Au Viêt Nam,le capitalisme naissant se heurte aux rigidités du parti
HANOI - Son entreprise, Pham Thi Dong la chevauche plusieurs heures par jour. Juché sur sa Dream, une mobylette Honda fabriquée ici sous licence et garée sur une plaque d'égout où l'on peut encore lire PTT, l'adolescent harponne les touristes qui sortent du musée de l'Armée, avenue Dien Bien Phu et leur propose de les ramener à leur hotel, sous l'oeil torve des chaufeurs de vrais taxis qui prient pour qu'une averse vienne interrompre ce "business" concurrent qui prolifère sans cesse.
S'ils avaient connaissance des statisques officielles, ces jaloux s'inquiéteraient plus encore. Au début de l'an 2000, on dénombrait 25 000 entreprises privées au Viêt Nam. A la fin du mois de septembre 2001, le parc en contenait déjà 45 000. Compte tenu du rythme auquel galope le chomâge des jeunes, c'est une heureuse nouvelle. Ils sont 1,2 million à faire chaque année leur entrée, souvent décevante et humiliante, sur le marché du travail. Si Hà Noî tient la promesse faite au FMI de privatiser 1800 entreprises d'ici à 2004, alors que seulement 450 ont été cédées par l'état depuis 1998, il devrait en coûter au pays environ 250 000 emplois. Seul un développement à marche forcée des entreprises privées pourra arracher les jeunes aux trottoires des grandes villes vers lesquelles ils convergent en masse.
Sur un total de 80 millions de ietnamien, la population active compte 40 millions d'individus, mais ce chiffre est aussi impressionnant qu'il est trompeur. Le secteur des entreprises, celui qui recèle les futures hausses de productivité, n'emploie que 3 millions de personnes, dont seulement une moitié dans le privé. L'objectif de Hà Nôi est de multiplier ce dernier chiffre par dix avant 2010. les dirigeants fondent leur optimisme sur le précédent chinois : entre 1990 et 2000, le nombre d'entreprises privées était passé, en république populaire de 100 000 à 1,4 millions. Pourtant, comparaison n'est pas raison : en dépit de louables mais timides efforts de modernisation, le parti communiste vietnamien évoque plus son confrère de Cuba que celui de Pékin. Le Vietnam reste un des pays les plus pauvres d'Asies et son revenu par tête, à peine la moitié de ce qu'il est en Chine, le place derrière bien des pays africains.
L'archaïsme de son économie va sans doute protéger le Viêt Nam contre le ralentissement régional, comme il avait évité une contagion trop brutale pendant la crise asiatique de 1998. Le pays avait tout de même assité à la fuite des investisseurs étrangers et à la chute des exportations, tout cela sur fond d'enlisement des réformes économiques.
Pour sortir le pays de l'ornière du sous développement, la croissance devra être soutenue sur le long terme, au moins 5% par an, jurent les économistes. Pour y parvenir, il faut injecter de la souplesse dans l'économie. Peut-on, à cet égard, faire confiance aux caciques du comité central, formé pour, les plus vieux, par le parti communiste français, avec l'ouverture à l'entreprise privée que cela suppose ? Ou même à leurs cadets, initiés à l'économie par les soviétique ?
Il faudra sans doute attendre au moins quinze ans avant que des hommes et des femmes formés à l'économie de marché atteignent les hautes sphères du pouvoir. Le frémissement, toutefois, est indéniable. Au printemps dernier, à l'occasion du 9ème congrès du PCV, le secrétaire général, Le Kha Phieu, 70 ans, a été remplacé par Nong Duc Manh. Ce jeune ingénieur de 61 ans va tenter de concilier, "à la chinoise", réformes économiques et contrôle politique. c'est le mandat du second "Doi Moi" (renouveau), le premier datant du 6ème congrès de 1986, qui avait sonné le glas de la planification centralisée.
Enfin, presque. Aujourd'hui, l'enthousiasme un peu irrationnel qui s'était emparé du monde à propos du Viêt Nam au début des années 90, a fait long feu. Le "Doi Moi" avait offert au pays une croissance annuelle de l'ordre de 8% entre 1990 et 1997, mais ce développement ne s'est pas traduit par des réformes profondes. Les étrangers se sont lassés. En 1996, l'investissement direct étranger (IDE) atteignait 8,3 milliards de dollars, le tiers du PIB !
Depuis, c'est la dégringolade. En 2000, l'IDE se montrait à tout juste 2 milliards de dollars. Le tourisme d'affaires s'est évaporé d'autant. Hà Nôi avait construit trop de grands hôtels pendant les années folles. La plupart d'entre eux sont à moitié vides et le Sheraton, bien qu'achevé et entièrement meublé, n'a jamais pu ouvrir ses portes. Le régime se démène pour faire revenir les hommes d'affaires : à partir de janvier 2002, les prix exorbitants imposés aux étrangers sur les lignes aériennes intérieurs seront considérablement reduits.
Pour amadouer les investisseurs, il faudrait remodeler le statut juridique de l'investissement. Pour l'instant, les entreprises d'état continuent de peser sur les autres. Elles ont beau n'employer que 5% de la main d'oeuvre, elles captent une bonne moitié du credit disponible. La constitution pourrait bientôt aussi être amendée afin que les entreprises privées bénéficient des mêmes opportunités que celles d'état.
Puisque de nombreuses entreprises privées sont appelées à voir le jour dans un délai relativement bref, le pays va avoir besoin d'entrepreneurs. D'où viendront-ils ? Un expert de la Banque mondiale explique : "En réalité, ce sont assez rarement des jeunes, parce que le marché est encore très imparfait et qu'il faut des contacts et de l'expérience pour monter une structure. Le noueau patron vietnamien type est plutôt un ancien cadre d'entreprise d'état ou parfois un professeur d'université".
Le capitalisme vietnamien balbutie toujours, mais le parti est peut être capable, une fois n'est pas coutume, de servir son essor. Largement décentralisé, il se décompose en une multitude de comités populaires locaux dont le président fait office de gouverneur.Il possède un véritable pouvoir de décision et ,bien sûr, de nuisance. Il n'est pas forcement irréaliste de croire qu'une sorte d'économie de marché peut jaillir de la compétition entre les comités populaires pour attirer l'investissement.
Les élites traditionnelles se méfient instinctivement de ce bouillonnement de vitalité capitaliste, mais ils savent qu'ils ne peuvent plus l'enrayer. Alors ils s'efforcent de le canaliser, d'en tirer un profit politique et d'éviter qu'il n'offre au Sud, plus industrieux mais politiquement moins sûr, un avantage trop marqué. Pourtant, même là, il doit lâcher du lest. Au moins d'Août, le gouvernement a signé le premier décret octroyant plus d'autonomie à Ho Chi Minh ville. L'ancienne Sài Gòn veut que 30% des sommes qu'elle ramène à l'état lui reviennent. La révolution culturelle ne fait que commencer.
Par Stéphane Marchand - Le Figaro - le 18 Octobre 2001.
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