Les Vietnamiens saisis par le capitalisme
Banlieues résidentielles, golf, zones industrielles et même Bourse,
le Vietnam communiste, après la Chine, s'essaie aux délices de
l'économie de marché. Prudemment, sans ostentation, les
entrepreneurs locaux s'enrichissent, surtout dans le Sud, autour de
l'ancien Saïgon, devenu la capitale des affaires
"Ici, personne n'est pauvre !", s'exclame le chauffeur. Jaloux ? Non,
plutôt admiratif. On a fait table rase des
rizières aux tons verts nuancés. La
construction d'une belle église au toit de
tuiles rouges s'achève. Sur son parvis
s'élève une haute tour. Elle domine déjà
des centaines de maisons alignées le long
de rues numérotées et perpendiculaires.
Ces dernières sont conçues à la
vietnamienne : sur une façade
généralement courte, deux ou trois
étages sont surmontés d'une terrasse.
Elles sont décorées au goût du jour, à l'aide de fresques murales
multicolores ou de peintures roses ou vertes. Elles occupent de petits
lopins d'environ 500 mètres carrés et les jardins sont minuscules. La
verdure, en revanche, déborde déjà des balcons et des terrasses sur les
toits.
Voilà deux ans encore, Binh Tri Dông appartenait au monde rural, à la
lisière d'Hô Chi Minh-Ville. C'est devenu une banlieue résidentielle de la
grande agglomération méridionale du Vietnam, en bordure de son
6e arrondissement, lui-même en pleine rénovation. Près de là, notamment
à Binh Phu, des habitations neuves se dressent un peu partout autour
d'un nouveau cercle sportif, à proximité duquel un parc est en voie
d'aménagement. Longeant les chaussées, les trottoirs s'agrémentent
d'arbres fraîchement plantés. Des dizaines de milliers de gens s'installent
ainsi dans un luxe qui efface l'austérité d'un passé bien proche, sans
parler des misères des deux guerres de la seconde moitié du XXe siècle.
Un peu plus loin, Nam Saïgon, ou Saïgon sud, une "ville nouvelle",
commence à sortir de terre. Elle sera dessinée pour accueillir un
demi-million de gens, soit une population identique à celle que les
Français avaient prévue, au début du XXe siècle, en traçant le plan
maître de l'ancien Saïgon. Mais Saïgon sud sera réservé en priorité à des
investisseurs étrangers, ce qui explique déjà la présence des pelouses à
perte de vue d'un club de golf, les massifs de fleurs, une école coréenne
et un parc d'amusements. Les investisseurs asiatiques, toutefois, se
précipitent moins que prévu en raison de leurs propres problèmes à
demeure. En dépit de l'occupation de premiers immeubles résidentiels et
de quelques manufactures, Saïgon sud semble demeurer à l'état
d'ébauche.
Ce n'est pas le cas à Binh Duong, une province située juste au nord d'Hô
Chi Minh-Ville. Au-delà des embouteillages de la grande ville, dus à des
nuées de motos et de vélos, une semi-autoroute à péage – elle est
financée par la province – conduit à Thu Dau Môt, chef-lieu autrefois
connu pour le talent de ses potiers. Une autre large route sortie de nulle
part se promène entre des usines modernes qui viennent de surgir de
terre. Sept zones industrielles occupent déjà 1 600 hectares.
Binh Duong est en plein boom. Dans ses bureaux réaménagés et coquets,
Ho Minh Phuong, président du comité populaire de la province, raconte
que, "depuis 1997, le taux annuel moyen de croissance est de 14 % à
Binh Duong", soit plus de deux fois la moyenne nationale. Les
exportations vers l'étranger ont augmenté d'un bon tiers en 2000 et
encore de 33,6 % pendant le premier semestre de cette année.
Manifestement, la crise asiatique est restée aux portes de Binh Duong,
comme d'ailleurs à celles de la province voisine de Dông Nai. Fait
nouveau, aux côtés d'investisseurs étrangers comme Mitsubishi,
Foremost ou American Standard, on retrouve des investisseurs
vietnamiens privés dans la céramique, la porcelaine, les matériaux de
construction, le meuble, la chaussure, la laque, le poivre ou le
caoutchouc. Binh Duong compte 1 400 compagnies locales et quelque
15 000 petites entreprises, le plus souvent familiales.
Dans un café du centre de Saïgon, que les enfants de sa sœur
exploitent, une vieille dame célibataire se lamente gentiment. "Je suis au
chômage pour trois mois", dit-elle. Contractuelle, elle enseigne le
français dans une école bilingue. Pendant les grandes vacances, elle
compensait son absence de salaire en donnant des cours particuliers.
"Mais mes élèves partent de plus en plus fréquemment en vacances à
l'étranger", explique-t-elle. Elle vit donc un peu aux crochets de ses
neveux, qui ne tolèrent sa présence qu'à la demande de leur propre
mère, victime de cécité."Voilà deux ou trois ans, les Vietnamiens ne
partaient à l'étranger qu'en mission ou pour affaires. Maintenant, ils
vont se promener", dit-elle.
Les Vietnamiens ne se sont pas enrichis du jour au lendemain. Même si
leur revenu par tête a doublé dans les douze dernières années, il n'est
que de 5 000 francs (762,25 euros) par an, soit encore trois fois inférieur
à celui de la Thaïlande. Ce pays de 80 millions d'habitants ne compte que
0,25 % d'abonnés à Internet, et si l'électrification de Binh Duong est
complète, ce n'est sûrement pas le cas d'autres provinces plus reculées
ou moins favorisées.
Toutefois, au bout d'une quinzaine d'années d'ouverture et de réformes
prudentes mais continues, une minorité vit beaucoup plus à l'aise et,
surtout, se sent les coudées plus franches. Des capitalistes plus roses
que rouges dominent le petit monde des affaires, en marge d'un secteur
public omniprésent mais dont beaucoup de ses entreprises vivent de
subventions – quand elles ne sont pas au bord de la banqueroute.
S'enrichir et enrichir le pays va mieux de pair, à condition de demeurer
modeste et, de préférence, discret.
A Hanoï, le PDG d'une société mixte de capitaux privés locaux et
étrangers se rend encore à son bureau à cyclomoteur, histoire de ne pas
se faire remarquer. Le petit commerce a beau grouiller dans une capitale
qui a retrouvé ses couleurs et une vive animation, la limousine avec
chauffeur y demeure souvent l'apanage des hiérarques du régime. C'est
encore une ville de fonctionnaires, où seuls de jeunes patrons hésitent
moins à s'afficher, en compagnie de fils de grandes familles communistes,
dans des restaurants ou des hôtels aménagés pour une clientèle de
touristes étrangers ou d'expatriés. "On parle d'un club de millionnaires en
dollars, mais le calcul porte sur leur chiffre d'affaires, non sur leur
fortune personnelle", rapporte un homme d'affaires étranger.
"L'argent et ses propriétaires descendent vers le Sud pour trois
raisons : la discrétion, la rentabilité de l'investissement et la vie facile",
reconnaît un communiste reconverti dans les affaires. Une bonne partie,
admet-il également, est le "produit de la corruption", des signatures qui
se monnaient, des pots de vin ou encore de détournements – ce qui peut
coûter très cher quand le Parti communiste, en mal d'assainissement
dans ses propres rangs, veut faire des exemples. Des directeurs
d'entreprise ont été exécutés ou condamnés à de lourdes peines de
prison.
Ainsi s'explique, au moins en partie, la frénésie de construction à Binh Tri
Dông ou encore à Phu-My, sur le fleuve Nha-Bè, dans le
7e arrondissement d'Hô Chi Minh-Ville. A Binh Duong, les migrants
économiques représentent le tiers d'une population évaluée à 1,2 million
d'habitants. Deux cent mille de ces migrants viennent du nord et du
centre du pays. Un mouvement identique s'est produit sur les
hauts-plateaux du Sud pendant les cinq années du boom du café, de
1995 à 2000. L'accent du Nord, plus tranchant, résonne un peu partout à
Saïgon, même s'il se méridionalise au fil des décennies et avec les
nouvelles générations d'enfants nés sur place.
L'appât du gain et l'attrait d'un pays de cocagne au climat plus clément
ne sont pas les seules raisons de ces implantations. "Un jour, quand
j'étais en mission à Paris en compagnie de mon mari, il a dû m'attendre
dehors pendant que je visitais le Louvre. Nous n'avions pas les moyens
de nous offrir deux billets. Une autre fois, nous avons dû partager une
crêpe qui nous faisait envie. La poursuite des privations était de plus en
plus frustrante", raconte Xuân, ancienne fonctionnaire à Hanoï et qui a
pantouflé après quelques démêlés avec l'administration communiste.
Directrice de société, elle vit aujourd'hui dans une confortable villa à Hô
Chi Minh-Ville, "travaille dur" et peut offrir à ses amis un repas
agréablement accompagné d'une bouteille de Shiraz Jacob's Creek, un
bon vin australien. Remariée, elle a un enfant qui fréquente une école de
qualité et retourne régulièrement à Hanoï rendre visite à ses parents. "Je
mène une vie normale", énonce-t-elle, comme si l'opération avait eu
pour seul ressort une simple mais forte envie de vivre. Elle n'ajoute pas la
lassitude qui l'avait gagnée, des contraintes sans objet, des slogans
creux ou encore du décalage entre le discours officiel et la pratique.
La grande ville méridionale, où des nuées de Japonaises vont désormais
faire leurs emplettes, est devenue le centre du principal pôle de
développement du pays. En 1975, elle a dû se mettre à l'heure de Hanoï
et du socialisme. Mais, dix ans plus tard, le Vietnam s'est retrouvé au
bord de la faillite, avec des taux d'inflation à trois chiffres. L'économie de
marché est donc revenue à l'ordre du jour, et l'ancienne Saïgon en a été
le principal bénéficiaire au cœur d'une zone qui s'industrialise rapidement
et non loin des gisements offshore de gaz et de pétrole. Un secteur privé
fait surface, le plus souvent en association avec les municipalités ou les
administrations provinciales. A la faveur d'une loi votée l'an dernier, le
nombre des microsociétés a plus que doublé.
Non loin du marché central, au 98 Lê Thanh Tôn, le café-restaurant
Index X House est le rendez-vous des boursicoteurs. Ouverte voilà plus
d'un an et après de nombreux reports, la Bourse d'Hô Chi Minh-Ville bat
tous les records, avec une progression de 300 %. Mais il ne s'agit que
d'un essai étroitement contrôlé. Certes, le plafond sur la hausse maximale
en séance du prix d'un titre est passé de 2 % à 7 % le 13 juin. Les
séances en ont perdu leur monotonie et le volume des transactions en a
été multiplié par quatre. Mais un nouveau règlement n'autorise plus aux
investisseurs qu'un seul ordre par séance, avec une limite maximale de
2 000 actions, ce qui a provoqué une chute de l'indice et déprimé la
Bourse. Et comme six sociétés seulement sont cotées, l'ouverture de
cette Bourse demeure un pas symbolique dans le sens du capitalisme,
terme encore exclu du langage officiel.
"Pour le moment, les Vietnamiens placent leurs économies chez eux et
non à l'étranger", souligne, non sans raison, un homme d'affaires
français. En outre, les Viet Kiêu, les Vietnamiens d'outre-mer, ont
déversé sur leur pays près de 20 milliards de francs (3 milliards d'euros)
en 2000. Peu à peu, le gouvernement se fait à l'idée d'utiliser les
ressources de cette diaspora, à commencer par les cerveaux. A Binh
Duong, avec l'appui des autorités de la province, un projet voit le jour :
celui d'une cité pouvant accueillir mille familles, réservée en priorité aux
Viet Kiêu. A proximité d'un terrain de golf, ces derniers pourraient ainsi
retrouver le Vietnam et leurs parents demeurés sur place tout en
satisfaisant leurs habitudes, goûts et styles de vie acquis en Australie,
aux Etats-Unis ou en France.
Cette initiative n'est que l'une des facettes d'une ambition plus vaste :
marier le Vietnam, si longtemps isolé, avec son temps et le reste du
monde. Sur ce point, des cadres moyens du Parti communiste, qui ont
très souvent fait des stages dans de grandes universités occidentales,
ne sont pas loin de penser comme les directeurs d'entreprises privées
qui, à la faveur d'un accord commercial avec Washington, comptent se
lancer à la conquête du marché américain en utilisant, bien entendu, les
solides réseaux de Viêt Kiêu aux Etats-Unis. A l'image de la Chine, le
Vietnam commence à bouillonner. C'est une affaire d'opportunité.
Par Jean Claude Pomonti - Le Monde - le 5 Septembre 2001.
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