~ Le Viêt Nam, aujourd'hui. ~
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Saïgon ville à prendre

Février 1971. Sous la pression de l'opinion publique, les Etats-Unis ont commencé à retirer progressivement leurs troupes du Vietnam et négocient les accords qui, en 1973, aboutiront à leur retrait total. Saïgon, capitale du Sud, sous-administrée et insalubre, explose sous la masse des réfugiés chassés des campagnes par la guerre et des déserteurs, de plus en plus nombreux, qui témoignent du désarroi et du découragement de l'armée américaine. Les trafiquants tiennent le haut du pavé. Quatre ans plus tard, Saïgon deviendra Ho Chi Minh-Ville, après la victoire des Vietcongs. Jean-Claude Pomonti a fait toute sa carrière au "Monde", notamment en Asie du Sud, où il est aujourd'hui correspondant.

Au-delà du pont Truong-Minh-Giang, dans le troisième arrondissement, en bordure d'une petite ruelle que l'on atteint seulement après un long détour, s'élève un dinh, petit temple de Confucius, de style chinois, sans prétention et un peu délabré. A l'intérieur, devant l'autel central où les offrandes s'entassent sur des plateaux placés entre les bougeoirs et divers autres ornements, une femme entre deux âges, à la parure resplendissante, est accroupie. Elle semble, par moments, en prière.

Elle boit sans arrêt de l'alcool, fume des cigarettes imbibées d'opium, tend une oreille négligente aux compliments que lui murmurent "le maître" et les dames de compagnie qui l'entourent, "ses" conseillers, "ses" serviteurs d'un jour, affecte un sourire méprisant, ordonne qu'on distribue de l'argent et des présents à l'assistance, se désole, s'emporte, verse quelques larmes pour le plaisir de se faire consoler, troque son magnifique habit pour une tunique plus belle encore, s'incline, se lève, danse, danse... A deux pas, sur une natte à même le sol, les trois musiciens aux traits d'opiomanes n'ont cessé de distiller une musique mélancolique et langoureuse.

La danseuse devient tout à coup plus violente, plus sensuelle, les accents de cette musique la soutiennent, l'enveloppent, la conduisent jusqu'à ce que, à moitié épuisée, elle retourne s'accroupir devant l'autel, avec l'aide de sa cour qui la guide, lui susurre de nouveaux compliments auxquels elle répond avec une moue dédaigneuse, l'incite à de nouvelles générosités qu'elle accepte de bien vouloir concéder, donnant à la ronde, d'un air magnanime, quelque menue monnaie et des fruits reçus par l'assistance avec mille grâces affectées.

Cette fois, la femme a incarné dans ses figures le maréchal Trân Hung Dao, héros légendaire des victoires contre les envahisseurs chinois. L'étranger de passage était sans doute l'ambassadeur d'Occident tant il fut gratifié de présents. Le visage laid s'est épanoui. La femme était presque devenue belle. Pour une fois dans sa vie, elle se sera débarrassée des contraintes sociales, elle aura oublié sa condition de femme effacée pour conquérir les honneurs et l'apparence du pouvoir, réaliser son rêve, obtenir ce qu'elle n'aura jamais eu. Quelques heures épuisantes la laisseront satisfaite.

" Len dong", disent les Vietnamiens à l'évocation du médium saisi par les esprits. Mais ici, le médium, le "maître", revêtu d'une tunique noire, est un étonnant personnage qui ménage ses effets, n'intervient qu'en dernier recours et se contente de suggérer, à la fois majestueux et insolite. C'est la femme qui entre en transe au cours de cette cérémonie qu'elle a elle-même commandée. L'ensemble ne dure que quelques heures, mais il a fallu plusieurs mois de préparation. Elle a commandé les soieries à Hongkong, fait tailler une vingtaine de tuniques et de coiffes. Elle est venue plusieurs fois de Da-Nang, où elle habite, pour régler les moindres détails avec le médium, ce qui a demandé du temps et des centaines de milliers de piastres. Dans une société contraignante, il faut bien que le seul jour d'une vie soit une réussite.

L'existence des Saïgonnais, qui n'attendent rien de personne, est également faite de ces préoccupations-là. Au comptoir de son pauvre débit de boissons, dans le bas de la rue Vo-Di-Nguy, la mère attend de pouvoir envoyer en France son fils, un petit Eurasien, qui ne parle pas un mot de français. Elle l'a eu d'un soldat du corps expéditionnaire français, dont elle n'a eu aucune nouvelle. Mais peu importe, il faut que l'enfant suive le chemin de son père, qu'il ait donc une éducation semblable, sinon les choses ne seront pas dans l'ordre. C'est devenu une obsession.

Chi Mai, à vingt ans, vient de rentrer à l'université et n'a jamais été si jolie. Pauvre, son père a travaillé dur. Il est maintenant petit employé de banque, possède une motocyclette et habite un compartiment dans une cité modeste construite l'an dernier de l'autre côté du canal de Khan-Hoi. Chi Mai a reçu une solide instruction : elle parle couramment le français, excelle dans la pâtisserie et se montre toujours discrète et respectueuse. Les seuls garçons qu'elle connaisse sont ses cousins, qui viennent assez régulièrement festoyer à l'occasion de l'anniversaire de la mort d'un ancêtre. Dans deux ou trois ans, sa mère et ses tantes songeront sérieusement à lui trouver le riche parti auquel elle peut prétendre, surtout si la paix revient. Sinon, la famille attendra peut-être davantage. Chi Mai ne conçoit pas d'autre vie que la sienne, elle n'a jamais quitté Saïgon.

En février 1968, l'hippodrome de Phu-Tho avait été l'un des principaux enjeux de la bataille de Saïgon. Par la suite, le gouvernement en avait fait un centre d'accueil provisoire où s'entassaient des milliers de réfugiés. Aujourd'hui, il est redevenu le rendez-vous des milliers de parieurs venus voir courir des chevaux montés par des jockeys d'une quinzaine d'années.

Tandis que les hommes s'adonnent à leur distraction favorite - le pari et les jeux d'argent -, les femmes se réunissent, surtout les vieilles, pour organiser un mariage, monter une nouvelle combine, discuter d'une affaire ou tout simplement commenter la dernière émission de théâtre populaire. Elles consultent à tout hasard l'astrologue, vont faire une offrande à la pagode, se confirment alors dans une décision prise depuis longtemps, et les voilà qui partent en guerre, boudent et hurlent tour à tour, jouent la comédie et le drame, s'entêtent jusqu'au moment où satisfaction leur est donnée, le plus souvent par lassitude.

N'a-t-on pas vu ainsi, en mars 1970, lors du procès du député Tran Ngoc Chau, l'un des défenseurs, Mme Dai, tenir la barre des heures jusqu'à ce que l'imperturbable et rigoureux président du tribunal militaire sorte, pour la première fois, de ses gonds et, de guerre lasse, renvoie l'audience au lendemain ? Ainsi va Saïgon : les hommes achètent les billets de loterie, les femmes régentent.

On pourrait ainsi multiplier les exemples d'un ordre toujours prêt à refaire surface pour peu que la vie reprenne son cours normal. La ville compte deux cent cinquante mille jeunes délinquants, mais la plupart ne le sont que par occasion. La pègre n'attire pas les foules. Il y a tout un Saïgon qui s'arrange du présent mais ne l'adopte pas, ne s'engage pas. Un vieux fonctionnaire, M. Hoang, recule chaque année l'âge de la retraite avec l'espoir qu'un jour il pourra regagner le petit lopin de terre défolié qu'il possède dans le delta, en lisière de Ben-Tre. L'un de ses collègues, qui allait encore au bureau, se contente aujourd'hui du "tri-Lambretta" collectif pour se rendre au travail et espère que les choses iront mieux demain. L'attente, toujours l'attente, avec l'endettement pour les uns, la corruption pour les autres...

Mais alors, qui régit la ville ? Les BOF ou les mendiants ? Les soldats ou les cols blancs ? Les "cow-boys", ces jeunes dévoyés malgré eux qui font semblant de tenir le haut du pavé ? " Quand le général Ky était premier ministre, raconte un Vietnamien, les maîtres de Saïgon, c'étaient les co-bop, les commissaires de police. Ce n'était pas un régime policier, mais les policiers faisaient la loi. Aujourd'hui, ce sont les déserteurs." Réflexion désabusée ?

Il n'y a guère de vrais déserteurs au Vietnam du Sud. Il y a seulement cent manières d'éviter ou de retarder l'appel sous les drapeaux, d'être dans l'armée tout en n'y étant pas ou d'obtenir une affectation factice ou peu exposée pour une somme allant de 800 francs à 4 000 francs. L'immense majorité des jeunes que l'on voit traîner dans les rues de la capitable ont des papiers parfaitement en règle. Aux autres, qui sont en situation illégale, Saïgon offre le plus sûr des refuges et les meilleures chances de trouver un emploi. En outre, un "déserteur" peut toujours être affecté aux basses besognes et il ne coûte pas cher.

A ce stade intervient tout un petit monde semi-clandestin et cosmopolite, celui du marché noir, du trafic autour des "P.X." (magasins hors taxe) américains, des marchandises volées aux dépôts de l'armée, avec ses intermédiaires philippins, de loin les plus habiles, ses commerçants indiens, si bien introduits sur les autres places de l'Asie du Sud-Est où l'argent est déposé, sa poignée de déserteurs américains et leurs complices au sein de l'armée (une centaine d'entre eux en moyenne sont arrêtés cha-que mois).

Il y a les maîtres chanteurs et d'autres escrocs qui savent se ménager des appuis parmi les invalides de guerre, les anciens combattants, l'armée et la police, tous les oisifs pauvres. En un an, le coût de la vie a augmenté de 40 %. Les volontaires pour les petites besognes ne manquent pas. Des gamins transportent les objets des magasins militaires américains et sont chargés de les revendre sur les trottoirs. Ce sont également eux qui vendent, dans des bouteilles, au bord des routes, l'essence volée à l'armée, facilement reconnaissable puisqu'elle est colorée. Et il y a toujours quelque bonne femme, non loin de là, pour régenter cette petite troupe.

Ce monde, qui vit en marge de la légalité, a parfois des ramifications multiples et complexes. Les "déserteurs" forment le niveau intermédiaire entre le grand et le menu fretin. Il y a plus de trente mille filles de bar et prostituées à Saïgon. On trouve très peu de grands réseaux de trafiquants. Quand ils existent, ils sont bien protégés, et l'inflation continue leur donne les moyens de se faire servir. Mais le milieu, au Vietnam, est composé le plus souvent d'artisans travaillant chacun pour son compte. La majorité des jeunes sont employés tout bonnement dans la boutique d'un oncle ou d'un cousin.

A Gia-Dinh, près de l'aéroport de Tan-Son-Nhut, il existe une ruelle à triste réputation, "the hundred pee alley", "l'allée à cent piastres". On peut y trouver ce que l'on veut - de la drogue, de l'opium, des gamines -, mais mieux vaut ne pas s'y aventurer seul, surtout la nuit. Ce "Prisunic" est régi par des déserteurs et d'anciens combattants. Les raids de la police ont permis d'y découvrir, une fois, un jeune soldat américain échappé de la prison militaire de Long-Binh ; une autre fois, une dizaine d'Américains qui s'y cachaient - encore des GI en fuite - et un petit butin : 31 armes, 190 livres de marijuana, 7 grenades, de fausses cartes d'identité, 44 caisses d'alcool, 87 caisses de bière, 212 cartouches de cigarettes, 75 ordres de vol en blanc et une quinzaine de permissions de congé, également en blanc, le tout volé sur les bases américaines.

Avec la réduction du corps expéditionnaire américain et l'accroissement des difficultés économiques, les autorités re- doutent que ce monde semi-clandestin s'étende encore davantage. Les campagnes d'assainissement lancées ces derniers mois ne font que confirmer le danger. Comme en 1953-1954, mais à un plus haut degré, deux Saïgon cohabitent aujourd'hui, l'un redoutant encore l'autre, le subissant plus qu'il ne l'admet. On peut y retrouver le signe de l'instabilité qui fait la trame de l'histoire de la cité. On peut également se demander, à la lueur des expériences passées, quelle sera l'issue d'un débat bien amorcé, car il serait étonnant que les choses durent longtemps ainsi.

Par Jean Claude Pomonti - Le Monde - 19 Juillet 2002.