Le Vietnam, trente ans après
IL y a trente ans, le 27 janvier 1973,
était signé l'accord de Paris "sur la
cessation de la guerre et le
rétablissement de la paix au
Vietnam". Cet accord devait mettre
fin à l'intervention militaire des
Etats-Unis et à "la guerre du
Vietnam" et permettre à ce pays de retrouver son indépendance et
son unité. Il fallut pourtant attendre 1975, avec la chute de Saïgon le
30 avril, pour que le pays connaisse enfin la paix, l'indépendance et
l'unité. Mais les difficultés n'en étaient pas terminées pour autant !
La réunification et la reconstruction du pays se heurtent alors à de
multiples obstacles, provenant à la fois de la politique suivie et du
contexte international. L'économie socialiste ne se révèle guère
performante, engendrant au contraire de nombreuses difficultés
(pénurie de biens de consommation, stagnation, voire réduction du
niveau de vie, inflation, etc.).
Le VIe congrès du Parti communiste (décembre 1986) engage la
"rénovation" (Doi Moi) de l'économie. Au cours des douze dernières
années, la croissance du produit intérieur brut (PIB) a été en moyenne
de l'ordre de 7,5 %. Le Vietnam est devenu le 3e pays exportateur de
riz. On pourrait multiplier les exemples de cette success story
reconnue par le FMI, la Banque mondiale ou par Joseph Stiglitz, Prix
Nobel d'économie.
Mais les transformations restant à accomplir sont immenses :
accroissement de la productivité, rénovation des entreprises d'Etat,
réforme de l'appareil d'Etat et décentralisation, lutte contre la
bureaucratie et la corruption, etc.
De plus, le nouveau système économique est source de nouvelles
difficultés : apparition du chômage, fin de la gratuité des systèmes de
soins et de formation, accroissement des inégalités économiques et
sociales, augmentation des disparités entre villes et campagnes,
accélérant l'urbanisation, etc.
Ces problèmes, qui ont été clairement explicités lors du IXe congrès
du Parti (avril 2001), pourront-ils être maîtrisés ou résolus ? C'est là
tout l'enjeu de cette "économie fonctionnant selon le mécanisme de
marché, placée sous la gestion de l'Etat et suivant l'orientation
socialiste" (Constitution de 1992), voie originale s'appuyant sur
plusieurs hypothèses : l'évolution de la société ne doit pas être guidée
uniquement par la croissance économique ; l'Etat doit être assez fort
pour "orienter et réguler la macroéconomie" ; enfin, l'accent est mis
sur la formation et l'éducation, et sur l'apport de la recherche et du
développement technologique au progrès économique et social. Cette
référence à une "économie du savoir" est essentielle, car un des
atouts principaux du Vietnam est bien son capital humain.
Les difficultés qu'a connues le pays jusqu'à la fin des années 1980 ont
été aussi largement liées à son isolement politique et économique :
embargo commercial des Etats-Unis et des pays occidentaux à la suite
de l'intervention du Vietnam au Cambodge (1979-1989), arrêt par la
Chine de tous ses programmes d'aide en juillet 1988, puis éclatement
de l'URSS (1991).
Ce n'est que depuis une dizaine d'années que le Vietnam a été
progressivement rétabli au sein de la communauté internationale :
réintégration dans les institutions financières internationales (1993),
levée de l'embargo américain (1994), adhésion à l'Asean (1995), tenue
à Hanoï du sommet de la francophonie (1997). L'accord sur le tracé
des frontières avec la Chine (golfe du Tonkin et frontière terrestre)
indique une volonté de normalisation, même si le contentieux sur les
îles Spratly et Paracel est loin d'être réglé.
Le dégel des relations américano-vietnamiennes est marqué par la
visite du président Clinton en novembre 2000 et par la signature d'un
accord commercial avec les Etats-Unis (2001). Mais ces relations
restent complexes. C'est ainsi que le processus de ratification de
l'accord commercial a donné lieu aux Etats-Unis à une grande
campagne anti-vietnamienne, avec des interventions multiples pour
qu'un signal fort soit adressé au gouvernement vietnamien au sujet
des droits humains et des libertés religieuses.
Par ailleurs, si le Vietnam a condamné fermement les attentats du
11 septembre 2001 et s'il a déclaré appuyer les efforts pour éliminer le
terrorisme, il a exprimé sa profonde inquiétude sur la guerre en
Afghanistan et sur l'escalade de la violence au Moyen-Orient. Il a
souhaité la levée des embargos sur Cuba, l'Irak et la Libye. Il s'est
enfin élevé contre le projet d'intervention américaine en Irak.
Les relations franco-vietnamiennes sont cordiales : ce n'est sans
doute pas un hasard si la conférence de 1973 s'est tenue à Paris, si le
premier ministre Pham Van Dong a effectué une visite officielle en
France dès avril 1977 et si la France a été l'un des premiers pays
occidentaux à reprendre des relations normales avec le Vietnam en
1991.
Après les visites des présidents Mitterrand (1993) et Chirac (1997) au
Vietnam, la France a reçu récemment le secrétaire général du PCV, Le
Kha Phieu (mai 2000), puis le chef de l'Etat, Tran Duc Luong
(octobre 2002). Les dirigeants français semblent conscients de
l'importance du Vietnam, pays de 80 millions d'habitants, de son
attachement à la communauté francophone (même si moins de 0,5 %
de la population parle français !), de ses efforts pour la construction
d'un monde multipolaire et de son rôle crucial pour la paix et la
stabilité en Asie du Sud-Est.
Autant de raisons pour penser que le Vietnam devrait être un
partenaire majeur de la France qui n'est pourtant que le
6e investisseur étranger et le 4e pourvoyeur d'aide publique au
développement.
L'information en France sur le Vietnam est très insuffisante. On a ainsi
à peine su que ce pays avait été relativement épargné par la crise
financière qui a frappé l'Asie du Sud-Est en 1997. Les médias ont
évoqué les troubles de janvier 2001 dans les hauts plateaux du
centre, mais les causes n'en ont guère été analysées, parmi
lesquelles : la dérégulation du marché du café ayant entraîné un
effondrement des prix ; les conflits pour l'accès à la terre entre les
populations autochtones (les "Montagnards") et les migrants attirés
par la culture du café ; enfin, l'action de groupes installés aux
Etats-Unis (comme la Fondation des montagnards), qui ont encouragé
les troubles. Par ailleurs, les médias ont à peine mentionné des
événements politiques importants comme les deux visites et la tenue
du IXe congrès du PCV rappelées ci-dessus, ou les élections
législatives de mai 2002.
Cette information déficiente, elle concerne au premier chef une
question qui nous ramène trente ans en arrière : l'"agent orange",
produit contenant de la dioxine et déversé en masse sur le pays (plus
de 42 millions de litres) entre 1961 et 1971. Or, ses effets atroces
prolongent encore de nos jours la guerre chimique qu'a subie le peuple
vietnamien dans sa chair : sur la santé (nombreuses pathologies), sur
l'environnement (sols contaminés), peut-être sur la reproduction
(malformations congénitales).
Si les vétérans américains ont souvent obtenu la reconnaissance de
ces effets et sont indemnisés, rien de tel au Vietnam. Cela alors que
la guerre américaine s'est terminée sans que soit signé un traité de
paix et sans que les Etats-Unis accordent le moindre dommage de
guerre au Vietnam. Il y a là une question qui appelle d'urgence des
développements politiques, juridiques et humanitaires.
Par Raymond Aubrac, Charles Fourniau et Francis Gendreau - Le Monde - 27 Janvier 2003.
|