Chirac à Hanoï pour ancrer la normalisation
Le président de la République arrive aujourd'hui au Vietnam à la tête d'une délégation de chefs d'entreprise
HANOI - Une partie de la délégation de chefs d'entreprise qui l'accompagne est déjà sur place et c'est aujourd'hui, après une courte halte à Singapour, que Jacques Chirac arrive à Hanoï, accompagné du ministre délégué au Commerce extérieur, François Loos, mais aussi de sa femme Bernadette Chirac. Le chef de l'État français, qui reste trois jours au Vietnam, effectuera dans un premier temps une visite d'État, puis à partir de demain soir, participera au cinquième sommet de l'Asem (Dialogue Europe-Asie) dont le principal objet est son élargissement aux dix nouveaux membres de l'Union européenne, et pour l'Asie, au Cambodge, au Laos, et surtout à la Birmanie. L'adhésion de ce dernier pays a fait l'objet d'âpres discussions entre Européens et asiatiques. Finalement, les deux parties sont arrivées à un compromis : que ce pays ne soit représenté à l'Asem que par un simple ministre. La France espère sans grand espoir pouvoir convaincre à cette occasion la Birmanie d'évoluer, notamment en ce qui concerne la détention du Prix Nobel de la paix, Aung San Suu Kyi.
La visite au Vietnam de Jacques Chirac qui s'inscrit dans le cadre de la normalisation entamée par François Mitterrand en 1993, devrait en tout cas permettre de renforcer la «relation cordiale et amicale» qu'entretiennent les deux États. Intervenant après une visite du président français en 1997 et alors que cela fait cinquante ans que les accords de Genève, prévoyant une partition du Vietnam en deux États, ont été signés, elle devrait permettre la signature de contrats et conventions avec ce pays de 80 millions d'habitants dont la croissance atteint 7%.
Considérant le Vietnam comme une porte d'entrée sur le marché asiatique, la France entend multiplier les échanges politiques et commerciaux en faisant le pari que cette dynamique sera favorable à la démocratie et aux droits de l'homme dans ce régime communiste à Parti unique. La France est également prête à participer à la formation des élites locales et envisage d'augmenter les bourses d'étudiants.
Par Anne Fulda - Le Figaro - 6 Octobre 2004
Le Vietnam ne pense plus qu'au «business»
Cinquante ans après le départ des Français, la course à l'argent est devenue, comme en Chine, le moteur de la société
HANOI - Dans les rues de la capitale vietnamienne, de discrètes banderoles rappellent que ce 10 octobre, il y aura cinquante ans exactement, les communistes vietnamiens prenaient la place des Français à Hanoï. Une guerre ayant chassé l'autre jusqu'en 1979 (avec cette année-là les conflits contre les Chinois et les Khmers rouges), l'anniversaire ne rappelle plus des souvenirs qu'à une petite partie de la population : 75% des 82 millions de Vietnamiens sont nés après 1975, l'année cruciale de l'unification du pays.
Du Nord ou du Sud du pays, qui finalement a gagné l'après-guerre au Vietnam ? Alors que le régime à Hanoï ne desserre pas un instant son étau sur la vie politique, la réponse à la question n'est pas évidente, tant les valeurs commerçantes et affairistes de Saïgon ont maintenant triomphé, faisant rêver tous les habitants du pays. «Les Nations unies mesurent régulièrement, par un indice, l'optimisme des populations dans le monde, et le Vietnam se classe en tête», observe un diplomate européen à Hanoï.
«Vive l'avenir !», proclament donc les Vietnamiens qui ont jeté le marxisme-léninisme aux orties et auxquels il reste la figure paternelle, bienveillante, de «l'Oncle» Hô Chi Minh, des hauts fonctionnaires largement corrompus, et une trentaine de dirigeants communistes âgés qui font tomber les têtes des pourris pour ne pas discréditer le système, en attendant que de nouvelles élites plus jeunes, mieux préparées à la gestion d'un Etat moderne, puissent prendre la relève. «Tant que le Parti communiste maintient un développement satisfaisant, les gens n'ont pas intérêt à s'intéresser à la politique, car ils ont ce qu'ils veulent», résume Long, 34 ans, qui travaille dans une grande organisation internationale en attendant de fonder son entreprise.
Depuis dix ans, le Vietnam tout entier ne pense plus qu'au «business». Sur les 140 000 entreprises vietnamiennes, la moitié a moins de six années d'existence. Et le rythme s'accélère, avec 600 sociétés créées chaque semaine, dotées d'un capital moyen de 140 000 dollars américains.
Le pays, par son dynamisme, est un décalque de la Chine, tant les dirigeants ont copié les recettes de Deng Xiaoping, toujours avec cinq années de retard. «Pendant les trente années de guerre, observe Kim Ngoc, le rédacteur en chef de Vietnam Investment Review, nous n'avons pas pu former les gens. C'est ce qui nous a ralentis.»
Malgré cet amateurisme qui est aussi à l'origine des dysfonctionnements actuels de l'administration centrale, le régime n'a pas à rougir de son bilan. Le Vietnam affiche depuis une décennie une croissance régulière de 7% l'an, un développement tiré à 90% par le secteur privé, le pays est devenu le troisième exportateur mondial de riz, et son libéralisme économique assure vaille que vaille un emploi, même mal payé, aux 2 millions de jeunes qui arrivent tous les ans sur le marché du travail. Le PNB vietnamien a doublé en quinze ans, même si les 64 millions d'habitants vivant encore de l'agriculture sont aujourd'hui à la traîne de l'enrichissement général, avec un revenu moyen de 470 dollars américains par an et par personne.
Vu du côté cour, le «miracle vietnamien» est moins présentable. C'est même une foire d'empoigne.
Au bas de l'échelle sociale, les 53 ethnies minoritaires du pays représentent 15% de la population et sont réparties sur les deux tiers du territoire, les parties montagneuses. Bien qu'elles fassent officiellement l'objet d'une «discrimination positive» pour accéder à des emplois réservés ou à des bourses universitaires, ces ethnies sont les laissées-pour-compte du miracle. Une infime partie des crédits qui leur sont alloués – «moins de 20%», précise un spécialiste de la Banque mondiale – leur est distribuée.
La pression démographique au Vietnam est si forte que ces populations sont régulièrement repoussées, privées de leurs territoires. Sur le plateau du centre du pays, la ville de Ban Me Thuât est fermée aux étrangers, tant les affrontements entre colons viets et les Jaraï, Hre et Co sont fréquents, pour le contrôle des terres à caféiers.
Au nord-ouest du Vietnam, 120 000 Hmongs, Thais Thays et Daos (21 000 foyers) vont être déplacés pour construire un immense barrage qui rayera de la carte leur vallée de Lai Chan. Le gouvernement a alloué 660 millions de dollars pour leur relocation. Mais les réactions sont violentes. L'aéroport de Son La et la route qui mène à la région ont été fermés pour deux ans, officiellement «pour des travaux de rénovation». «Il y a déjà eu plusieurs manifestations de ces ethnies, des gens que l'on ne broie pas facilement, explique un spécialiste européen de ces populations, car l'on déplace les gens vers des zones où les terres agricoles ont déjà été attribuées.» La cible principale des autorités de Hanoï est l'ethnie Hmong, 780 000 nomades montagnards soupçonnés de vouloir créer un «royaume», sans souci des frontières existantes. Pour les réduire, les militaires laotiens et vietnamiens coopèrent étroitement.
L'autre point chaud du pays est le delta du fleuve Rouge, le berceau de la civilisation des Viets, où 13 millions de paysans s'entassent, disposant en moyenne de 360 mètres carrés de rizières par personne (0,12 ha pour une famille de quatre personnes). La moitié d'entre eux, les moins entreprenants, vit au seuil de la pauvreté, ne survivant qu'en allant parfois se louer comme ouvriers à Hanoï ou Haiphong, pour 20 dollars par mois. «Ils sont au bout de la chaîne de la prospérité, ils n'ont aucun service à vendre aux autres, et en plus on les taxe», constate un agronome vietnamien.
Les grands vainqueurs de l'après-guerre sont les citadins, à Saïgon et Hanoï. Lorsqu'en 1975 les soldats nord-vietnamiens entrèrent dans la capitale du sud, ils y découvrirent un monde inconnu, inimaginable, regorgeant de postes de radio, de vélos, de réfrigérateurs, de postes de télévision. Ces biens, remontés vers le nord, furent revendus par «la porte de service» aux habitants de Hanoï. Avec la réunification, l'ère du trafic commençait.
Le mouvement s'est étendu à tous. Ici, c'est une institutrice gagnant 40 dollars par mois qui fait cours exclusivement aux deux premières rangées des élèves de sa classe, ceux dont les parents ont pu régler un supplément indispensable à son salaire. Là, un médecin qui soigne seulement ceux qui peuvent payer. «Comment un directeur de société d'Etat, qui gagne officiellement 80 dollars par mois, peut-il s'offrir trois maisons et une grosse voiture allemande ?», s'interroge un diplomate européen. «Pendant quinze ans, ajoute-t-il, les dignitaires du régime se sont gavés.» La course à l'argent est tellement frénétique que le système de la corruption s'est institutionnalisé : «Une charge de comptable d'entreprise publique s'achète 50 000 dollars, pour un salaire théorique de 60 dollars par mois», explique Lan, une journaliste, «pendant trois ans, vous en vivez très bien, et vous pouvez ensuite vous offrir une charge plus chère».
Il ne se passe plus de semaines sans qu'un nouveau scandale n'éclate, n'épargnant plus aucun des fils de dirigeants qui ont mis les entreprises publiques en coupe réglée. Les chefs du Parti communiste qui ont gagné la guerre (ils ont en moyenne 70 ans) auraient-ils compris le danger de laisser le pouvoir à leurs enfants corrompus ? «Tout le monde est d'accord pour parler des choses grises dans notre pays, y compris les dirigeants», affirme Duong Trung Quoc, député et historien, avant d'ajouter : «C'est vrai, la transition a été trop rapide, les solutions aux problèmes pas assez vite mises en place. Mais c'est l'esprit de la révolution qui nous a permis de chasser deux grands pays étrangers, la France et les Etats-Unis. Et cet esprit-là n'est pas mort.»
Par François Hauter - Le Figaro - 6 Octobre 2004
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