Le calvaire du caporal Ngodinh Nang
Ngodinh Nang a cinquante-trois ans, est originaire de la province de Thang Hoa au sud de Hanoï. Il y vit encore aujourd'hui.
Ou plutôt il tente d'y survivre. Nang est un paysan, un vétéran. Nous l'avons rencontré au Village de l'amitié de Van Canh où il
est pris en charge pour des soins. C'est un petit bonhomme au regard vif, qui nous raconte son calvaire et celui de sa famille.
En 1968, Nang est mobilisé et part se battre dans la province centrale de Quang Tri au sud du 17e parallèle, puis dans la
province frontalière du Cambodge, de Tay Ninh. Il a tout juste dix-neuf ans. Il appartient aux commandos qui s'infiltrent à
l'arrière des troupes américaines. Il est éclaireur et obtiendra le grade de caporal au cours de ses années de combat. Dès son
arrivée dans la région de Quang Tri en 1969, le jeune soldat est témoin des raids d'épandage. Il se souvient comme si c'était
hier de ces nuits où les C130 répandaient les produits toxiques. Les commandos se déplaçaient la nuit et les hommes étaient
directement exposés aux herbicides. " Après chaque passage d'avions, nos yeux nous faisaient atrocement mal, la respiration
devenait difficile mais nous ne savions rien de ce que nous respirions. Nous n'avions aucune autre protection que des serviettes
imbibées d'urine à nous mettre sur la bouche, le nez. · ce moment-là, nous ne savions rien des dangers des défoliants. Quand le
jour se levait, il y avait comme de la brume tout autour de nous. Nous avons vécu des mois dans ces zones touchées, buvant
l'eau, mangeant la nourriture contaminée. "
La guerre contre les Américains est en partie souterraine. Nang et ses compagnons se glissent jusqu'aux fameux tunnels de
Cu-Chi, haut lieu de la résistance dans les environs de Saïgon. Région fiévreusement arrosée d'herbicides par les occupants.
Nang combat jusqu'en 1975. L'année suivante, il est démobilisé et retourne dans son village cultiver son champ. Il s'y marie
avec Tung, elle aussi de retour des maquis où elle s'est battue pendant quatre ans. Pour eux la guerre est terminée.
C'est le temps de penser à la famille, à rattraper une jeunesse passée au front. Mais dès son retour, Nang commence à avoir
quelques problèmes de santé. Pas assez cependant pour l'inquiéter. La joie est immense quand naît en 1977 un premier enfant.
Un bébé en pleine santé, tout à fait normal de corps et d'esprit. Rien ne laisse présager le cauchemar qui allait suivre. Un
deuxième bébé voit le jour : il est difforme et meurt deux mois après sa naissance. Arrive un troisième, attardé mental qui survit
jusqu'à l'âge de seize ans. Le quatrième enfant du couple, une fille, a aujourd'hui quatorze ans et est paraplégique, souffrant de
troubles nerveux tels, qu'elle doit rester attachée sur un lit. " De temps à autre, explique Tung, elle se met à crier et secoue la
tête. Il faut toujours quelqu'un avec elle. Pour lui donner à manger, on doit lui tenir la tête. "
Mais le calvaire de la famille ne s'arrête pas là. L'ancien caporal ôte ses vêtements : au cours des années, Nang a vu enfler sur
son corps des sortes de tumeurs grosses comme des pommes. Sa poitrine a l'apparence de celle d'une femme. Ses muscles se
sont durcis et il rencontre des difficultés pour marcher. Il a suivi une radiothérapie, sans effet. Il attend maintenant au Village de
l'amitié une intervention chirurgicale.
Dans son groupe, cinquante jeunes de son district avaient été mobilisés. Il ne reste que deux survivants. Trente ont été tués
dans les combats à Quang Tri, les autres sont morts de ces étranges maladies.
Par Dominique Bari - L'Humanité, le 21 Avril 2000.
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