Au Viêt Nam, les murs ont des oreilles
HO CHI MINH VILLE - C'est une maison enfouie au fond d'une ruelle soigneusement gardée,
un peu à l'écart de la marée de cyclomoteurs qui flue et reflue dans les
rues d'Ho Chi Minh-Ville, l'ex-Saigon. Sur la porte, une plaque ternie
par le temps indique: Dr Nguyen Dan Que, cabinet médical. Mais
cela fait bien longtemps que ledit docteur n'exerce plus. Le petit
homme aux yeux vifs a passé le plus clair des vingt dernières années
dans les camps de rééducation du régime communiste. Nguyen Dan
Que, 58 ans, est l'un des dissidents politiques les plus actifs au
Viêt-nam. Seul Vietnamien à être membre d'Amnesty International, il
a été condamné deux fois pour «tentative de renversement du
régime». Il n'a été libéré qu'en septembre 1998 sous la pression
internationale.
Le rebelle est loin d'être dompté. Autour d'un thé chinois, dans son
salon décoré d'estampes, cet homme à l'allure presque timide dit sa
révolte contre un régime «incompétent et corrompu, incapable de
faire face aux défis du Viêt-nam d'aujourd'hui». «Jour et nuit,
quatre membres de la police secrète contrôlent mes mouvements.
Mais je ne céderai jamais, je continuerai mon travail malgré les
difficultés», jure-t-il. Son «travail» consiste à affirmer haut et fort que
les libertés au Viêt-nam n'existent que sur le papier, que les leaders
communistes ne tolèrent pas qu'on ait une opinion différente de la leur,
en un mot de dénoncer ce qu'il appelle «la clique réactionnaire du
Politburo».
Stratégie. Avec ses théories politico-philosophiques, Nguyen Dan
Que a l'air plutôt inoffensif. Mais que l'on ne s'y trompe pas: il fait
partie de la douzaine de dissidents étroitement surveillés par le régime.
Un quart de siècle après la réunification des deux «paniers de la
palanche vietnamienne», le Nord et le Sud, aucune opposition
organisée n'a encore vu le jour, pas même un mouvement politique
embryonnaire comme il en existe en Chine.
«Les leaders sont très malins. Ils savent comment s'ajuster.
Actuellement, ils jouent l'ouverture. Ils n'arrêtent pas les dissidents,
mais ils les isolent», explique Thai Dinh, un expert de la politique
vietnamienne. La présence d'agents de la redoutable «Sécurité»
autour des maisons des opposants décourage les visiteurs. «Mes
amis ont peur de se faire remarquer par les policiers qui rodent
dans l'église», confie Chan Tin, prêtre et dissident plein de
dynamisme, qui paraît vingt ans de moins que ses 80 ans.
Filtrage. Epiés en permanence, les critiques du régime ne parviennent
pas à se réunir. Nguyen Dan Que, qui tente depuis deux ans de
mettre sur pied une association locale de protection des droits de
l'homme avec ses anciens compagnons de captivité, ne progresse pas.
Même le courrier électronique est filtré au moyen d'un système de
balayage par mots clés (par exemple, tous les courriers électroniques
contenant l'expression «droits de l'homme» seront bloqués à l'envoi et
à la réception). Les méthodes sont parfois brutales. En janvier 1998,
Chan Tin et Nguyen Ngoc Lan, un autre dissident, ont été violemment
jetés au bas de leur moto à coups de pieds alors qu'ils se rendaient
aux funérailles d'un ami. Trois policiers présents sur la scène de
«l'accident» n'ont pas bronché, alors même que Nguyen Ngoc Lan,
70 ans, était sérieusement blessé.
Ces intimidations engendrent une peur diffuse qui retient même les
plus réservés envers le régime de formuler ouvertement leurs griefs.
«On peut parler de tout, le social, l'économie, l'art. Mais la
politique, c'est tabou. Les murs ont des oreilles», s'exclame un
journaliste en lorgnant vers une vendeuse de soupe aux nouilles. Les
centaines de milliers de touristes étrangers ne perçoivent guère cette
tension qui ne concerne sans doute qu'un nombre réduit de
personnes. «La plupart des Vietnamiens se contentent du régime
actuel. Ils se satisfont d'une amélioration de la vie économique.
Notre tradition confucianiste prêche le pouvoir absolu du roi, fils
du ciel. Les Vietnamiens sont habitués à la dictature», reconnaît
Chan Tin. Les révoltes paysannes qui ont secoué périodiquement les
campagnes ces dernières années n'avaient pas pour but d'instaurer la
démocratie: c'était une réaction de ras-le-bol provoquée par les
spoliations de terrains et la corruption des officiels locaux.
Lente réforme. Personne ne souhaite ni ne croit à une nouvelle
révolution. On évoque plutôt une lente réforme interne du système.
«Les enfants des cadres du parti qui vont étudier en Europe ou
aux Etats-Unis voient autre chose que le régime communiste. Ils
reviennent avec un état d'esprit différent. Ici l'homme ne peut pas
penser, il est toujours encadré», considère Chan Tin. En privé,
certains dirigeants communistes reconnaissent la nécessité d'une
évolution politique, notamment au niveau de la liberté d'expression,
mais ils avouent être prisonniers du système ou de la volonté de
maintenir le train de vie de leur famille. «Personne au Viêt-nam,
même Phan Van Khai (le Premier ministre, ndlr), ne croit plus au
communisme, mais ils l'utilisent comme un escalator pour obtenir
le pouvoir et s'enrichir», affirme un observateur. Les chefs du parti
ne craignent rien autant que les dissensions dans leurs propres rangs,
d'où leur dureté vis-à-vis des anciens camarades passés à la
dissidence, comme le général Tran Do, ancien ministre de la Culture.
Ils ont une expression pour désigner ce «fléau» qui a ralenti les
réformes économiques: «l'évolution pacifique». «Mais, pense Chan
Tin, ce n'est pas avec des réformes administratives qu'on arrêtera
le cours de l'histoire»
Par Arnaud Dubus - Libération, le 27 Avril 2000.
|