Espion et pions du Vietnam
Le conflit vu du côté Viêt-minh et d'un oeil fataliste: exit l'héroïsme.
La Danse de la cigogne de Jonathan Foo et Nguyen Phan Quang Binh,
avec Pham Gia Chi Bao, Ta Ngoc Bao, Quang Hai... 1 h 41.
Grand sujet du cinéma américain, la guerre du Vietnam est devenue
pour le spectateur occidental une sorte d'archétype des errances de
l'interventionnisme US mais aussi l'exemple le plus troublant de la
photogénie martiale. Voyage au bout de l'enfer, Apocalypse Now,
Platoon, Full Metal Jacket, autant de films où les horreurs du conflit,
Iliade moderne, sont à la fois dénoncées et magnifiées, fresques
fastueusement incendiées au napalm Technicolor. La Danse de la
cigogne est un film vietnamien qui nous montre la guerre à nouveau,
mais vue de l'autre côté.
Contrechamp efficace. La démarche n'a rien de particulièrement
revancharde, elle ne contredit pas les images de gabegie en pleine
jungle que nous connaissons déjà, mais elle brouille les repères. Ceux
qui n'étaient que des silhouettes terrifiées sous les tirs ou d'impitoyables
ennemis à la langue incompréhensible deviennent ici d'authentiques
personnages dotés d'un environnement narratif en bonne et due forme,
d'une parole propre, de contradictions, etc. Ce contre-champ est
d'autant plus efficace qu'il ne se contente pas de décrire le parcours de
jeunes engagés dans la lutte côté Viet-minh. La fiction prend en charge
aussi la coupure interne du pays à l'époque, entre le Nord communiste
et le Sud proaméricain, donc les tensions entre les Vietnamiens
eux-mêmes.
Le film a été écrit à plusieurs mains par trois écrivains vietnamiens (Thu
Bon, Nguyen Q. Sang, Nguyen Duy) et un auteur américain (Wayne
Karlin) qui, tous, ont fait la guerre, mais leur expérience est passée au
tamis du temps. De part et d'autre, chacun a eu le loisir de faire
l'examen de conscience politique qui motivait ses actions il y a trente
ans. Le bénéfice principal de ce recul et de cette volonté d'intelligence
a posteriori, par-delà les anciennes rivalités, est l'absence totale d'un
quelconque héroïsme dans les différents épisodes mis en scène. Les
individus semblent le fruit d'une longue et tragique Histoire qu'ils
prennent en cours avec, dans le regard, une espèce de tristesse
fataliste.
Le personnage au profilage le plus romanesque est un espion, Lam, qui,
au service de la cause vietminh, va jusqu'à épouser la fille d'un haut
gradé de l'armée sud-vietnamienne afin de bénéficier d'informations de
première main. Le film, jouant du flash-back entre passé fictionnalisé et
présent documentaire, donne la parole à un vieux masseur, Vuong, dont
on suppose que le parcours de Lam s'inspire directement. La femme
flouée s'aperçoit de la duplicité de son mari (et père de ses deux
enfants) le jour de l'offensive vietcong triomphale sur Saigon.
Tout ou rien. La décomposition morale à peu près complète dont
témoigne leur histoire, qui laissera l'espion seul après la fuite de toute
sa belle-famille, renvoie au climat de l'époque, à la terrible articulation
des vies indexées sur des postures idéologiques sans espace de
négociation. Ce tout ou rien dont on a le sentiment, in fine, qu'il laisse
les personnages Gros-Jean comme devant, donne au film sa tonalité
très particulière. On n'a pas dit un mot encore de qui tient le manche
dans cette affaire, en l'occurrence deux réalisateurs, l'un de Singapour
(Jonathan Foo), l'autre de Hanoi (Nguyen Phan Quang Binh) qui ont l'air
d'avoir roulé leur bosse dans la production télé et MTV Asie.
Par Didier Peron - Libération - 2 Avril 2003
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