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Nguyên Huy Thiêp, en solitaire

Surveillé un temps par les autorités vietnamiennes, ce nouvelliste à la prose subtile et à la cruauté feutrée est devenu la figure de proue d'une littérature qui cherche à se réapproprier une langue, une histoire. Et, à travers elles, une grandeur d'âme disparue.

Agapes dans un restaurant dit « vietnamien » de Paris. Petit banquet pour six convives. Crevettes frites (succulentes), plats divers, à base de riz, de nouilles sautées, viandes, épices, sauces aigres-douces. En fin de repas, Marion Hennebert, l'éditrice française de Nguyên Huy Thiêp, suggère que son auteur émette un jugement gastronomique sur ces mets « vietnamiens ». Nguyên Huy Thiêp est un homme poli, discret, malicieux. Il se contentera de remarquer, avec un petit sourire en coin, qu'il a entendu parler chinois dans les cuisines. Et, lorsqu'un convive lui demande ce qu'il pense des romans de Duong Thu Huong (1), sa « concurrente », surmédiatisée depuis qu'un ministre de la culture français (Jacques Toubon) l'a décorée, provoquant un incident diplomatique avec les autorités vietnamiennes, qui considèrent qu'elle « porte atteinte aux valeurs de son pays », Thiêp lâche en souriant que c'est une romancière aux ambitions moins littéraires que les siennes, qu'elle s'inscrit plutôt dans un contexte de lutte ouverte contre le système politique et que ses écrits sont à l'image du repas qui s'achève : tout le monde a grappillé d'une assiette à l'autre, mais il y a des restes.

On peut lui faire confiance. Historien de formation, puis enseignant, et illustrateur de manuels scolaires, Nguyên Huy Thiêp a tenu un restaurant à Hanoï lorsque ses textes (abondamment repris dans les revues) l'ont soumis aux soupçons et qu'il devait camoufler ses manuscrits sous la terre de sa maison de bois et de bambou. Cet adepte de la métaphore culinaire évoque d'ailleurs l'évolution des conditions de vie de ses compatriotes en termes dignes d'Orwell (dans La Ferme des animaux) : « Avant la politique de rénovation lancée par le Parti communiste en 1987, ils vivaient comme des animaux enfermés dans une étable qui attendaient d'être nourris par leurs maîtres. Après, ils ont pu brouter en liberté autour de l'étable. » Cette fameuse date, l'incontournable année 1987, sonne la fin d'une dictature totalitaire qui avait provoqué une débâcle économique et une répression culturelle, comme en URSS. Cette année-là, le 6ème congrès du Parti communiste vietnamien proclama l'urgence d'un « renouveau », autorisa le développement d'une économie de marché « sans foi ni loi », et son secrétaire général lança un mot d'ordre : « Dire la vérité sans détour ». Journalistes et écrivains s'engouffrèrent dans la brèche. « Ce fut, dit Thiêp, qui tient à sa comparaison rurale, comme si l'on avait ouvert l'étable et que le bétail se ruait dehors. » A l'heure où se brisait le carcan de la langue de bois, une littérature nouvelle s'élabora, cherchant à réinventer un langage, à « se réapproprier une langue et, à travers elle, l'histoire, les douleurs passées, les incertitudes à venir, pour donner un sens à la vie, à l'écriture », dit l'un de ses traducteurs, Phan Huy Duong. Au coeur de cette embellie, un texte fait l'effet d'une bombe, provoquant des polémiques au sein du milieu littéraire et « un séisme dans l'opinion publique » : il s'agit d'une nouvelle intitulée « Un général à la retraite ». L'auteur ? Nguyên Huy Thiêp, né en 1950, désormais considéré comme « la figure de proue » de la littérature vietnamienne moderne.

Ce sont ses nombreux voyages dans le pays, pendant les années 80, qui l'ont poussé à écrire : « Ce que j'ai vu m'a ému, et frappé. » Ainsi que la dévotion à quelques modèles chinois, russes et français (tiercé d'oppresseurs), parmi lesquels Pouchkine et Gogol, Flaubert et Maupassant. Aujourd'hui, si Thiêp est devenu un modèle, tant chez lui que dans la diaspora vietnamienne aux Etats-Unis, en France, en Europe de l'Est, c'est à cause de ce qu'il évoque dans ses nouvelles, petites histoires limpides à la cruauté feutrée, mais aussi grâce à un style subtil, ciselé, difficile à percevoir dans ses traductions, qui se réfère à une vieille culture orale, aux racines d'une société matriarcale. Les Vietnamiens disent y retrouver, musicalement condensée, une âme nationale. Ils les connaissent par coeur. Elles sont régulièrement rééditées. Peu soucieuses d'exprimer la politique officielle, elles privilégient l'individu, ses joies, ses peines, ses conditions de vie. Thiêp a aussi signé des pièces. Il rêve que la plus récente, une comédie politique et philosophique au message universel, soit jouée en France.

Mais, malgré l'ouverture décrétée par le pouvoir, Nguyên Huy Thiêp dérangeait. Ses textes firent l'objet d'une campagne de dénigrement, furent interdits. En 1988, le directeur de la revue Van Nghe, qui l'avait publié, fut démis de ses fonctions. En 1989, c'est Tran Do, le président de la commission des arts et de la culture du Parti communiste vietnamien, qui fut écarté à son tour, pour avoir favorisé un tel laxisme. Thiêp est resté un marginal, haï par ses compatriotes de l'Union des écrivains, prompts à la propagande. De son côté, il n'hésite pas à les dépeindre férocement, tel ce Không, « oiseau de malheur », adepte de Lorca et de Whitman, qui fréquente un couple marié « pour des mobiles bien moins nobles que l'amour de la poésie » : séduire une honnête femme. Ou ce K, professeur agrégé dont les écrits sont considérés comme « des coups de cravache qui incitent le cheval de la création littéraire à foncer sans dévier du droit chemin », qui prône le sens du sacrifice, le strict respect de la grammaire et le réalisme, et accuse à tort l'un de ses élèves d'avoir trahi la vérité (2). « Si les écrivains officiels sont à ce point acharnés à ne parler des oeuvres qu'en termes de littérature, d'émotion, de sensibilité, c'est qu'il y a une raison », commente Thiêp, qui, se dépeignant en « chevalier errant, solitaire » porté sur la fraternité et la compassion, ne s'empare du réel que pour le dénoncer, refuser le non-dit.

Qu'est-ce qui, dans « Un général à la retraite », a bien pu inquiéter à ce point les autorités ? Sous ses allures mélancoliques, son style glacé, cette chronique d'une vie familiale dépeint la fin de la vie et la mort d'un vieil officier qui fut une figure emblématique de la révolution, et, à travers ses derniers actes, l'expiation d'une faute, l'apprentissage d'un deuil. Bilan amer pour cet homme dont l'épouse est devenue folle, dont le demi-frère est ivrogne et fripouille, et dont la belle-fille, chargée des avortements à la maternité locale, ramène à la maison des foetus dans une bouteille Thermos pour nourrir les cochons et les chiens bergers qu'elle élève pour s'enrichir. « Mon père désigna les marmites en ébullition où l'on pouvait voir flotter quelques morceaux brunâtres. Je demeurai interdit. Mon père pleurait. De rage, il lança la bouteille Thermos sur la meute de chiens : »Misérables ! je n'ai pas besoin de cette richesse là ! «»

Evoquant tout un pan de valeurs qui s'effondrent, les aliénations d'un peuple déboussolé, Thiêp fait ici allusion à la perversion cannibale de ses concitoyens. Le Vietnam qu'il décrit avec tant de crudité est en proie aux famines : sexuelle, morale, alimentaire. L'obsession de la nourriture court dans tout le recueil, où rien n'est plus recherché qu'une initiation à « l'art de cuisiner les vessies de poisson, les champignons, ainsi que celui de réussir un poulet à l'étouffée ». Les foetus qui mijotent sont destinés à nourrir des chiens que vont manger des hommes. La mère va mourir sevrée, le père retournera se faire tuer à la guerre, et Thiêp vantera avec une ironie caustique la beauté d'un pays digne de la « lanterne magique ». Les autres nouvelles du recueil cachent d'autres insinuations : dans « La Dernière Goutte de sang », une malédiction poursuit durant cent ans la progéniture mâle d'une lignée ; dans « Le Sel de la forêt », un chasseur redécouvre en lui des restes d'humanité en observant la solidarité d'une famille de singes. « La littérature doit faire fi de tout. Se plonger dans la fange et la brasser jusqu'à ce que ses éclaboussures se métamorphosent en art, voilà le génie ! » écrit Thiêp. Au fil de ses récits, chroniques contemporaines, chroniques historiques ou contes, Thiêp quête chez ses personnages une grandeur d'âme disparue et, tel un chasseur de papillons, il cherche à capter dans sa prose un trésor enfoui, scintillement minuscule où souffler comme sur une braise pour retrouver la voie du bonheur. Ce secret, il est niché dans « Le Coeur du tigre » : transparent comme le cristal, le muscle du félin est doué d'un pouvoir magique, « celui d'éloigner tous les maléfices et de guérir de tous les maux ». Y compris de sauver une belle, ou un pays, de la paralysie. Mais, dans la nouvelle, on retrouve le tigre mort, et son coeur arraché. Qui l'a volé ?

Par Jean Luc Douin - Le Monde, le 14 Juillet 2000.

(1) Auteur de Roman sans titreet Histoire d'amour racontée avant l'aube, aux éditions Picquier.
(2) Voir « Cun », dans le recueil Terre des éphémères, traduit du vietnamien par Phan Huy Duong. Picquier/Poche, 296 p., 55 F (8,38 euros ).

Extrait : « Il existe plusieurs sortes de littérature, dit M. Binh Chi. Il y a celle qui permet de gagner son pain ; il y a celle qui incite l'homme à devenir meilleur ; il y a celle qui lui sert de refuge pour fuir la vie et l'action. Il y en a même qui peuvent semer le désordre. » M. Gia s'écria : « Je crois bien que j'ai compris. Je suis boucher, je connais bien la question. C'est comme pour le cochon : il y a le jambon, la tête, le filet, le lard, mais tout ça, c'est encore du cochon. » M. Binh Chi dit : « C'est exact. Aussi, quelle sorte de littérature désirez-vous faire acquérir à votre petit-fils ? » M. Gia répondit : « Je pense que la poitrine est un morceau comme il faut : il y a du maigre, il y a du gras, beaucoup de gens l'achètent, il n'est jamais exposé à la mévente. Alors, s'il existe une littérature qui ressemble à cela, c'est-à-dire de qualité moyenne et qui peut contenter beaucoup de gens » M. Binh Chi dit : « Je crois que j'ai compris, moi aussi. Ce que vous désirez, c'est une littérature qui permet de devenir mandarin. » (Extrait page 93 de la nouvelle intitulée « La Dernière Goutte de sang » dans Un général à la retraite, L'Aube/poche, 1994.)
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Photos de Patrick Guénin - le 4 avril 2000 à la librairie "Le Phénix", Paris