Les libérateurs d'hier sont-ils oppresseurs du Vietnam d'aujourd'hui?
Le 30 avril 1975, Saïgon, capitale du Sud-Vietnam,
tombait aux mains des «rouges», mettant fin à la
guerre. Un quart de siècle plus tard, le pays réunifié
est plus divisé que jamais.
Saïgon, 30 avril 1975. La ville vient de tomber. Et la
guerre du Vietnam est finie. Après trente années de
conflit, d'abord contre les Français, ensuite contre les
Américains, les Vietnamiens sont réunis. Soutenus par la
guérilla vietcong du Sud, les communistes du Nord,
après avoir contraint les soldats de l'Oncle Sam à se
retirer d'un bourbier où ils ont laissé 58.000 hommes,
ont vaincu les troupes du Sud-Vietnam. Le pays est
ravagé - il a reçu 13 millions de tonnes de bombes. Il est
exsangue - plus de trois millions de Vietnamiens ont
péri. Mais il est réunifié.
Réunifié? Vingt-cinq ans après, le Vietnam est effectivement une seule entité
géographique. Qui continue, dans son ensemble, à subir les conséquences de la
guerre: les dégâts provoqués par les bombardements sont toujours en partie
visibles; on retrouve toujours des obus, mines antipersonnel et autres engins
non explosés, un risque quotidien pour la population; des bébés naissent
toujours avec des malformations dues au fameux «agent orange»; et les forêts
portent toujours les stigmates des largages de napalm.
Mais, un quart de siècle après la fin de la guerre, qu'existe-t-il au-delà de cet
héritage commun de douleurs et de peines? A bien y regarder, le Vietnam ne
semble pas plus uni aujourd'hui qu'il ne l'était alors.
Pour les habitants du Sud, au contact du mode de vie occidental jusqu'en 1975,
ceux du Nord, sous la férule communiste depuis quarante-cinq ans, ne sont
encore souvent que des paysans mal dégrossis, des barbares dont la victoire à
Saïgon s'est accompagnée d'une répression féroce - sans parler des
discriminations qu'ont subies, dans les écoles et les universités, les proches des
cadres sud-vietnamiens jusqu'au milieu des années 80.
Bouleversement démographique
De leur côté, les habitants du Nord, qui se considèrent comme plus
intellectuels, ne voient souvent dans les habitants du Sud que des affairistes
intéressés seulement par l'argent. La méfiance est de rigueur face à ceux qui ne
peuvent être que de mauvais communistes et Hanoï continue donc d'imposer ses
fonctionnaires au Sud, afin de le contrôler étroitement.
Mais la surveillance idéologique n'a jusqu'ici donné que peu de résultats - même
pour le nom de leur ville, les Saïgonais se sont toujours refusé, en privé bien sûr,
à utiliser la très politiquement correcte appellation de Hô Chi Minh-Ville. Les
différences politiques et culturelles se sont maintenues. Avec des répercussions
dans le domaine économique.
Affairiste ou pas, le Sud a toujours été plus dynamique sur ce plan. Comme, en
outre, il a conservé les infrastructures laissées par les Américains - alors que
celles du Nord étaient largement détruites par les bombardements -, c'est lui
qui, logiquement, a recueilli la majeure partie des investissements provenant des
Viet Kieu (la diaspora) et des Hoa Kieu (la communauté sino-vietnamienne)
lorsque le pays s'est timidement ouvert à l'économie de marché, après l'adoption
du Doi Moi (Renouveau) en 1986. D'où un essor bien plus marqué qu'au Nord. Et
une nouvelle source de ressentiment et de méfiance.
Et le régime communiste n'est pas au bout de ses peines. Un élément neuf est
en train de bousculer totalement cet antagonisme ancestral, de le dépasser. Et
il sert indirectement le Sud. Cet élément, c'est la démographie: plus de la moitié
des 77 millions de Vietnamiens ont aujourd'hui moins de 25 ans. Autrement dit, ils
sont nés après la guerre. Pour eux, au Nord comme au Sud, le patriotisme et le
culte du sang versé n'ont plus le même sens. Ils souhaitent d'abord pouvoir vivre
leur propre existence. Or, ils n'en ont pas les moyens, dans un pays où le revenu
par habitant est de moins de 300 dollars par an.
L'amertume des vétérans
Des centaines de milliers de jeunes universitaires vont directement grossir le
contingent des chômeurs - sans allocations, bien sûr -, faute d'emplois. Pour
survivre, c'est la débrouille, les petits boulots. Comme tous les jeunes, ils rêvent
de consommer. Mais l'austère régime communiste limite sévèrement tout ce qui
pourrait répandre l'influence «pernicieuse» de l'Occident et ne laisse guère
comme exutoire que le marché noir, où les produits sont hors de prix. Les
jeunes rêvent de s'amuser aussi. Mais rien n'est prévu pour eux - même les
infrastructures sportives sont quasiment inexistantes. Alors, la délinquence
augmente.
Vingt-cinq ans après la fin de la guerre, un constat s'impose: les communistes ne
sont plus en phase avec leur propre pays. Ils ne l'ont jamais été avec le Sud,
même s'ils y ont trouvé de nombreux alliés, les Vietcongs, à l'époque de la
guerre. Ils ne le sont pas avec les jeunes, force vive et avenir du pays. Ils ne le
sont plus avec leurs propres anciens combattants: laissés quasiment sans
ressources et sans aide après avoir combattu parfois pendant vingt ans ou plus
dans l'armée nord-vietnamienne, beaucoup, parmi les trois millions de vétérans
encore en vie, ne cachent pas leur amertume et leur désillusion.
Les «libérateurs» d'hier, hérauts de l'indépendance nationale, sont devenus des
oppresseurs, bâillonnant presse, syndicats, religions, et figeant dans le passé une
société qui veut vivre au présent. Juste une vieille garde qui s'accroche au
pouvoir et qui, pour cette raison, ne peut pas tourner la page de la guerre. Ni
vis-à-vis de son opinion publique ni face à l'extérieur: cinq ans après avoir
normalisé ses relations diplomatiques avec les Etats-Unis, le Vietnam n'est pas loin
du niveau zéro dans ses relations politiques et commerciales avec les Américains.
Et si les autres Occidentaux sont un peu moins malvenus, nécessités financières
obligent, Hanoï reste dominé par une bureaucratie qui n'arrive pas à se
débarrasser de son opacité pour offrir notamment un code des investissments
convenable.
Par Agnes Gorissen - Le Soir, le 29 Avril 2000.
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