Rois et bagnards
Le Vietnamien Nguyên Huy Thiêp évoque dans trois nouvelles la
conquête du pouvoir par Gia Long au XIXe siècle, et campe dans
une pièce de théâtre les dirigeants de son pays comme de
sinistres Jean Valjean.
- L'OR ET LE FEU de Nguyên Huy
Thiêp. Traduit du vietnamien par Kim
Lefèvre, éd. de l'Aube, 114 p.
- UNE PETITE SOURCE DOUCE ET
TRANQUILLE de Nguyên Huy Thiêp.
Traduit du vietnamien par Kim
Lefèvre, éd. de l'Aube, 186 p.
Au Vietnam, en 1987, la première nouvelle de Nguyên Huy Thiêp, "Un
général à la retraite", fît l'effet d'une bombe. Cette année-là,
confrontée à une débâcle économique, la dictature communiste avait
tenté d'atténuer le malaise social en appelant une ère de "renouveau"
et en lançant un mot d'ordre : "Dire la vérité sans détour." Mais Thiêp
était allé trop loin en dépeignant la déchéance d'une figure
emblématique de la révolution et un pays affamé, aliéné, perverti. Il
fut pris à partie, dénigré, accusé de nihilisme, et interdit. La situation
s'est depuis décrispée, puisque le cinéma vietnamien, jusqu'alors au
service du gouvernement et de la propagande, s'est mis à adapter des
œuvres littéraires, dont ce texte jadis sujet à controverses, et que
l'ouverture à une économie de marché permet l'élaboration de films
produits par des capitaux privés. Thiêp élabore le scénario de trois
d'entre eux.
Dès l'année suivante, en 1988, l'écrivain provoqua un nouveau
tohu-bohu politico-littéraire en publiant dans la revue Art et
Littérature ces trois nouvelles à caractère historique qui nous arrivent
aujourd'hui en France. Situées au XIXe siècle, elles mettent en scène
une dynastie royale et un personnage honnis par le pouvoir : Gia Long
est un homme politique retors, mû par ses intérêts personnels, qui
avait favorisé une intervention thaïlandaise en 1784 pour empêcher
Quang Trung (héros national) d'accéder au trône, et qui avait fini par
parvenir à ses fins en faisant appel à un missionnaire français, Pigneau
de Béhaire, ouvrant ainsi la porte au colonialisme et prenant le risque
d'apparaître comme un traitre à la patrie. La première de ces nouvelles
dépeint sa prise de pouvoir, la deuxième raconte un épisode antérieur,
celui de sa défaite contre Quang Trung, la troisième évoque la
destinée d'une très belle jeune fille qui est tour à tour enrôlée dans le
harem de Quang Trung et de Gia Long, mais qu'aucun des deux ne
parvient à posséder. Cette vierge à la beauté céleste semble incarner
un pays irréductible aux magouilles et aux concupiscences, mais Thiêp
se range-t-il dans le camp de tel ou tel conquérant ? L'une des
marques de fabrique de cet écrivain au style brut, tranchant, limpide,
c'est un refus du simplisme, une capacité à insinuer l'ambiguïté, à
basculer sans partialité d'un témoignage à son contraire.
Chaque
personnage arbore un visage complexe, une double figure. L'un,
apparemment moral, s'avère cupide, l'autre, honoré par la légende,
voit épinglée sa faiblesse. Thiêp aime brouiller les cartes, proposer
plusieurs épilogues, faire l'apologie de la vérité en confrontant
plusieurs versions, et dénonçant les relectures idéologiques.
A ce recueil, L'Or et le Feu, s'ajoutent d'autres nouvelles plus
récentes, quasi autobiographiques. Thiêp y fait référence à la période
où, à vingt ans, dans un village des hauts plateaux, il tenta
d'enseigner Euclide et Pythagore à d'irréductibles analphabètes.
Symbole de ses élèves arriérés, un orang-outang qui se plante devant
l'école en faisant des gestes obscènes. Il évoque aussi la tentation de
l'exil et le désarroi de ses compatriotes dans une barque à la dérive.
L'une des choses dont Thiêp est le plus fier, c'est sa pièce de
théâtre : Une petite source douce et tranquille, comédie politique,
farce antitotalitaire dopée d'ironie acide aux résonances d'Ubu roi.
Cinq personnages-clés, représentatifs du parti d'union populaire
"Bonté-intégrité ", portés au pouvoir par un coup d'Etat, y donnent un
portrait terrifiant de ce que vit le Vietnam sous domination
communiste. Tous sont désignés par des numéros, une façon de nier
leur identité, comme cette "Mademoiselle trente-neuf mille moins
mille" (une expression vietnamienne que l'on peut rapprocher de "des
mille et des cent"), mi-féministe mi-corrompue par le culte de l'argent
et de la manipulation. Moment d'anthologie : le récit de la vie de la
fille adoptive du général en chef des armées, parodie des Misérables
de Victor Hugo. Hilare, Thiêp commente : "Au Vietnam, c'est la
banalité même ! Le pays est bourré de Cosette et de Thénardier !
Notre particularité, c'est que les Jean Valjean sont des hommes
politiques ! Tous d'anciens bagnards, des aventuriers, bandits de
grands chemins !"
Par Jean Luc Douin - Le Monde - 26 Avril 2002.
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