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Un poète vietnamien au festival de la francophonie à l'Espace Wallonie-Bruxelles

'SI l'Italie a ses catholiques, le Vietnam a ses poètes. Beaucoup de pratiquants, peu d'élus', aime à dire Lé Dât, petit homme bien vivant, à la gaîté chevillée au corps, toujours lancé dans la vie sans jamais regarder en arrière. Ne faut-il pas être solidement charpenté pour présenter l'inédit d'un 'être au monde' quand tout vous a abandonné? Car ce poète a été interdit de publication pendant plus de quarante ans dans son pays et dut subir dix ans de 'rééducation'. Il était invité par le festival de la francophonie métissée à l'Espace Wallonie-Bruxelles.

Vous vous définissez comme 'optimiste récalcitrant'...

Un poète qui a enduré un long calvaire, s'il n'est pas optimiste, meurt nécessairement. Je ne suis pas un optimiste superficiel, comme dans le réalisme socialiste. Je suis tout sauf un encourageur professionnel. Dans ma traversée du désert, la peur est tombée au fond de mes poches trouées. Je l'ai oubliée, comme j'oublie la vieillesse. Je n'aime pas les poètes du désespoir. Il faut surmonter la souffrance. C'est une forme de catharsis. Je suis un vieillard presque souriant, presque jeune. Les hommes désespérés ne savent pas la valeur de la vie, car ils n'ont pas suffisamment souffert.

D'où venez-vous?

Je suis né dans une petite province de la haute région du Nord, où la population est multi-ethnique. J'étais sur le point de passer le baccalauréat quand la révolution a éclaté. Je suis entré dans la résistance anti-française, tout en commençant à écrire de la poésie engagée. J'avais vingt ans. J'étais dans la section idéologique du Parti communiste vietnamien. Je n'étais pas à proprement parler au front; j'avais affaire à des commissions politiques. En 1954, la paix signée, je suis revenu à Hanoi. J'ai découvert les erreurs de la réforme agraire. Il y a eu beaucoup de victimes, car cette réforme était calquée sur le modèle chinois. Le Vietnam était alors supposé 'aux mains des paysans'. Mais le slogan 'La terre à celui qui la cultive' est resté un leurre. Je ne suis pas aussi noir que Brecht, lorsqu'il dit: 'Si je ne suis pas content du peuple, il faut inventer un autre peuple', mais enfin, parler des ennemis du peuple quand le peuple est une majorité, il y a là une contradiction évidente. Le 20e congrès m'a ouvert les yeux. Je ne connaissais pas le discours de Khrouchtchev mais j'avais entendu parler du culte de la personnalité de Staline.

J'ai été l'un des promoteurs, en 1956, du mouvement 'Nhan Van' ('Humanisme et Belles Lettres'). On dit à tort qu'il avait été influencé par les 'Cent Fleurs' chinoises, mais ce dernier mouvement n'était pas de démocratisation promue par des artistes et des intellectuels; une ruse du gouvernement pour découvrir les traîtres au Parti. Le mouvement vietnamien, lui, était libre, réclamant plus de démocratie dans la vie sociale. Je n'avais que vingt-sept ans. J'étais toujours membre du Parti. Ce mouvement n'a pas fait long feu. Six ou sept mois, pas plus. J'ai subi des pressions. Lénine disait: 'La révolution, c'est la fête du parti'. Les fêtes ne durent pas longtemps. Nous avons dû fermer boutique. Notre journal aussi. J'y ai écrit un long poème ('A propos du suicidé'). Il s'étalait sur une grande page. J'y parlais de démocratie. Quelques vers sont devenus célèbres. Je traduis gauchement: 'Le flic au carrefour est important pour la circulation, mais quand on se mêle de régler la circulation dans le coeur de l'homme, c'est un crime.'

'Le suicidé', c'est la démocratie?

Je parle simplement de l'enfer de la vie ordinaire... Les étudiants me regardaient avec les yeux de Chimène. Après la fermeture de la boutique, j'ai été transféré à la section des relations étrangères. Manière de me donner une seconde chance. J'étais encore membre du Parti, alors en pleine réforme. Enragé, très jeune, je décide de publier un deuxième poème: 'la Boutique de Lé Dât'. En 1956, je suis exclu du Parti. En 1958, les Chinois commencent la lutte contre les 'droitiers'. On dit que notre journal - fermé depuis deux ans - continue de contaminer le climat de la littérature et des arts. Durant cette lutte contre les 'droitiers', certains se demandent pourquoi on est si clément avec Lé Dât. Il y a une réunion de la majorité des écrivains dans une classe baptisée 'Lutte'. J'en suis 'dispensé', mais un poète est toujours jugé comme naïf; on me 'sauve' donc par la rééducation. Du jour au lendemain, je suis considéré comme l'un des poètes les plus réactionnaires. Quand on est 'contre' son parti, n'est-on pas contre sa patrie? Je deviens un lépreux. Mon père me dit de ne pas rentrer à la maison.

Tout était entre les mains du Parti, même les tickets de rationnement. On disait qu'il 'tenait la tête et l'estomac de tout le peuple'. Climat terrible, mais le plus terrible c'est la solitude, car l'homme, comme dit Aristote, est un être social. Je demeurais dans la communauté, avec interdiction d'agir. Chacun avait sa place. Moi pas. J'avais souvent ce cauchemar: devant le mur de ma maison d'enfance, il y avait une carte avec ces mots: 'On ne rentre pas quand on ne fait pas partie du personnel'.

Et la 'rééducation'?

On m'a mis aux travaux des champs. Certains y étaient employés une demi-journée, moi c'était presque tout le temps. Je n'ai pas été interné dans un camp. Le Parti s'est montré 'généreux'. Cela a tout de même duré dix ans. Ma jeunesse, au fond. Ils nommaient ça 'le temps de disponibilité'. J'ai travaillé aussi dans les chantiers de Hanoi, pour construire la première usine métallurgique du pays. J'étais interdit de publication. Je gagnais ma vie par la traduction. J'ai tout traduit, clandestinement, de la philosophie à la cybernétique... Pour un salaire de misère. Dix ans durant, j'ai effectué six mois de traduction pour vivre et six mois de lecture. J'ai lu des livres que je n'avais pas eu le temps de lire pendant la résistance aux Français: Lacan, Barthes, le Nouveau roman, Char, Saint-John Perse... J'avais une carte de bibliothèque. Je n'avais pas trouvé mon chemin dans ma création personnelle. Par la suite, j'ai dû beaucoup oublier pour être moi-même.

J'ai été vingt ans en marge de la société, interdit de publication durant plus de trente ans. Je n'ai été ni interné ni torturé, sauf moralement, un peu. Réhabilité en 1988-1989, on m'a rendu ma carte de l'Union des écrivains. J'avais à nouveau le droit de publier. De la liste noire, je suis passé dans la liste rouge! Mais il y eut encore des restrictions: on regardait mes écrits à la loupe, quand pour d'autres on se servait de lunettes.

En 1994, mon premier recueil de poésie a été publié: 'l'Ombre des mots'. Sur le chagrin d'amour. J'écris à dessein des poèmes d'amour. Qui pourrait taxer de réactionnaire ce sentiment que tout le monde a en partage? On s'est alors montré un peu plus civilisé. Ce recueil a fait sensation dans le pays et au sein de la diaspora vietnamienne. On en a parlé jusqu'en France et aux Etats-Unis.

Mon deuxième recueil, 'Paroles en germe', publié en 1997, décline ces mots d'Aragon: 'Il n'y a pas d'amour heureux'. Dans le même temps, j'ai publié un récit, 'Lach le Grand'. Le tout a été publié à deux mille cinq cents exemplaires. Ils se sont vendus comme des petits pains. J'ai perdu ma jeunesse. Mais le poète a l'âge de ses amours et de ses écrits.

Pensez-vous que la poésie puisse faire le poids face à l'économie de marché?

La poésie est à rebours des modes. Inventer un nouveau langage, c'est une autre façon de concevoir le monde. Je ne crois pas qu'il y ait des formes innocentes. La société de marchandise que nous vivons ne peut récupérer mes poèmes. Les Etats-Unis, malgré leur puissance économique, ne peuvent créer une vraie civilisation, seulement un mode de vie. Ils sont trop pressés.

Je suis affamé. Je vis avec un salaire de misère, une petite somme insignifiante d'indemnités perçues en ma qualité de membre de l'Union des écrivains. Je suis plus malheureux que Proust qui a cherché le temps perdu. Moi, j'ai juste perdu le temps.

Entretien réalisé par

MURIEL STEINMETZ



Repères biographiques



Lé Dât est né en 1927 à Yen Bay, petite ville à la frontière sino-vietnamienne. Son père est fonctionnaire des chemins de fer. Dès le début de la guerre, en 1946, il rejoint la résistance, où il occupe des fonctions élevées. En 1954, il est secrétaire particulier du premier secrétaire du Parti communiste vietnamien (PCV), Truong Chinh (qui deviendra le troisième chef d'Etat du Sud-Vietnam). Durant la guerre, Lé Dât, s'occupant de propagande, ne prend pas part aux combats. En 1956, il est l'un des principaux acteurs et fondateurs du mouvement 'Humanisme et Belles Lettres' qui précède, au Vietnam, le mouvement chinois des 'Cent Fleurs'. Ce mouvement, extrêmement important, non directement politique, réclamant la liberté de création, voit la participation de poètes fort connus, tels Van Cao (auteur de l'hymne national vietnamien), un vice-ministre, un ministre de la Justice, des gens haut placés dans l'intelligentsia. En 1956-1957, Lé Dât est envoyé, pour dix ans, à la campagne, en semi-rééducation.

En 1989, il est admis dans l'Union des écrivains, après quarante années d'interdiction de publication. De 1957 à 1987, Lé Dât a écrit des poèmes, sans existence officielle, uniquement pour ses amis. Il vit actuellement à Hanoi, où sa famille tient boutique dans la vente de serviettes. Ce commerce le fait vivre. Dès son retour à l'Union des écrivains, en 1989, il a publié un premier recueil de poèmes, puis un livre de récits, et, en 1997, un second recueil. Son existence productive commence à se normaliser. En France, les éditions Picquier viennent d'entamer la traduction de son récit en prose. Quant à sa poésie, des négociations sont en cours.



L'Humanité, 26 Décembre 1997.