~ Le Viêt Nam, aujourd'hui. ~
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Vietnam : la movida capitaliste

Si l'Oncle Hô savait ! Ses petits-neveux et nièces font une nouvelle révolution. Elle est économique et culturelle : les jeunes Vietnamiens veulent désormais s'amuser, être heureux et devenir riches. Le Vietnam ? Une république socialiste avec une économie de marché.

Dans le ciel chaviré de Saigon, le bombardement a commencé peu avant le crépuscule. Des éclairs ont zébré la façade de l'hôtel Equatorial, ruisselante de pluie. Pour un peu, on chercherait des yeux la silhouette légendaire des Hueys, les hélicoptères d'évacuation sanitaire de la guerre du Vietnam. Foulard rouge, tambour battant, les pionniers de la Révolution ont ouvert les hostilités. Dans un jeu de lumières stroboscopiques, les premières bombes ont éclaté : elles ne libèrent que des nuages de paillettes ! Bienvenue au douzième anniversaire de la Vietnam Investment Review, le magazine de l'économie et des affaires publié par le ministère du Plan de la République socialiste du Vietnam ! Soir d'orage de fin de mousson.

Au premier étage de l'Equatorial, hôtel de grand luxe, la fête est notamment parrainée par la bière Forster. Une Vietnamienne portant chapeau de cow-boy et jupe ultracourte sert les verres à la chaîne. Les invités, presque exclusivement des Vietnamiens, portent tous un numéro : ce qui donne à la soirée un air de James Bond-partie parrainée par une marque de shampooing.

- Hello number two ! me lance une jeune fille qui porte un classeur plus lourd qu'elle. I'm number sixteen ! Immédiatement, elle dégaine sa carte de visite. Sa spécialité : «le marketing et le strategic business.»

Business, le mot-sésame a chassé les chapeaux coniques de Saigon. Adieu cyclo-pousse, Honda Dream II des années 90, les jeunes Saigonnaises roulent désormais à scooter profilé, les yeux protégés par des lunettes Versace ou Gucci. Le Saigon d'Un Américain bien tranquille, des congaies et de grand-papa a pris un coup de jeune. Plus de la moitié de la population a moins de 20 ans. Parlez-lui de la guerre, du communisme : l'histoire ne résiste pas à l'écran couleur du dernier téléphone Samsung vendu au Diamond Plaza, le magasin chic qui vient d'ouvrir derrière la cathédrale et la poste. L'équivalent du Bon Marché à Paris sous une lumière asiatique. A l'étage, on peut s'adonner au bowling, aller au cinéma et s'offrir les plus beaux clubs de golf de la planète.

Six heures trente du matin : vous roulez sur l'ancienne route coloniale n° 1. Le long de cet axe rapide, vous voyez des jeunes filles avec un Palm Pilot à la main, qui révisent leur cours d'anglais en attendant le bus. Vous passez devant le parc d'attractions Tuoi Tiên, sorte de Disneyland où les divinités vietnamiennes, dragons et chimères, ont remplacé Mickey et Picsou : c'est l'activité de loisirs la plus lucrative de Saigon.

Vous avez pris place à l'arrière de la Toyota Camry gris rosé (le symbole de la réussite en Asie) avec chauffeur de M. Tam Lê, directeur général d'International Data Group, un monstre de l'informatique. Tam a 37 ans et des lunettes rondes cerclées. Il gagne plus de 100 000 dollars par an. Formé dans les universités allemandes et américaines. Sur l'accoudoir, un téléphone portable, une cravate et un chapeau anglais, style chasseur de papillons, qui le protégera des premiers rayons du soleil quand il se retrouvera sur le green.

Quel discours vous tient M. Tam Lê, dans un anglais parfait ?
- Il faut investir au Vietnam. Et le gouvernement doit aménager l'environnement et les infrastructures. Il faudrait privatiser l'eau, l'électricité et se soucier de l'éducation, avoir des universités performantes parce que tous les Vietnamiens qui en ont les moyens envoient leurs enfants dans des écoles à l'étranger.

M. Tam Lê est un libéral. Peut-être un jour créera-t-il sa propre société. Pour le moment, il retrouve deux amis, golfeurs au club de Thu Duc. L'un est malaisien, l'autre vietnamien, patron d'Atofina, une société chimique française. Il y a encore dix ans, les compagnies étrangères auraient été dirigées par des expatriés. Désormais, les Vietnamiens prennent leur économie en main. Ce sont eux les patrons. Et sous leurs ordres travaillent des Européens. Les trois joueurs avancent sur le green suivis de leur caddies en uniforme sable et vert qui donneront des conseils de jeu à voix basse à «leur patron». Parfaite logique capitaliste : les uns tirent le chariot, les autres jouent protégés du soleil par de magnifiques ombrelles. «Nice swing !» s'exclame M. Tam Lê. Sur les greens vietnamiens bordés de points d'eau et de palmiers, effleurés par une brise légère, on ne parle que l'anglais.

Après une douche, M. Tam Lê regagne ses bureaux à e-Town, le nouveau quartier des affaires de Saigon, qui ferait passer la Défense pour un décor de roman de Zola. Ascenseurs transparents aux allures de capsules spatiales. Bureaux de bois, de verre et d'acier. Dans celui de M. Tam Lê, des fanions américains, allemands, et un autobus anglais miniature à étage.

Ce n'est pas d'aujourd'hui que Saigon, la perle de la Cochinchine, fait du commerce. Depuis longtemps le sigle Mercedes trône sur la rive droite de la rivière. Mais devant le concessionnaire Mazda de l'avenue Pasteur, un slogan clame : «Born to be successfull !» Il y a quinze ans, dans les rues de Saigon, on n'entendait que le bruit des pédaliers rouillés des bicyclettes. Et les Saigonnais avaient interdiction d'adresser la parole aux étrangers. Aujourd'hui, l'ambition de chaque habitant est de faire fortune : en 2003, dix mille sociétés ont été créées dans la capitale du Sud-Vietnam.

L'un des bars de la ville, qui s'est donné pour spécialité d'accueillir ces nouveaux riches vietnamiens, s'appelle G 7 en hommage un peu domestique aux sept pays les plus riches de la planète : les différentes sortes de cafés proposées ont des noms de voitures rutilantes : Mercedes, Cadillac, Roll Royce, BMW...

Depuis une dizaine d'années, les Vietnamiens vivent cette période de renouveau : le «Doi Moi». Mais aujourd'hui, à Saigon, les petits-neveux et nièces de l'Oncle Hô font une nouvelle révolution économique et culturelle. Les garçons adoptent la coupe de cheveux de Brad Pitt ou portent un catogan, ce qui, autrefois, aurait été jugé comme une grave déviance. On voit dans les rues des photographes singapouriens shooter des mannequins vietnamiens aux poses suggestives.

Saigon, ton univers impitoyable !

A 28 ans, Lê Thien Hung dirige une société de vidéos pour karaoké :
- Nous regardons la Chine comme un modèle et disons : le Vietnam d'abord ! Nous espérons que notre pays s'ouvre de plus en plus.
- Il y avait autrefois une chanson douce à la mode : Donna Donna de Joan Baez, raconte Loc, ancien guitariste au Bamboo Club et qui a connu l'occupation américaine. Aujourd'hui, c'est une chanson dure : Dollars Dollars ! Et Loc de se moquer de ces «nouveaux bourgeois paysans» qui roulent en BMW aux clignotants bleutés.

Il suffit de pousser la porte des grands hôtels pour rencontrer les héros de cette page d'histoire inédite : Saigon, ton univers impitoyable !... Au Sheraton, dans la rue Dong Khoi, les escaliers mécaniques brillent comme des lingots d'or. Dans la galerie marchande, les boutiques Dolce & Gabbana, Gianni Versace, Moschino affichent en vitrine des photos de Marilyn Monroe, Elvis Presley, Marlon Brando, James Dean, icônes qui trouveraient leur place sur l'autel des ancêtres de cette nouvelle fureur de vivre saigonnaise.

Au deuxième étage, Mai Huong a installé ses bureaux. Ses armes de service ? Deux téléphones portables qu'elle ne lâche pas. Elle n'arbore pas l'uniforme des executive women occidentales. Sur le dossier de son fauteuil de directeur général de Saatchi & Saatchi et de Publicis, une veste de jean et un sweat-shirt Nike. A 37 ans, elle dirige également sa propre société de communication et la plupart des budgets de publicité qu'elle décroche dépasse le million de dollars. Elle est considérée comme l'une des femmes les plus intelligentes et les plus riches de Saigon.

Vingt ans plus tôt, elle débarquait en tongs sur le tarmac gelé de l'aéroport de Moscou pour étudier à l'université.
- J'ai appris l'histoire du communisme et de la classe ouvrière, se souvient-elle en souriant.
Elle passe six ans en Union soviétique, avant de séjourner aux Etats-Unis. A-t-elle le sentiment de vivre dans un système capitaliste ?
- Nous vivons dans une république socialiste et une économie de marché, nuance-t-elle. C'est difficile d'être pris au sérieux dans les affaires quand on est une femme. Lorsque je vais avec mes assistants à une réunion de clients, les hommes disent : «Elle est là pour les massages ?» En même temps, lorsqu'on est une femme, on casse la glace plus facilement et l'on a besoin de moins argumenter.

Mai Huong n'est pas une adepte de la langue de bois :
- Les Vietnamiens souhaitent être heureux, riches et mener une vie agréable. Ils en veulent toujours plus. Ils ont plus de liberté et il y a moins de pauvreté. Mais, dans le même temps, la consommation de drogue, la corruption, le crime augmentent et la famille se désintègre.

La Saigonnaise d'aujourd'hui est une femme seule sur escarpins. Elle tient une petite fille par la main. Elle a divorcé et entend mener sa vie comme elle l'entend. Les journaux féminins comme Thoi Trang Tre connaissent un succès flamboyant et ouvrent leurs pages à l'actualité people.

Le jean a détrôné le "ao dai", la tunique traditionnelle

Thanh-Thao (littéralement «herbe claire») apparaît régulièrement dans ces magazines. A 25 ans, elle est une chanteuse adulée. Vêtue d'une jupe courte lamée dessinée par sa styliste personnelle, elle se produit au Toi & Moi, un bar à musique live proche du boulevard Le Duan. Cette admiratrice de Britney Spears et de Jennifer Lopez vend dix mille disques par an, et un million de copies pirates sont proposées à ses fans. Elle se voit très bien chanter aux Etats-Unis, mais n'imagine pas vivre ailleurs qu'au Vietnam. Son public a entre 14 et 20 ans.
- Je parle essentiellement d'amour dans mes chansons. Mais aborder des sujets politiques est délicat, car nous soumettons nos textes à la censure culturelle.

Minh Hanh, l'une des stylistes de mode les plus créatives de Saigon, raconte que la censure exige des mannequins de ne pas montrer dans les défilés plus de cinq centimètres de ventre dénudé :
- La mode est très importante dans un pays. C'est une pratique culturelle et économique. Ici, les femmes veulent toutes porter des jeans et non le ao dai (NDLR : la tunique traditionnelle). Elles vont en discothèque et sont indépendantes. Les Vietnamiens adorent la mode et il y a une nouvelle génération de jeunes créateurs de 20-25 ans. Mais nous n'avons pas d'école de stylisme et nous manquons d'information sur la mode internationale.

Les défilés entrecoupés d'un spectacle de danse et de chansons font salle comble. Au Théâtre de la Paix, l'on se retrouve, toutes générations confondues, pour un show où les top-modèles vietnamienes, coiffées comme des actrices de Tarantino, défilent avec une gestuelle tantôt glamour, tantôt sexy. C'est encore la guerre : des fumigènes enveloppent sans cesse la piste.
- Nous sommes surpris de pouvoir montrer une telle chorégraphie au Vietnam, confie l'une des organisatrices singapouriennes.

A la fin de la représentation, il sera encore temps pour les plus jeunes d'aller s'éclater sur la musique techno du Liquid et hip-hop du Space Ship où les filles dansent lunettes de soleil au nez, portable à la main et carburent au cognac Hennessy à 100 dollars la bouteille.

Mais après les dollars et la fête, les idées ont la gueule de bois. Certes, les Vietnamiens peuvent faire fortune à Saigon, rouler en Mercedes, acheter des diamants gros comme le Ritz payés cash, et des terrains dont le mètre carré dépasse les 3 000 dollars.
- Mais la politique, ils s'en foutent, constate un Français installé depuis de longues années à Saigon.
- Je n'ai jamais vu une société aussi individualiste, déplore un homme d'affaires britannique.

La révolution culturelle se cherche au Vietnam des agitateurs charismatiques. La movida saigonnaise aurait besoin de son Almodovar. Au cinéma, le conventionnel Dancing Girl est l'un des rares films à avoir remporté un peu de succès. En littérature, il n'y a pas d'écrivain vietnamien universel depuis Vu Trong Phung. En revanche, dans le domaine de la peinture, émergent de nouvelles figures comme Nguyên Diêu Thuy, admiratrice de Dubuffet. Elle vend ses toiles par internet, expose à l'étranger, suscite l'admiration de la jeune bourgeoisie de Saigon.

Que penserait Hô Chi Minh de ce nouveau Vietnam qui apparemment prend le contre-pied de l'idéal socialiste ? Paradoxe : il ne le renierait pas. Dans son livre l'Innocence perdue, le journaliste américain Neil Sheehan rappelle : «N'oublions pas qu'en 1946, pour chasser les Français, Hô Chi Minh avait proposé aux Américains de transformer le Vietnam en un "domaine fertile pour leurs capitaux et leurs entreprises".» Mais, en 2003, ce sont les Vietnamiens qui détiennent les capitaux et les entreprises. Leurs dollars alimenteront le feu craché par le dragon vietnamien ou entraîneront une seconde chute de Saigon. Les petits-neveux de l'Oncle Hô ne doivent pas oublier que l'argent est aussi une guerre sale qui ne se déroule plus dans les rizières, mais sur écrans numériques.

Par Olivier Frébourg - Le Figaro - 3 Janvier 2004