Oc-éo, la cité perdue des rois khmers
50 ans après, les fouilles françaises
reprennent dans le delta du Mékong.
Cela faisait cinquante ans que
des archéologues
français n'étaient pas
retournés travailler
au Viêt-nam. Le
dernier d'entre eux, Louis Malleret, avait dû
interrompre ses fouilles en mars 1945, au moment du
coup de force japonais en Indochine. Il pensait
pouvoir revenir l'année suivante, mais n'avait eu
droit qu'à un rapide survol aérien du gisement. Tout
avait été laissé en plan, tel quel, en ce lieu qu'il
avait découvert en 1942. Et pas n'importe quel lieu.
Ce qui était, selon lui, la capitale du royaume du
Funan, autrement dit le premier grand Etat de toute
l'Asie du Sud-Est.
Depuis cet abandon contraint, un demi-siècle s'est
écoulé. Les rizières ont envahi le delta du Mékong.
Et c'est au milieu de ces grands miroirs verdoyants,
où se reflètent continuellement les nuages et le
ciel, que Pierre-Yves Manguin, de l'Efeo (Ecole
française d'Extrême-Orient), et son équipe ont
rejoint, au sud du village de Vong The, dans la
province d'An Giang, leurs collègues de la mission
vietnamienne dirigée par le professeur Vo Si Khai
(centre d'archéologie de l'Institut des sciences
sociales d'Ho Chi Minh-Ville), en février et mars.
Mine d'or. L'Asie du Sud-Est, Pierre-Yves Manguin
connaît. Depuis vingt ans, il «patauge» dans les
mangroves et autres zones marécageuses. Du côté de
Sumatra, il a découvert, au sud de Palembang, les
vestiges d'une ancienne cité marchande mentionnée
dans les Mille et Une Nuits (Libération du 14 avril
1998). Les fouilles en pareils endroits, au milieu
de la vase et des sangsues, lui ont d'ailleurs valu
l'admiration de ses confrères. Mais aurait-il
fouillé ici jadis qu'il aurait été à pied sec. En
1945, Oc-éo ignorait les rizières. C'était juste une
large plaine dominée par un imposant massif isolé,
le mont Bâ The. C'est de là que, au début des années
40, Louis Malleret, alors conservateur au musée de
Saïgon, voit arriver de plus en plus d'objets en or.
Intrigué, il veut en trouver la provenance exacte.
Ses recherches le conduisent en 1942 vers le village
de My Lam (l'actuel Vong The), où il fouille Go
Oc-éo, site éponyme qui a donné son nom à ladite
culture. Une culture fortement «hindouisée», qui
s'est développée dans le delta du Mékong, «la Mère
des eaux», entre le Ier et le VIe siècle de notre
ère.
Avec son vaste réseau de canaux, la plaine est à
cette époque un incomparable lieu de communication.
Des navires venus de la mer de Chine et du golfe de
Siam peuvent remonter très loin à l'intérieur des
terres. Les échanges commerciaux se multiplient avec
les cités locales du delta, et aussi avec d'autres
cultures de l'Indochine, avec l'Inde, la Chine,
l'Indonésie et même... le monde méditerranéen! La
preuve: en 1944 ont été découverts en ces lieux des
monnaies d'or à l'effigie d'Antonin le Pieux (datant
de 152 ap. J.-C.) ou de Marc Aurèle ainsi que des
bas-reliefs représentant des rois perses. Reste
qu'il fallait fouiller sans perdre de temps, à cause
du pillage incessant que connaît le delta depuis des
siècles. Voilà longtemps que les paysans ont compris
qu'en creusant un peu on finit toujours par remonter
quelque chose: poteries, statues, bijoux et surtout
de l'or! Si les archéologues vietnamiens ont réussi
à sauver de nombreux objets de cette culture, tel
cet extraordinaire bouddha de bois, haut d'environ
deux mètres, que l'on peut admirer avec d'autres
trésors dans le petit musée provincial de Long
Xuyen, c'est que, depuis 1979 (trois ans à peine
après la fin de la guerre avec les Etats-Unis), ils
ont tenté, avec les faibles moyens dont ils
disposaient, d'entreprendre un maximum de fouilles
pour sauver ce qui pouvait l'être.
Roi légendaire. Et si Pierre-Yves Manguin a décidé
de revenir ici, c'est qu'il reste tout ou presque à
comprendre de ce quasi mythique royaume du Funan,
dont la légende dit que le premier roi, noble
guerrier du nom de Kaundynia, est venu d'un lointain
pays: «On ne sait pas qui sont les populations qui
peuplaient cet Etat. La seule chose dont on soit
sûr, c'est que ce ne sont pas des Vietnamiens,
arrivés dans le delta au XVIIe siècle seulement.» Et
de rappeler que, du temps de Malleret, dans les
années 40, «la toponymie de la région était
totalement khmère. Regardez où nous sommes», dit-il
en indiquant la direction de la frontière
cambodgienne, à moins de 100 km. Du temps du Funan,
y aurait-il eu là un peuplement protokhmer? «Le
Funan, on sait où il se trouve, mais on ne sait pas
encore très bien ce que c'est, poursuit le
chercheur. Trente pages d'un texte chinois du IIIe
siècle de notre ère parlent de ce royaume. Pour le
delta, on possède une dizaine de textes en
sanskrit.»
De l'ordre. Après cette période, le sol ne livre que
de la céramique et de la brique khmère, montrant que
le royaume du Funan n'a pas duré au-delà du VIIe
siècle. Dans quelles conditions a-t-il disparu?
Mystère. L'énigme est d'autant plus difficile à
résoudre qu'elle est politiquement «sensible». Au
Viêt-nam, on dit «post-Oc-éo» pour ne pas dire
«Khmers». Mais, pour Pierre-Yves Manguin, il est
fondamental de reprendre les fouilles interrompues
de Louis Malleret. Il faut dater le monument de Go
Cai Thi, découvert à l'époque, retrouver les
différents niveaux d'occupation, remettre de l'ordre
dans les objets et oeuvres d'art collectés un peu
partout dans le delta et inventorier tout ce qui a
été découvert. Peut-on encore dire qu'Oc-éo fut la
capitale du Funan, comme le pensait Malleret?
Depuis, de nouvelles découvertes, au Viêt-nam et
ailleurs, tendraient à prouver qu'il s'agissait
plutôt d'une importante ville portuaire. D'après
Pierre-Yves Manguin, ce qui a été trouvé pour
l'instant ne constitue pas les attributs d'un grand
centre. Quelques éléments indiqueraient même un
abandon, une destruction des lieux, et certaines
briques semblent vitrifiées par endroits. Y a-t-il
eu un vaste incendie? Une guerre? Un violent
bouleversement climatique? Oc-éo et ses trésors en
statuaires, poteries et monnaies d'or qui confirment
l'existence du royaume du Funan font redoubler le
désir des archéologues de trouver enfin la capitale.
Par Bernadette Arnaud - LIBERATION, le 11 Mai 1999.
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