise en scène, au sens propre du terme, où la grandeur de
l'engagement américain, orchestré comme un spectacle, masquait les enjeux
véritables du conflit. Lorsque le capitaine Willard arrive dans la zone du colonel
Kilgore, un cameraman, interprété par Francis Coppola, lui demande d'avancer et
de faire comme s'il n'avait pas vu la caméra. L'historien américain Loren Baritz
faisait remarquer que "les gamins de dix-neuf ans qui débarquaient au Vietnam
avaient comme seule référence les films de guerre hollywoodiens et les
westerns. Confrontés à un ennemi invisible, ils finissaient par se croire dans
un film". Sur son bateau, Sam Bottoms, l'un des soldats qui entourent Willard, se
dit que, décidément, cette jungle ressemble à Disneyland.
Cette précision historique et la réintégration des séquences coupées rendent à
Apocalypse Now sa dimension mythique. La remontée du fleuve par le capitaine
Willard est aussi une remontée dans le temps. Apocalypse Now commence dans
les années 1960 avec les surfers du colonel Kilgore, revient sur les années 1950
avec la plantation française, et se termine à l'aube des temps, dans le sanctuaire de
Kurtz, où des guerriers bariolés se battent avec des flèches et des lances. C'est ce
que Coppola entendait par "Cœur des ténèbres": un Vietnam qui remonterait à la
préhistoire. Il est enfin possible de le contempler aujourd'hui.
Par Samuel Blumenfeld - Le Monde, le 11 Mai 2001.
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