~ Le Viêt Nam, aujourd'hui. ~
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Pham Van Dong ou les neuf sources

Un homme, seul dans sa nuit, est parti rejoindre ses ancêtres. Son âme belle et grande a retrouvé celle de son vieux compagnon de combat, son chef aimé et vénéré, Hô Chi Minh, disparu avant d'avoir vu la victoire de son peuple sur l'envahisseur américain. Près de l'oncle Hô se profile la fragile silhouette de la femme qu'il aimait, Cue (Chrysanthème), devenue folle sous les bombardements. Tous les deux lui sourient en lui tendant les bras. Il va pouvoir enfin trouver le repos et la paix.

Pham Van Dong est mort le 29 avril, la veille de l'anniversaire de la chute de Saigon, qui assura la victoire des combattants du Nord Vietnam et du Vietcong sur l'armée américaine le 30 avril 1975. Malgré la tristesse que j'éprouve à l'annonce de sa disparition, me reviennent en mémoire les mots affectueux et les gestes tendres qu'il avait eus envers mon mari et moi, en 1993, au cours d'un entretien de plus de deux heures qu'il m'avait accordée à propos du roman que j'écrivais, Rue de la soie. L'ancien président du conseil de la République démocratique du Vietnam avait répondu avec simplicité aux questions que nous lui posions sur la guerre d'Indochine, cachant mal son émotion au souvenir de certains moments douloureux. Plus tard, à l'évocation de l'avenir de son pays, il avait eu des mots très durs envers les Etats-Unis. " Ils veulent leur revanche, nous avait-il dit en me serrant le bras, ils sont prêts à tout avec leurs dollars. Ce ne sont pas des hommes... Nous autres, Français et Vietnamiens, nous sommes des hommes, n'est-ce pas ? Pas eux ! " Il avait enlevé ses lunettes noires ; ses yeux aveugles étaient remplis de larmes. Gênés, nous ne savions que dire. Il avait eu ce drôle de rire comme pour signifier : à quoi bon ! Pour faire diversion, mon mari lui dit : " Je vous en ai voulu au moment de la prise de Saigon. " Pham Van Dong s'était raidi, les traits de son beau visage s'étaient altérés. D'une voix sèche, il avait demandé : " Pourquoi ? " " Parce que, si vous vous étiez dépêché, vous seriez entré dans Saigon le 29... ". " Et alors ? ". " C'était le jour de mon anniversaire. " Une grande surprise s'était peinte sur sa figure suivie par ce rire discordant qui me surprenait à chaque fois. Il s'était levé, Pierre aussi, s'était avancé vers lui, l'avait serré contre sa poitrine en disant : " C'est comme si c'était pour votre anniversaire. " Ce n'est pas tous les jours qu'on offre une victoire en guise de cadeau.

Ensuite, nous avions parlé de littérature, de cette langue française qu'il aimait tant, de son regret de n'avoir pas su convaincre les différents gouvernements de la France, depuis la fin de la guerre franco-indochinoise, de maintenir et de développer les relations entre les deux pays, notamment dans les domaines économiques et culturels. " Nos deux peuples ont tant de choses en commun. La France des droits de l'homme, de la Révolution française, de la Résistance, est notre amie et notre modèle. On a perdu beaucoup de temps et d'occasions. Le manque de bonne volonté des différents gouvernements français depuis la fin de la guerre en est la cause. Ils n'ont pas eu une saine appréciation des intérêts de la France dans cette région, ils ont manqué de réalisme dans la question des relations entre nos deux pays. Nous sommes ouverts à tous les pays, même aux Etats-Unis. Dans la situation actuelle du monde, aucun pays ne peut vivre isolé, replié sur lui-même. " Son sourire était revenu. Il conversait avec de grands gestes. Sa voix rocailleuse se faisait tour à tour charmeuse et ironique, ponctuée par ce rire étrange. Je me demandais, en l'écoutant, comment cet homme qui avait tant souffert de la colonisation française qui l'avait emprisonné six années durant au bagne de Poulo Condor, qui n'avait pas été entendu en 1946 lors de la conférence de Fontainebleau entre le Vietnam et la France - où le chef de la délégation française, Max André, avait eu le front de le menacer : " Si vous n'êtes pas sages, nous vous aurons dans une huitaine de jours par une simple opération de police " -, comment cet homme pouvait avoir encore le désir de renouer des relations avec notre pays ? " La résistance dura non pas huit jours mais neuf années... Au début de 1954, au moment où je me préparais à partir pour Genève, le président Hô Chi Minh m'a dit : " Il nous faut, et nous aurons, une grande victoire sur le champ de bataille. " Le 7 mai, nous remportions une victoire totale à Dien Bien Phu et, le 8 mai, la conférence de Genève s'ouvrait. "

Je m'étonne que la presse française n'ait pas rendu à Pham Van Dong l'hommage que méritait cet adversaire honorable de la France. Il restera aussi dans l'histoire comme le seul chef d'Etat à avoir vaincu l'Empire américain. J'emporte de lui l'image d'un vieil homme aux cheveux et aux vêtements blancs, qui sur le seuil de sa demeure agite la main dans notre direction. Le parfum des massifs de roses du parc nous accompagne jusqu'à la sortie. " Il suffit qu'un rose parfum/ S'égare dans une maison d'arrêt/ Pour que hurlent au cour de l'enfermé/ Toutes les injustices du monde."

Par Régine Deforges - L'Humanité, le 10 Mai 2000.