~ Le Viêt Nam, aujourd'hui. ~
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La Chine rafle tout

Les investisseurs se détournent du Vietnam et de la Thaïlande au profit de leur puissant voisin, toujours plus compétitif. C'est tout un modèle de développement qui vacille.

A la tranquillité de Hanoi, rythmée par les pédaliers de centaines de milliers de vélos et de cyclopousses, a succédé une ville pétaradante. C'est ce bruit qui, mieux que toutes les analyses, symbolise la croissance du Vietnam (+ 7% cette année) et signe l'émergence en trois ans d'une classe moyenne. De la motorisation des deux-roues, comme indicateur de progrès... Et de la capacité à les fabriquer comme signe de puissance? Là, rien ne va plus. Car les motos venues de la grande Chine voisine cassent les prix et le coût d'un vélo électrique chinois est bien inférieur à celui des produits vietnamiens. Et que dire des camions de téléviseurs et de DVD qui arrivent de Lang Son, ville frontière, que la nouvelle route met désormais à quatre-vingt-dix minutes de Hanoi? «De quoi tuer une industrie naissante», s'angoisse un industriel local. Pauvre Vietnam si loin de Dieu et si près de la Chine... Cet «aspirateur», qui détourne l'attention des investisseurs vers Pékin devenu leur unique point de mire, inquiète aujourd'hui Hanoi et Bangkok, deux villes qui se sentent boudées au profit de leur puissant voisin. Des Taïwanais ont ainsi annoncé leur intention de fermer leurs usines de chaussures vietnamiennes pour les déplacer en Chine, à cause de ses coûts de revient moins élevés: de 2 à 3 dollars par paire en Chine, pour 5 à 6 dollars au Vietnam, pays où la main-d'œuvre n'est pas plus chère mais où, faute de filières organisées, la matière première, en l'occurrence le cuir, n'est pas disponible sur place.

Pour ne pas être laissés pour compte, les Vietnamiens vont devoir évoluer

Ainsi Pierre Desouche, qui, dans les faubourgs d'Hô Chi Minh-Ville (anciennement Saigon) fabrique des sacs à dos pour Millet, Lafuma, Rossignol ou Dynastar, n'attaque que le créneau le plus sophistiqué, celui qui demande beaucoup de main-d'œuvre et de petites séries: le tout-venant, les chaînes qui crachent des sacs Eastpak ou des sacs de foot Adidas par centaines de milliers, se fabrique, lui, en Chine. Comme il doit importer 60% de ses matières premières, la plupart de Corée, les coûts de Pierre Desouche sont plus élevés, délais d'acheminement obligent (deux semaines au minimum). D'autant que, dit-il, la compétition ne se fait pas toujours à la loyale; et de dénoncer la multiplication en Chine des aides déguisées, comme le paiement par les comités populaires d'une partie des salaires ou des factures d'électricité.

L'accession de la Chine à l'OMC n'a pas arrangé les choses: d'ici à 2005, les exportations chinoises ne seront plus encadrées par des quotas. «Avec son coût du travail, sa stabilité politique et ses excellentes infrastructures de transport, la Chine sera un rouleau compresseur pour les industries textiles de la région», s'inquiète le dirigeant d'une fédération professionnelle, qui évoque le piteux état des ports vietnamiens face aux porte-conteneurs flambant neufs des ports chinois. De même imagine-t-on la catastrophe que cette «libération» chinoise peut représenter pour le Bangladesh, dont le quasi unique avantage comparatif était son quota d'exportation? Comment pourrait-il rivaliser avec les chaînes ultramodernes chinoises? Ce n'est donc pas un hasard si c'est en 2000 que Hanoi a relancé son processus d'accession à l'OMC, année où il fut clair que la Chine y entrerait: «S'ils ne veulent pas être laissés pour compte, les Vietnamiens vont être obligés d'évoluer», estime un diplomate français.

Car les entreprises qui, dans les années 1993, ont cru se précipiter vers un nouvel eldorado ont été échaudées. De 9 milliards de dollars, en 1996, les investissements étrangers ont chuté à 2 milliards. Le régime communiste de Hanoi a déjà mis beaucoup d'eau dans son vin, mais tous les investisseurs étrangers - une délégation française conduite par François Loos, ministre délégué au Commerce extérieur, l'a également martelé - insistent sur l'urgence d'une réforme du système bancaire. «Actuellement, les groupes français ne peuvent pas fonctionner avec de l'argent local. Les Vietnamiens sont-ils prêts à importer les activités d'assurance et bancaires qu'ils n'ont pas?» interroge François Loos. Déjà, il est beaucoup plus simple d'obtenir une licence d'implantation: «Depuis 2000, les choses sont beaucoup plus faciles», témoigne Jacques Rostaing, qui fabrique sur place des gants de protection et de jardinage pour Nature et Découvertes ou Truffaut. Rostaing, qui, avec 160 000 dollars investis en 1995, réalise aujourd'hui autour de 1 million de dollars de profit, exhorte les PME françaises à suivre son exemple et à tirer parti de l'appétit de consommation de cette classe moyenne qui fonde la deuxième croissance d'Asie derrière la Chine. A Hô Chi Minh-Ville déjà, le revenu par habitant est de 1 500 dollars contre 400 pour la moyenne des 80 millions d'habitants du pays. «En Chine, avec 1 million de dollars, vous n'êtes rien, ici vous êtes un roi», renchérit Dai Tu Doan Viet, patron d'OpenAsia, ex-filiale de la banque Lazard.

Du côté de Bangkok, on commence également à s'inquiéter de la capacité d'attraction grandissante du voisin chinois. Certes, la Thaïlande est toujours considérée, notamment par le Japon et les Etats-Unis, les deux premiers investisseurs du pays, comme une terre propice aux implantations. Ainsi la côte est thaïlandaise demeure- t-elle un important pôle d'attraction, pour l'industrie automobile: des entreprises comme Toyota ou Ford continuent à s'y développer, et de nouvelles usines, comme celle du coréen Hyundai, y voient régulièrement le jour. De même, dans des secteurs comme la mode ou la bijouterie, de nombreuses PME étrangères, et notamment françaises, telle Chantelle, se sont installées au cours des derniers mois. Reste que beaucoup aujourd'hui préfèrent la Chine. En Thaïlande, les flux d'investissements directs, qui représentaient 7,5 milliards de dollars en 1998, sont passés à 1 milliard en 2002. Dans le même temps, avec plus de 52 milliards de dollars en 2002, la Chine a aspiré 80% des investissements étrangers dans la région. La théorie des vases communicants n'explique certes pas tout, mais, petit à petit, la Thaïlande comme le Vietnam et les autres pays de la région prennent conscience que c'est tout le modèle classique de développement asiatique qui se trouve remis en question par le gargantuesque appétit de leur voisin, véritable «parrain» de la région, avec un gonflement spectaculaire des échanges interasiatiques. En attendant, en 2010, la création de la zone de libre-échange, où l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est (Anase) et la Chine réunies composeront un marché de 1,7 milliard d'hommes.

Bangkok veut miser sur la spécialisation, en se concentrant sur des industries où elle dispose déjà d'un savoir-faire reconnu, comme l'automobile, et surtout sur l'innovation, en stimulant le développement de PME dans des niches à haute valeur ajoutée. «Nous voulons désormais compter sur nos propres forces», résume Pansak Vinyaratn, inspirateur de cette nouvelle politique économique, mise en place au moment de l'arrivée au pouvoir du nouveau Premier ministre, Thaksin Shinawatra, en 2001. Malgré le Sras et la guerre en Irak, la Thaïlande devrait connaître en 2003 sa plus forte croissance depuis 1996 (plus de 6%).

Baroud d'honneur thaïlandais

La dette extérieure du pays a été réduite de deux tiers, et la Bourse a pris plus de 70%. «Thaksin a été plus malin que nombre de responsables asiatiques établis, qui rêvent toujours de partager les implantations industrielles et la prospérité économique chinoises en suivant la voie de développement est-asiatique classique», commente Daniel Lian, un consultant financier de Morgan Stanley, qui compte également parmi les plus fervents partisans des «Thaksinomics». Mais tout n'est pas rose. Dans le secteur clef de l'électronique, par exemple, les Thaïlandais ne sont pas parvenus à percer. «Dans ce domaine, on peut schématiquement diviser les pays asiatiques en deux catégories, note ainsi Isabelle Job, spécialiste de l'Asie chez BNP Paribas. Ceux qui sont spécialisés dans la production, comme par exemple le Japon, et ceux qui restent cantonnés aux activités d'assemblage, comme les Philippines ou l'Indonésie. La Thaïlande, indiscutablement, continue à appartenir à la seconde catégorie.» «Le baroud d'honneur thaïlandais est une parfaite illustration de la situation inextricable dans laquelle se trouvent les pays émergents de la région, conclut un observateur. Le potentiel économique de la Chine est tel que, à terme, et quels que soient leurs efforts, aucun d'entre eux ne pourra échapper à son emprise...»

Par Sabine Delanglade et Benjamin Masse-Stamberger - L'Express - 19 Janvier 2004.