Le Mékong est un miracle de la vie
Grâce à la récente ouverture aux
touristes de la frontière fluviale entre
le Vietnam et le Cambodge, on peut
désormais remonter le Mékong, de Hô
Chi Minh-Ville à Phnom Penh. Qui
mieux que l’auteur du
«Crabe-Tambour» et de «la 317e
Section» pouvait célébrer et relater
cet événement ? Récit d’un périple au
parfum d’aventure et de nostalgie.
Le Fleuve ! Le Delta ! La Jungle ! La Haute
Région, le Livre de la jungle, les tigres, les
singes, les éléphants et la route Mandarine
! La mousson ; ciel noir d'orage et d'eau
forte. Oh ! l'Indochine !
L'Indochine est une sorte de miracle de la
vie. Dans cet appendice en forme de
dragon, accroché au flanc de l'Asie
continentale, dans un décor de légende, plus de quatre-vingts races, ethnies,
peuplades, tribus, clans, aussi libres qu'on peut l'être sur Terre, se sont fixés
là-bas au cours des millénaires, pour les siècles des siècles, et se côtoient à
nouveau sans trop de frictions excessives après tant et tant d'années de
guerres fratricides. Nulle part au monde une telle diversité, densité. Deux
grandes civilisations universelles, aussi vieilles, aussi universelles que celle,
gréco-romaine, de notre vieille Europe : la civilisation chinoise du Tao et de
Confucius, du bouddhisme du Grand Véhicule aux bonzes en robe de bure,
descendant du nord avec les Vietnamiens ; la civilisation indienne du
bouddhisme du Petit Véhicule avec ses bonzes vêtus de safran, poussant de
l'ouest vers l'est, avec les Chams, les Khmers et un peu les Laotiens. Non,
j'oublie la troisième civilisation universelle, la française ; la culture française !
Deux siècles seulement d'influence à peine, un siècle de présence directe ;
notre culture aussi a laissé, je crois, une trace indélébile... Seigneur, quel
sublime cocktail que l'Indochine ! Enivrant quand on a 20 ans... Ô Indochine ! je
m'arrête, et je rêve encore...
J'avais 23 ans. Il y a quasiment un demi-siècle, je découvrais l'Indochine.
C'était la guerre. " La sale guerre ", comme on le répétait à l'époque.
L'Indochine ! Je fus enchanté. " Vous étiez soldats, me direz-vous, valet du
colonialisme, stipendié du capitalisme cupide. " Que peut savoir un soldat ?... Je
ne ris pas. Je me souviens d'une banderole d'étudiants en mai 68: " Rescapés
de Diên Biên Phu, vous n'échapperez pas à Nanterre ! "
Je vais répondre. Il y a deux sortes d'hommes qui connaissent, qui aiment la
terre : le paysan, parce qu'elle est son pain quotidien, notre mère nourricière ;
le soldat, parce qu'elle est notre terre protectrice. Vous, lecteurs, tranquilles
dans vos havres de grâce, vous ne savez pas comme on peut l'aimer, cette
terre, sous le méchant claquement des balles, le déchirement des grenades. On
se réfugie en son sein, on s'y pelotonne, s'y écrase de toute notre pesanteur,
on la fouille, la creuse, la caresse de nos mains nues, on voudrait s'y ensevelir.
On l'imprègne de notre sueur, souvent de nos larmes, parfois de notre sang.
Oh, oui ! on la connaît, cette terre indochinoise ! Terre rouge, latérite des Hauts
Plateaux ayant déjà la couleur de nos blessures ; terre noire, fiévreuse, au
parfum sauvage de jungle ; terre des calcaires tourmentés, blafarde et grise,
marâtre cruelle, si belle, si dure ; terre brune ou jaune, glèbe arable des
rizières, visqueuse, chaude le jour, si froide la nuit, moelleuse, enveloppante...
Oui, on l'aime autant qu'un paysan. Certains d'entre nous, les meilleurs bien
sûr, y demeurent enfouis jusqu'au jugement dernier, sans cercueil, enveloppés
pour tout linceul de leurs treillis déchiquetés de soldats laboureurs. Et nous, les
survivants, rêvons que de grands arbres ont poussé depuis sur l'ultime bivouac
de leur destin, et cela réjouit un peu nos cœurs... Oh ! il y a presque un
demi-siècle !
Encore une fois, une dernière fois, je retourne sur cette terre indochinoise. J'ai
le sentiment de revenir chez moi, sur ma terre natale ! Après tout, je suis
vraiment devenu adulte là-bas ; c'est bien une sorte de deuxième naissance,
non ? Le pilote de l'avion qui me mène à Saigon annonce en anglais : " Sur
votre droite, entre les nuages, vous pouvez voir deux bras du Mékong... The
Mighty Mekong ", ajoute-t-il avec respect. Le majestueux Mékong. Le Fleuve !
Il y a deux grands fleuves en Indochine. Le fleuve Rouge au nord, " le père
nourricier ", disent les paysans tonkinois, avec ses affluents aux noms
magnifiques, lourds de souvenirs pour nous autres soldats, la rivière Noire et la
rivière Claire. Le Mékong à l'ouest, le majestueux Mékong, " la mère de tous les
fleuves ", déclarent les paysans de Cochinchine ; l'épine dorsale de l'Indochine,
non, son système lymphatique, son système nerveux pour être plus juste. Avec
ses 4 200 kilomètres, le Fleuve traverse six nations, le Tibet, le Yunnan en
Chine, la Birmanie, le Laos, le Cambodge, le Vietnam, avant de dissoudre son
limon dans l'émeraude de la mer de Chine méridionale. Tous deux, fleuve
Rouge et Mékong, naissent sous le toit du monde, aux confins tibétains, comme
leurs frères géants le Yang-Tseu-Kiang, l'Irrawaddy, le Gange et l'Indus...
Je rentre donc chez moi, au pays de ma deuxième naissance. On m'offre un
voyage que je n'avais encore jamais fait, moi qui prétends mieux connaître
l'Indochine que la France. Huit jours sur le Fleuve, sur le " mighty Mekong ",
comme disait le pilote plein de respect. La remontée du Fleuve, de Saigon au
Vietnam jusqu'à Siem Reap au Cambodge. C'est une première, une ouverture
de route, aurions-nous dit jadis. Ça n'était plus possible depuis la Seconde
Guerre mondiale. Siem Reap est la ville neuve qui jouxte la cité fabuleuse
d'Angkor, immense et mystérieuse citadelle impériale khmère, vieille comme
notre cathédrale de Chartres, ensevelie, oubliée des hommes durant des
siècles, redécouverte il y a un peu plus de cent ans par l'Ecole française
d'Extrême-Orient, qui l'a protégée, restaurée, entretenue avec amour jusqu'à
l'arrivée de Pol Pot.
«La vie ne cesse, le Fleuve est une autoroute»
Je connaissais déjà Angkor, j'y suis allé plusieurs fois, mais jamais par le
Fleuve. En 1952, quand j'ai débarqué tout frais à Saigon, caporal du service
cinéma des armées, ma première mission fut de filmer une opération militaire
commandée par S. M. Norodom Sihanouk, roi du Cambodge. La base de départ
était Siem Reap. J'y suis arrivé le soir par la route. Au cantonnement affecté
aux soldats français, un sergent m'a lancé : " Tu est tout neuf, tu ne sais rien,
je vais te montrer quelque chose ! " Il m'a embarqué dans sa Jeep et m'a
déposé devant Angkor Vat. " Promène-toi et regarde, je te reprends dans deux
heures ! " C'était le soir, j'étais seul. La pleine lune, le lamento des prières des
bonzes au loin, parfois le cri d'un singe, le clapotement d'un poisson dans
l'immense bassin, le silence. J'avais le cœur bouleversé. Voilà, j'avais fait mon
choix, je partais pour la guerre avec l'inquiétude et l'insouciance de la jeunesse,
la magnifique et constante espérance, et je me retrouvais soudain face à la
sombre grandeur de l'homme, au mystère de la spiritualité. Je crois, je crois.
Seigneur, viens en aide à mon incrédulité ! Noble choc, cela donne le ton à tout
ce que j'allais vivre par la suite. Merci, sergent dont j'ai oublié le nom.
Il y a un proverbe vietnamien que j'aime, ce que l'on appelle une sentence
parallèle : " Si tu choisis une famille, un pays, il te faut en épouser les mœurs.
Si tu remontes un fleuve, il te faut en suivre tous les méandres. "
Nous avons appareillé à l'aube après avoir avalé un hu tieu ou un pho, ce qu'on
appelle à tort une soupe chinoise. Je pensais aux " mères casse-croûte "
d'autrefois, toujours présentes, piaillardes et rigolardes, à nos départs
d'opération. Avec un hu tieu sont heureux en même temps le nez, la langue et
le palais. Et l'estomac dit à sa manière : " Merci ! merci ! vivement à la
prochaine ! " Entre la France et le Vietnam il y a aussi une entente
gastronomique et le style culinaire du Sud est léger, digeste au plus haut point.
Il fait encore frais. Notre petite vedette blanche embouque la rivière de Saigon,
puis l'arroyo chinois et les canaux qui mènent au Vaico oriental. Nous
retrouvons le Mékong, vaste comme une mer, à My Tho. Vinh Long et bientôt
Can Tho. Je connaissais la ville de Can Tho, mais je ne l'ai pas reconnue. En
1953, j'avais embarqué de l'appontement de la Marine sur un chaland Gressier
de la flottille fluviale pour participer à une opération. Préhistorique engin que ce
chaland Gressier datant des années 20, quand on démarrait le moteur on ne
savait pas si le bateau allait partir en marche avant ou en marche arrière. Les
marins avaient collé dessus tout l'armement qu'ils avaient pu, et ma foi, pour
l'époque, cela faisait une bonne puissance de feu.
Il y a maintenant à Can Tho un superbe hôtel moderne dans le style colonial
français. Le hall, immense, ouvre sur la campagne d'un côté, sur le Fleuve de
l'autre, et la brise tiède qui le traverse est un délice !
Le Fleuve à nouveau. Je ne m'en lasse pas. Le grouillement chaleureux du
marché flottant. Une autre soupe, un mi cette fois, qu'une sorcière hilare fricote
sur son frêle esquif. J'essaye de lui sortir les quelques mots vietnamiens qui
remontent du fond de ma mémoire, ça la fait rigoler aux éclats... Vers midi, le
vent se lève soudain et le Fleuve est si large, si vaste qu'une houle sèche se
forme. C'est la marée haute, pendant quelque temps il n'y a plus de courant.
Sur les berges, les palétuviers et les palmiers d'eau tordus par les rafales sont
engloutis jusqu'à la gueule dans ce qui ressemble à une huile lourde et brune.
La vie ne cesse, le Fleuve est une autoroute ; une multitude de bateaux, de
ferries, de barques, de pirogues aux yeux peints à l'avant pour déceler,
effrayer les mauvais génies des eaux. Je regrette que notre vedette blanche ne
porte pas, elle aussi, des yeux. Penché à l'avant, j'écarquille les miens : on ne
sait jamais... Le soleil sombre lentement à l'horizon, derrière les cocotiers et les
aréquiers qui annoncent le Cambodge. Nous approchons de Chau Doc, dernière
ville avant la frontière. Des petits enfants, des petits Mowgli barbotent comme
des grenouilles avec des cris de bonheur. C'est l'heure bienheureuse avant la
nuit, quand son travail accompli, l'homme, le paysan, le nautonier, rentre chez
lui pour manger la soupe que lui a préparée sa femme.
Au Vietnam, rien ne se perd, tout est utilisé jusqu'à la corde, tout est récupéré,
même l'irrécupérable ; il n'y a pratiquement pas de déchets. J'en ai encore la
preuve à Chau Doc.
Encore un superbe hôtel à la française, de la même compagnie que celui de
Can Tho, adossé à la ville, face au Fleuve. Le lendemain, nous passons la
frontière sans coup férir. Bientôt, voilà Phnom Penh, les tours dorées du palais
royal, le Phnom noir et les quatre bras du Fleuve. A Phnom Penh, le courant
change de sens deux fois l'an, le Mékong semble remonter vers sa source.
L'eau s'écoule et passe ; à la Fête des eaux, elle revient, puis s'écoule et passe
à nouveau pour toujours. " Il arrive qu'on se baigne deux fois dans le même
fleuve ", racontent les Cambodgiens.
Il ne nous reste plus maintenant qu'à remonter le Tonlé Sap jusqu'à Siem Reap,
300 kilomètres sur un lac immense. Le soir, nous faisons escale sur un village
flottant de pêcheurs.
La nuit est striée d'éclairs et l'on entend au loin un grondement sourd. Dans les
années 60, chez madame Schoum, une amie de longue date qui tenait une
maison accueillante dans un faubourg de Phnom Penh, il m'arrivait parfois
d'entendre ce même grondement. C'étaient les B52 américains qui
bombardaient la piste Hô Chi Minh, à la frontière du Vietnam. Et la maison sur
pilotis de madame Schoum tremblait. Dieu merci, ce sont des temps révolus.
Par Pierre Schoendoerffer - Le Figaro, le 7 Avril 2001.
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