~ Le Viêt Nam, aujourd'hui. ~
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Du foot, des nems et des dollars

LES Vietnamiens sont fous de football. En octobre dernier, en apprenant que l'équipe nationale avait terminé troisième aux jeux Asiatiques, les jeunes se sont emparés de la rue. 'A Hanoi, ce fut un délire, des escouades de Honda, Yamaha, Suzuki, bondissaient des quartiers périphériques vers le centre-ville, pétaradant dans l'avenue Hung-Vuong que bordent le palais présidentiel, les ministères et sièges administratifs, envahissant la grand-rue Dien-Bien-Phu, assourdissant les calmes allées qui enserrent le lac de l'Epée restituée. Hanoi frémissait sous une marée de drapeaux rouges brandis par les jeunes motards au nom du foot. Ce fut l'occasion d'un véritable défoulement que la police, vers 2 heures du matin, eut du mal à maîtriser devant le mausolée de l'Oncle Ho...'. Un mois après l'événement, un témoin de la scène en est encore estomaqué. Un temps de réflexion. Puis ce constat: 'En fait ce n'est pas étonnant, ce sont les enfants de la paix et de 'Dôi Moi' (le Renouveau).

Depuis 1975, date de la fin de la guerre américaine, la population a augmenté de 60%. Plus de la moitié des 76 millions de Vietnamiens ont donc moins de vingt ans. C'est une génération entrée de plein pied dans la paix. Une 'drôle de paix' certes, jusqu'au début des années quatre-vingt-dix, qui trébuche sur les ondes de choc idéologiques: collectivisation des terres, économie planifiée, d'un côté, et, de l'autre, maintien de l'embargo économique sur le Vietnam tenu isolé de sa région géographique, le Sud-Est asiatique. Après les années de feu, puis les années de doute, le pays est parti à la recherche de lui-même, de son histoire, de son avenir, de son propre pouls.

'Pour les progressistes occidentaux, on dirait qu'il y a toujours un malentendu avec le Vietnam', remarque un vieil observateur de ce pays. 'Ils se sont imaginés un peuple ascète, austère, frugal parce que la guerre lui avait imposé l'ascétisme, l'austérité, la frugalité'. Les Vietnamiens manifestent aujourd'hui un solide appétit de consommation qui compense cinquante années de frustrations. Une décennie de 'renouveau' où enfin a éclaté le trop plein de vie si longtemps contenu, hors des nostalgies et des souvenirs sanglants. Bien sûr, les signes extérieurs de ce changement en profondeur qui a fait passer le pays de la pénurie généralisée à une amélioration du niveau de vie moyen - lequel a doublé en dix ans - s'entrechoquent.



Du 'Hanoi Hilton' au 'Hanoi Tower'



La capitale d'abord, toujours présentée comme puritaine et bégueule face à sa turbulente rivale méridionale qu'est l'ex-Saigon, a balayé ce vieux cliché. La cité des 'Trente-Six Rues et Guildes', a retrouvé vie à travers ses marchés, ses rues animées. Il y a moins de vingt ans, j'avais vu ce centre-ville déserté, fermé, mortifié. Les taxis ont fait une apparition remarquée à Hanoi, les moto-ôm, qui prennent un ou deux passagers, ont détrôné les cyclo-pousses qui se raréfient. Les bicyclettes ont pris un air ringard.

Le clinquant des nouvelles constructions, hôtels et bureaux, ne cache pas un habitat vétuste, une précarité sanitaire persistante. Le luxueux complexe hôtelier du 'Hanoi Tower', tout de simili-marbre rose, a dévoré la moitié de l'ancienne prison centrale de Hoa Lo, où furent enfermés des milliers de patriotes durant la guerre coloniale. Les pilotes américains abattus qui y étaient détenus l'avaient baptisée le 'Hanoi Hilton '. Du 'Hanoi Hilton' au 'Hanoi Tower', il n'y a désormais qu'un pas. L'Histoire prend parfois des raccourcis ravageurs! Au coeur de Hanoi, le Métropole, ancien hôtel 'Thong Niat' (Réunification), est redevenu le palace de l'époque française, géré par Sofitel à 2.000 francs la nuit. A deux pas de là, un immeuble massif en construction, destiné à des bureaux, projette déjà son ombre sur le petit bijou d'architecture qu'est l'opéra de la capitale. A la périphérie, le géant sud-coréen Daewoo a inauguré l'an passé un hôtel de trois cents chambres, doublé d'un centre commercial. In extremis, d'autres projets d'aménagement qui prévoyaient une champignonnière de ciment et de verre autour du Grand Lac, ont été déplacés vers l'extérieur de la ville.

Va pour le tape-à-l'oeil, le tout-venant d'un pays en développement qui hésite à se livrer au tout-mirage de l'économie de marché mais laisse sa bureaucratie y prendre un bain de corruption. Evidemment, au Vietnam pas plus qu'ailleurs. Mais plus insupportable parce, justement, il s'agit du Vietnam. Des fortunes se construisent en quelques mois dans des affaires glauques dont les protagonistes claquent en une soirée des centaines de dollars dans les boîtes, cafés et restaurants à la mode. On compte beaucoup en dollars. Le billet vert tient lieu de monnaie à part égale avec le dong, la monnaie nationale pourtant stabilisée depuis plusieurs années. Une caste de privilégiés, une jeunesse dorée, montrent le bout du nez. En bordure du Lac de l'Ouest, les 'nouveaux riches' souvent aidés par une parentèle Viet Kieu (les Vietnamiens d'outre-mer) se font construire des villas si clinquantes que le quartier a été surnommé Disneyland.

L'autre face du Renouveau, pour être plus modeste n'en est que plus attachante. Depuis une dizaine d'années, pour une grande partie des Vietnamiens, un certain mieux-être, construit à coups de petites choses, a grignoté la misère. Essentiellement dans les zones urbaines et le long des grands axes de communication. Même si le revenu moyen annuel reste un des plus bas du monde avec 200 dollars par habitant, la croissance de ces dernières années, de 9% l'an, a ouvert des perspectives.



Des petits commerces de bout de trottoir



On s'adonne avec fougue au petit commerce, avec les maisons qui se transforment en boutiques, en étals divers... Ces activités de bout de trottoir sont souvent le fait d'un deuxième boulot, le soir, et sources des plus gros revenus familiaux. Depuis trois ans, chaque fin d'après midi, Mme Thuy tire de son salon du rez-de-chaussée transformé en cuisine, une table basse et de minuscules tabourets qu'elle installe sur le trottoir de la Ngyen Huy Tu. Elle sert jusqu'à 22 heures ce qui est tard pour Hanoi, de la soupe, le fameux 'pho', les raviolis frits, les nems... pour quelques francs. Au fond de la pièce, derrière les réchauds, on peut apercevoir son premier gros achat: l'inévitable motocyclette.

A vingt et un ans, Liem construit encore son avenir à coups de rêve. Cette ancienne étudiante en chimie a dû surmonter la déception de ne pas trouver de travail dans sa branche à la sortie de l'université. Depuis un mois et demi, elle pèse des paquets de gâteaux pour 50 dollars par mois dans une biscuiterie de Hanoi. Un salaire que peuvent lui envier bien des fonctionnaires. Elle vit chez ses parents et économise pour se payer des cours d'anglais, un atout pour se trouver un meilleur boulot.

La politique d'ouverture a aussi amplement facilité les déplacements de population dans le pays, pour le tourisme ou les affaires. La plage de Tra Cô allonge ses 27 kilomètres de sable fin jusqu'à la Chine voisine. Tra Cô est la plage de Mongcai, ville frontalière en pleine expansion commerciale et touristique de la province de Quang Ninh. Le crachin automnal a chassé les touristes du littoral. L'immensité sablonneuse appartient aux gamins, aux oiseaux... Un brin d'animation traverse le village planté près de la grève: une noce de campagne à la George Sand, avec mariée en robe blanche et voile de tulle, serpente jusqu'à l'église gothico-coloniale, construite par les Français au début du siècle. Le son des cloches couvre le ronronnement du générateur du restaurant de Mme Thi. La tempête a fait sauter le réseau électrique. Depuis 1991, Thi et sa soeur se sont installées dans ce hameau et ont ouvert leur restaurant de fruits de mer face à la plage.



En direct de la poste de Mongcai



A quarante et un ans, Thi pense que le plus dur est désormais derrière elle. Originaires de Hai Dong, dans la province de Thai Binh, pauvre et surpeuplée, elles ont d'abord tenté leur chance dans la capitale où l'aînée avait un minuscule étal sur un marché. La région de Mongcai en pleine expansion les a tentées. Elles ont appris à faire la cuisine, la famille s'est cotisée pour les aider à ouvrir leur restaurant. Leurs maris sont restés à Hai Dong, et elles vivent à Tra Cô avec leurs enfants. Les plus âgés les aident après l'école. Un gamin d'une douzaine d'années, en jean et t-shirt orné d'un ' Elle mode', installe les tables. 'Les débuts ont été difficiles. Nous étions des étrangères à la région, mais le tourisme s'est développé. Les cars de Chinois se déversent l'été à Tra Cô'. Thi et sa soeur se refusent toute sortie ou loisir. Elles travaillent d'arrache-pied et 'économisent pour leurs vieux jours' qu'elles iront passer dans leur village natal où une maison toute neuve les attend.

Détruite durant la courte guerre sino-vietnamienne en 1979, la petite cité de Mongcai renaît de ses cendres, le long de l'étroite rivière de Song Ka Long que les Chinois nomment Beilun. Trois mètres d'eau et de boue séparent les deux pays. Il y a cinq ans, de la rive chinoise que je visitais alors, nous n'apercevions que des ruines. Celles de Mongcai et du pont de l'Amitié détruit au cours des affrontements. Tout a été rebâti et les flux frontaliers ont repris leurs droits. Mongcai bourdonne autour de son marché privé où Vietnamiens et Chinois échangent tout ce qu'il est possible de vendre. Des caleçons aux devises. La poste centrale ne désemplit pas. Elle est ouverte toute la nuit. Les intermédiaires s'y bousculent pour y prendre des ordres et communiquer au reste du pays le taux de la chemise ou le cours du change sur le marché frontalier. Faudra-t-il acheter?

DOMINIQUE BARI

L'Humanité, le 29 Décembre 97.