Agent orange : les enfants de l'Apocalypse
Vietnam. Trente ans après la dernière mission américaine d'épandage de défoliants, la dioxine tue encore au Vietnam.
L'un des produits chimiques les plus dangereux, la dioxine, contenu dans l'agent orange et répandu par l'armée américaine de
1961 à 1971 sur le Sud-Vietnam est tenu pour responsable de la multiplicité des malformations congénitales. Des centaines de
milliers de Vietnamiens en souffrent.
SUD VIETNAM, Mars 2000 - Le petit Dong Nai se contorsionne dans les bras de son père. Il pleure, ses cris résonnent comme
des plaintes impénétrables, il nous regarde sans nous voir. Dong Linh, le papa, petit homme à l'allure fragile a du mal à tenir son
fils dont la tête brinquebale et dont le squelette ne tient rien. Etrange petit paquet mou de quatre ans. Linh berce son premier-né
avec tristesse pour le calmer et nous répond avec impatience.
Plusieurs fois par semaine, il amène Naï au Village de la paix de Thu Dau Mot, capitale de la province de Binh Dung. Nous
sommes au Sud-Vietnam à une centaine de kilomètres de Ho Chi Minh-Ville. Le Village de la paix, construit en 1992 avec
l'aide d'ONG allemande et que dirige le Dr Trunong Cong Binh est un centre de soin et de réinsertion pour enfants handicapés
- la province en compte 2 000 de moins de quinze ans, victimes de malformations congénitales physiques et cérébrales. " C'est
un taux anormalement élevé ", glisse le Dr Trunong. La phrase revient comme un leitmotiv au cours des différents entretiens. "
Et encore, poursuit le médecin, toutes les naissances de bébés handicapés et les fausses couches ne sont pas répertoriées. On
ne sait rien sur les mort-nés dans les campagnes. " Dans une des salles, une infirmière s'occupe à tour de rôle de quatre enfants
aux jambes flasques. Elle tente de les faire tenir debout dans des parcs aménagés. Dong Nai, lui, ne pourra certainement pas
atteindre ce stade de développement.
Nous partons vers le village de Ben Cat, à une trentaine de kilomètres au nord de Thu Dau Mot. La traversée de régions à
végétation jeune - plantations de caoutchouc, de cocotiers, de bananiers - laisse émerger un sentiment de quiétude. Pour un oil
non averti, rien ne laisse supposer l'ouragan chimique qui s'est abattu sur ces terres il y a plus de trente ans.
Arrêt devant une maison en bois. Trung passe devant nous en courant, il saute comme un gosse de huit ans. Mais son tee-shirt
cache mal ce dont il est atteint. Sur tout le tronc, du cou à la taille, et sur les bras, la peau est noire, désquamée, l'enfant est
poilu comme un animal. Des plaies aux épaules révèlent que les démangeaisons sont insupportables. Pour le Dr Trunong, Trung
est condamné à plus ou moins long terme. " Il développera un cancer de la peau. " " Plusieurs cas de ce type sont connus dans
la province, poursuit-il. Cela fait partie des pathologies que nous ne connaissons pas ou très mal. Dans une maison voisine,
Ngguyen Thang Phong, dix ans, est blotti dans les bras de sa sour. · notre entrée, il pousse des cris perçants et se ratatine un
peu plus sur lui-même. Phong est depuis sa naissance atteint de paralysie cérébrale. Une maladie répandue chez de nombreux
enfants nés dans le Sud-Vietnam dès les années quatre-vingt et les enfants de vétérans.
Washington, 30 novembre 1961
La guerre américaine au Vietnam est à un tournant. John. F. Kennedy occupe la Maison-Blanche et approuve, ce jour-là,
l'opération Ranch Hand (ouvrier agricole). C'est le nom de code militaire de l'épandage aérien de défoliants effectué sur le
Sud-Vietnam à partir du 17e parallèle. L'opération durera dix ans jusqu'en 1971. Dix ans durant lesquels ont été déversés 72
millions de litres d'herbicides dont 42 millions de litres d'agent orange, du nom de la couleur de la bande entourant les fûts
conteneurs, et renfermant de la dioxine (TCDD). Vingt pour cent du sol sud-vietnamien ont reçu, selon les estimations de l'US
Air Force, quelque 170 kilos à 500 kilos de dioxine pure, le plus dangereux des composés chimiques. Le but principal de
Ranch Hand est la destruction des immenses forêts, où se dissimulaient les maquis de résistance nord et sud-vietnamienne, et
des récoltes, pour affamer à la fois populations civiles et ennemi militaire. Le Vietnam était dès lors le terrain d'une guerre
chimique expérimentale sans précédent. Le crime écologique et humanitaire était patent et le reste.
Trois décennies plus tard, Tran Thi Hien, la mère du petit Trung se souvient du passage des avions. Elle était âgée à l'époque
d'une douzaine d'années. " Nous avions l'habitude des bombardements, nous allions nous cacher pendant des heures dans des
abris creusés sous terre. Mais, là, ce n'était pas des bombes qui tombaient et nous voyions s'échapper des avions des traînées
blanches. " L'odeur de pesticide qui planait après les raids ne l'a plus quittée. " L'air puait comme du raticide. L'eau et la
nourriture avaient un drôle de goût ", dit-elle. Dong Linh, lui, est trop jeune pour se souvenir des jours où le ciel s'obscurcissait.
Il est né en 1969 au plus fort des épandages qui dévastaient les champs et empoisonnaient le lait de sa mère. Son fils
aujourd'hui a le triste privilège d'appartenir à ces générations de l'Apocalypse baby-boom. Ces " enfants de l'Apocalypse " que
le pays découvre en se penchant sur ses berceaux jusqu'à la troisième génération.
Le Sud -Vietnam n'a pas le seul et triste apanage des effets de l'agent orange. · une trentaine de kilomètres de Hanoï, dans la
province de Ha Tay, le Village de l'amitié de Van Canh a ouvert ses portes en 1998 grâce à la solidarité d'un comité
international d'anciens combattants, dont des Américains. Réalisation à laquelle a participé l'ARAC (Association républicaine
des anciens combattants). Les jeunes pensionnaires de Van Canh n'ont rien à envier à ceux de Thu Dau Mot. L'avenir de ces
enfants de vétérans ne peut pas se décrire pas : mongolisme, retards mentaux, membres absents, cancers précoces, troubles
moteurs, surdité, sont leur lot. Souvent orphelins, ils sont aussi des rescapés de l'hécatombe qui a fauché leurs frères et sours,
atteints aussi de malformations congénitales. Au Village, on leur prodigue des soins qui soulagent leurs maux, on les alimente
correctement et les moins atteints peuvent apprendre à écrire. " Ce qui permet aux handicapés les moins lourds une certaine
autonomie quand ils retournent chez eux ", explique Nguyen Khai Hung, directeur du Village de l'amitié.
Vingt-cinq ans après la fin de la guerre, la paix garde un sacré goût d'amertume. Comme si cinq décennies de conflit n'en
finissaient pas. Depuis 1986, date du lancement des réformes économiques, de la politique de Doi Moi, le Vietnam envisage un
décollage économique. Les investissements étrangers, l'élévation du niveau de vie dans les villes, les exportations, enfin la levée
de l'embargo imposé par les Etats-Unis, la normalisation des relations avec l'ennemi d'hier, pouvaient-ils laisser croire que
l'image de la guerre, qui collait au Vietnam, l'un des pays les plus pauvres d'Asie avec un revenu moyen annuel de 300 dollars,
s'estompait ?
Mais les combats terminés, du fond des provinces, arrivaient des nouvelles calamiteuses des vétérans et de leurs familles. Les
rapports des maternités révélaient une augmentation des malformations à la naissance, des troubles de la reproduction,
l'accouchement de fotus monstrueux dont quelques spécimens sont conservés, comme à l'hôpital Tu Du de Ho Chi Minh-Ville
où, dans des bocaux de formol, gisent de petits corps, avec des têtes géantes sur des bustes minuscules, des visages sans traits
ou aux organes génitaux au milieu de la face, des troncs sans membres. Comme l'affirme le professeur Le Cao Dai, spécialiste
des malformations et directeur du Fonds d'aide aux victimes de l'agent orange : " Un pays de la taille du Vietnam devrait
normalement attendre une paire de siamois tous les dix ans. Trente sont nées dans les cinq dernières années, ce taux est 60 fois
supérieur à la normale. " Pour lui, le doute est difficilement possible : " Les femmes en contact avec l'agent orange ont donné ou
donnent naissance à des enfants atteints de malformations congénitales. Ce taux est cinq fois plus élevé dans les régions
arrosées autrefois par la dioxine. Chez une femme enceinte, cette toxine attaque le fotus à travers le placenta. Après la
naissance, l'élimination du produit se fait par le lait maternel. Un enfant né indemne peut ainsi être contaminé. Ce fut le cas
surtout dans les années 1980. "
Le Fonds d'aide aux victimes de l'agent orange a mené des tests sanguins dans les provinces où les raids chimiques ont été les
plus nombreux. " Les échantillons prélevés sur les populations des hauts plateaux de la province de Quan Tri, aux environs des
anciens champs de bataille, précise le Pr Le Cao Dai, ont encore pour la plupart un taux positif de dioxine, même si celui-là a
beaucoup baissé depuis les années de guerre. Il se situe à l'équivalence du taux de dioxine dans les pays industrialisés. Nous
avons recensé 15 000 personnes affectées dans la seule province de Quan Tri, au centre du Vietnam. Nous savons qu'entre
1970 et 1973 des chercheurs américains de l'université du Massachusetts avaient enquêté sur la nourriture au sud, en prélevant
des échantillons sur les marchés. Ils avaient relevé des taux de contamination de 297 pictogrammes pouvant aller jusqu'à 800
pictogrammes dans certains cas. Quand on sait qu'au-dessus de 5 pictogrammes, rien n'est mangeable, on peut être atterré par
l'ampleur des conséquences humanitaires sur des populations qui, durant les années de guerre, ont avalé cette nourriture
contaminée ! "
Les liens de cause à effet entre la dioxine et le développement de pathologies chez l'adulte et de malformations congénitales
semblent pour les scientifiques vietnamiens de plus en plus évidents. " On ne peut pas encore prouver scientifiquement que la
cause de ces horreurs est l'agent orange mais nous avons suffisamment d'éléments de preuves pour en avoir la conviction ",
nous confie le Dr Huynh Thi Minh Tam, présidente de la Croix-Rouge à Ho Chi Minh-Ville.
" Douze pour cent des échantillons de tissus humains prélevés à Hanoï, région où il n'y a pas eu d'épandage, sont positifs contre
82 % dans le sud. La moyenne est de 2 pictogrammes dans la capitale et de 19 pictogrammes au sud ", indique encore le Pr Le
Cau Dai. " Au Japon, aux Etats-Unis et dans les pays industrialisés, le taux se situe entre 6 pictogrammes à 7 pictogrammes.
Mais chez les vétérans ayant combattu dans le sud, il atteint 8,1 pictogrammes contre 1 pictogramme, le taux moyen de la
population générale à Hanoï. " · partir des premiers échantillonnages de tests à la dioxine menés jusqu'en décembre 1998, on a
estimé que 800 000 à un million de personnes sont atteintes de différentes formes pathologiques liées à l'agent orange. " Ces
chiffres, insiste le Pr. Le Cau Dai, peuvent changer tous les jours en fonction du décès des victimes et de la découverte de
nouveaux cas qui allongeront la liste. " Dans le nord, ce sont les anciens combattants qui en sont les principales victimes, dans le
sud, la population civile, dont 100 000 à 150 000 enfants. Cinq pour cent des vétérans qui ont combattu plus de cinq ans au
Sud-Vietnam ont des enfants handicapés contre 1 % dans la population générale et le taux de malformation dans la deuxième
génération est proportionnel au séjour de leur père dans les régions défoliées. Pour le Pr Nguyen Trong Nhan, président de la
Croix-Rouge vietnamienne et ancien ministre de la Santé, " chaque province du nord, compte entre 1 000 à 1 200 enfants
handicapés, fils et filles d'anciens combattants ".
Parallèlement à ces statistiques médicales, le ministère du Travail, des Invalides et des Affaires sociales a lancé l'an dernier une
enquête à l'échelle nationale auprès des vétérans, de leurs enfants et des fonctionnaires vietnamiens, sur la base d'un
questionnaire. " Selon les premiers résultats obtenus, nous informe le vice-ministre le Dr Dam Huu Dac, 500 000 personnes
souffrent des effets de l'agent orange et 74 000 enfants sont affectés. Ces chiffres sont en évolution constante. Le nombre réel
des victimes est bien plus élevé. · partir de ces données, on les estime à 2 millions. Il faut noter que l'enquête n'englobe pas
toute la population civile du sud, et que beaucoup trop de gens refusent de dire si leurs enfants ou eux-mêmes sont
handicapées, ce qui est mal vu dans les villages. Par ailleurs, les questionnaires envoyés concernent les personnes vivantes. On
ne sait rien encore sur les décès de ces dernières décennies liés aux toxiques. Il faudra des enquêtes supplémentaires. Mais il
faut avoir beaucoup de moyens financiers. Ce que nous n'avons pas. "
Des suppléments d'enquête, c'est ce que réclame avec insistance et une hypocrisie la plus totale le gouvernement américain
pour reconnaître ses responsabilités dans les séquelles de sa guerre au Vietnam. Or dès 1969, des expériences à l'Institut
national de la santé des Etats-Unis ont révélé des malformations congénitales chez les animaux de laboratoire soumis à la
dioxine. En août 1970, le sénateur Nelson déclarait au Congrès : " Il n'est pas impossible que notre pays ait déclenché une
bombe à retardement qui retentira sur les populations avec des incidences qui ne pourront être évaluées que dans un futur
lointain. " Mais l'opération Ranch Hand fut seulement arrêtée en 1971. Ironie du sort, la " bombe à retardement " dont parlait
Nelson allait aussi frapper les anciens GI's. Cent mille soldats américains auraient ainsi été exposés aux défoliants et
soixante-dix-huit mille ont, dès 1979, porté plainte pour être dédommagés. Chez les Américains aussi, les enfants sont atteints.
L'exemple le plus typique est celui de l'amiral Zumwalt, l'un des responsables de l'opération Ranch Hand. En 1988, son fils, un
ancien du Vietnam, mourait d'un cancer dû à l'agent orange et le fils de ce dernier est un handicapé profond.
Après avoir tenté pendant vingt ans de dissimuler les rapports médicaux sur les conséquences de la dioxine, le gouvernement
américain capitulait sous la pression des vétérans. En 1991, le Congrès votait l'" Orange Act " qui instituait une commission
d'étude. Celle-ci après avoir reconnu que la dangerosité de la dioxine avait été sous-estimée dix ans plus tôt, affirmait que le
produit était " un dérégulateur hormonal ayant de graves effets sur le système de reproduction du fotus en développement, sur
le cerveau et sur le système immunitaire ". Une dizaine de maladies comme les cancers du foie, du système respiratoire, de la
prostate, la chloracné, le sarcome des tissus mous etc. ont été officiellement reconnues en 1996 comme étant liées à l'agent
orange. Mais sur les 80 000 demandes d'indemnisations déposées par les anciens GI's, 4 000 seulement ont été acceptées.
Autant dire qu'on est plutôt sceptique du côté vietnamien pour obtenir un quelconque dédommagement. Pour le juriste Luu Van
Dat, " c'est un problème crucial qui peut obérer les relations entre les Etats-Unis et le Vietnam. Des avocats américains nous
ont conseillé de porter plainte devant les tribunaux américains. C'est ce que viennent de faire les associations sud-coréennes
d'anciens combattants du Vietnam qui ont réclamé 5 millions de dollars de compensation. Sur le plan juridique, nous sommes
prêts, nous avons réuni les conditions nécessaires. Mais, poursuit-il, notre démarche est suspendue à une décision
gouvernementale ". En fait, Hanoï ne désire pas pour le moment réclamer des compensations, ce qui pourrait mener à un
nouveau bras de fer avec Washington. Les autorités vietnamiennes souhaiteraient rester sur un plan humanitaire et bénéficier
d'une assistance importante dans la recherche scientifique et dans la prise en charge.
C'est ce que préconisait l'amiral Zumwalt : " Il serait temps, disait-il avant sa mort, de mener des recherches au Vietnam, qui
demeure sans conteste le plus vaste champ d'expérimentation de la dioxine dans l'histoire de l'humanité. " Et l'homme parlait en
toute connaissance de cause. Le pays doit encore livrer une bataille contre ce que les scientifiques révèlent être le sacrifice
national le plus indélébile : la détérioration des gènes qui se manifeste aujourd'hui à l'arrivée de la troisième génération de
Vietnamiens depuis le début de l'opération Ranch Hand. · Hanoï, une vingtaine de naissances de ce type ont été recensées et
226 dans la province peuplée de Ha Tay, proche de la capitale, qui a envoyé 400 000 soldats au front durant la guerre.
Par Dominique Bari - L'Humanité, le 21 Avril 2000.
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