Le risque prudent des communistes vietnamiens
La commémoration, au Vietnam, de la victoire communiste de 1975 a tenu à la fois de
la réunion d'anciens combattants et d'une fête célébrée en famille, avec les appels de
circonstance au patriotisme. En somme, rien de plus attendu et même de plus banal.
Elle a, en revanche, rouvert aux Etats-Unis le débat sur le bien-fondé d'une intervention
militaire qui s'est terminée sur une humiliation. Si les Vietnamiens ont tourné une page
d'histoire, à la fois tragique, triste et glorieuse, les Américains expriment davantage de
frustrations : les vainqueurs de 1975, à leurs yeux, ne jouent pas le jeu et, cinq ans
après leur reconnaissance officielle par Washington, la réconciliation se fait attendre.
En visite au Vietnam fin avril, le sénateur John McCain, ancien candidat à la présidence
des Etats-Unis, a enfoncé le clou en déclarant qu'en 1975, c'était le « mauvais côté »
qui l'avait emporté, en rappelant les tortures subies lorsqu'il était prisonnier à Hanoï et
en déconseillant au président Clinton de se rendre au Vietnam avant la fin de son
deuxième mandat. Auparavant, un autre ancien prisonnier de guerre américain, Pete
Peterson, actuel ambassadeur à Hanoï, avait fait valoir l'argument du gâchis
communiste vietnamien en déclarant, à la mi-avril au New York Times, qu'il « n'existe
probablement pas d'autre pays en développement où le fossé entre potentiel et
réalisation soit si grand ».
Les relations entre Washington et Hanoï sont donc au plus bas depuis 1995. A
l'automne dernier, le bureau politique du PC a refusé d'entériner un traité commercial
signé quelques semaines auparavant avec les Etats-Unis lors d'une visite au Vietnam
de la secrétaire d'Etat Madeleine Albright. Pour s'être félicité de cet accord, le ministre
vietnamien des affaires étrangères, Nguyên Manh Cam, a été limogé et il quittera
probablement le bureau politique lors du neuvième Congrès du PC, en juin 2001. Les
Américains n'ont pas compris qu'un traité qui aurait dû ajouter 10 % aux revenus à
l'exportation du Vietnam soit provisoirement rangé dans un placard. Ils n'admettent pas
davantage que le Vietnam, dont l'économie stagne depuis deux ans, ne multiplie pas
les réformes pour tenter de renouer avec une forte croissance.
Ces réactions américaines sont probablement le produit d'une faute de lecture. Un quart
de siècle après sa victoire, le PC a digéré les erreurs commises dans l'intervalle : la loi
des vainqueurs et le socialisme, imposés jusqu'en 1985 et qui ont mené le pays au
bord de l'abîme ; les réformes appliquées dans la foulée et qui ont menacé, en dépit de
leur prudence, d'ébranler son pouvoir par dilution. Depuis mai 1999 et en vue du
prochain congrès du PC, la direction communiste s'efforce d'irriguer à nouveau le parti,
en redonnant la parole à la base, en luttant contre la corruption, en recrutant davantage
sur des critères de compétence que defidélité politique, en rouvrant le dialogue avec les
intellectuels, les religions et les Vietnamiens d'outre-mer. Mais elle le fait en s'assurant
que la vieille classe suit et, surtout, avec l'objectif de renforcer son contrôle du pays.
C'est la politique du « risque prudent » - l'expression d'un communiste vietnamien -,
choisie par le bureau politique que préside le général Lê Kha Phiêu, élu secrétaire
général en 1997. La majorité des 1 300 boursiers vietnamiens aux Etats-Unis
appartiennent à des familles communistes. Si la relève n'est pas négligée, la
préparation du IXe Congrès a été confiée à Dô Muoi, quatre-vingt-trois ans et
prédécesseur de Lê Kha Phiêu. Autre exemple : l'an dernier, la secte bouddhiste
Hoa-Hao, dans le delta du Mékong, a été reconnue mais pour être placée sous la
tutelle d'un comité dominé par les communistes.
Sur le plan diplomatique, les relations avec Pékin demeurent la priorité. C'est sur les
« conseils » de Pékin que Hanoï a reporté la ratification du traité commercial avec
Washington. Dans la foulée, le premier ministre chinois, Zhu Rongji, a fait un geste en
se rendant au Vietnam fin 1999. Un accord sur la délimitation de la frontière terrestre
entre les deux pays a suivi. D'un côté, les Chinois ne font aucun cadeau aux
Vietnamiens, ainsi que le souligne leur constant grignotage en mer de Chine du Sud.
De l'autre, ils souhaitent inclure le Vietnam dans leur politique de rapprochement avec
la Russie et l'Inde : le chef de l'Etat vietnamien, Trân Duc Luong, s'est rendu récemment
à New Delhi dans le cadre de cette tentative de « régionalisation » conçue par Pékin,
selon une source vietnamienne, comme une riposte à la mondialisation. Mais cela
n'empêche pas Hanoï de chercher des appuis ailleurs, notamment auprès de l'Union
européenne, ainsi que le souligne la visite officielle, prévue du 21 au 25 mai, de Lê Kha
Phiêu en France, la première d'un secrétaire général du PC vietnamien en Occident.
La volonté de renouer avec une croissance plus forte que les 4 % ou 5 % réalisés ces
deux dernières années est toujours présente, ainsi qu'en témoigne l'aménagement
récent des conditions offertes aux investisseurs étrangers. La richesse du Vietnam se
concentre, pour le moment, surtout dans le Sud, et Hanoï a deux bonnes raisons de
favoriser une relance : assurer la paix sociale dans le Sud, que le PC contrôle toujours
de près, et canaliser vers le Centre et le Nord la redistribution des dividendes. Mais le
PC entend maintenir un équilibre entre ses propres pouvoirs et l'expansion économique.
Et il aura les moyens de le faire tant que les classes moyennes ne s'étofferont pas
davantage, ce qui sera, au mieux, l'affaire d'une génération.
Les Vietnamiens savent que, même s'ils ne procèdent qu'à petits pas, les communistes
préparent leur relève : le capitalisme rouge en est l'un des aspects. Puisqu'ils ont fait le
vide autour d'eux en 1975 comme ils l'avaient déjà fait en 1945 et en 1955 -, il n'y a
pas d'alternative. Si les communistes vietnamiens entendent, à tout prix, éviter un
Tiananmen, leurs compatriotes non communistes sont, de leur côté, hantés par un
scénario maffieux de type russo-soviétique. Beaucoup de non communistes
vietnamiens s'accommodent donc d'une cohabitation avec le PC car ils misent sur des
changements progressifs.
Dans un futur proche, la diaspora a beau transférer au Vietnam quelque 20 milliards de
francs par an, elle n'en est pas moins appelée à ne jouer - quoi qu'il advienne et
contrairement aux espoirs américains - qu'un rôle secondaire : la génération d'exilés
politiques de 1975 est en train de passer la main à une génération plus instruite, plus
riche mais qui est ancrée ailleurs.
En passe de digérer victoires ou défaites, les Vietnamiens se tournent aujourd'hui vers
l'avenir. Leur opinion publique ne manifeste aucune hostilité à l'égard des Américains et
tout ce qui provient d'Occident est généralement bien accueilli. Le divorce politique
actuel entre Washington et Hanoï n'est donc peut-être pas durable. Mais l'Histoire
s'écrit selon le possible, non le souhaitable, et rien n'indique que le PC vietnamien va
changer de cap dans un avenir prévisible.
Par Jean Claude Pomonti - Le Monde, le 8 Mai 2000.
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