Des millions de motos, et moi et moi...
Lancé sur sa nouvelle «piste Hô Chi Minh», le Vietnam vit un véritable grand
bond économique. Mais les petits paysans sont exclus et la perte des
valeurs traditionnelles inquiète tous ceux qui voient monter les tensions
internes.
Le premier fast-food américain du Vietnam a ouvert ses portes il y a quelques mois au
centre de Hô Chi Minh-Ville. Un changement d'époque, d'autant plus symbolique que
l'effigie du grand-père à barbiche figurant sur chaque Kentucky Fried Chicken
ressemble à s'y méprendre à un autre «oncle» à barbichette, le père du communisme
vietnamien, Hô Chi Minh en personne! Cette proximité entre une icône historique et un
archétype du consumérisme occidental illustre à elle seule le dilemme actuel du pays,
pris au piège de la course aux dollars...
Accélération folle
En effet, hormis peut-être la Chine, peu de sociétés ont vécu un pareil coup
d'accélérateur depuis dix ans. Après l'annonce officielle d'une politique du
«renouveau» (doi moi), le Vietnam adoptait en 1992 une nouvelle Constitution,
libéralisant sensiblement son économie. Peu après, les Etats-Unis faisaient leur grand
retour dans le pays duquel ils avaient été chassés, en 1975, à la suite d'une guerre
sans égale dans l'histoire des apocalypses de feu.
Aujourd'hui, après une décennie d'ouverture, le bilan vietnamien est à la fois contrasté
et emblématique du Sud-Est asiatique. Vicaire général de l'archevêché de Saigon, le
père Huynh Công Minh résume: «Pendant des années, nous étions très pauvres, on
manquait de tout, même de riz. Puis, les gens sont devenus plus riches, en termes
globaux. Mais comme disent les économistes, il faut distinguer: le Vietnam connaît
depuis dix ans une croissance certaine, mais il n'y a pas de développement au sens
global pour la population.»
Le fossé des campagnes
A l'image de la Chine, à la fois communiste et capitaliste, le Vietnam n'a pu éviter la
cassure entre dynamisme et arriération, entre villes et campagnes, liée à un rattrapage
économique mené au pas de charge. A l'opulence de cités comme Hô Chi Minh-Ville,
Haiphong ou Hanoi s'opposent les 70% de petits paysans, souvent sans terre, vivant
encore au pas du buffle et assommés par la charge des redevances. Une rupture qui
se traduit par les progrès médiocres de l'agriculture, privée de toute modernisation,
alors que les industries d'exportation connaissent depuis dix ans une croissance à
deux chiffres (14% en 2002).
Nord-Sud toujours
Objectif essentiel, la réduction de la pauvreté est en bonne voie - selon les critères
officiels - puisqu'elle devrait être réduite à 10% de la population en 2005. Les chiffres
des grandes organisations internationales, Banque mondiale ou Fonds monétaire
international, sont moins optimistes en estimant que 35% de la population vit encore
sous le seuil de pauvreté (contre 55% en 1993).
Conséquence de ce mal développement, même après un quart de siècle de paix, l'unité
du Vietnam demeure en sursis. Le journaliste Pierre Nguyên Thanh Long rappelle:
«C'est à la fois lié à l'histoire tragique du pays, à des mentalités très différentes (Sud
plus moderne et prospère), mais aussi à une sorte de sentiment de vaincus au Sud et
de vainqueurs au Nord, qui reste très fort.» Après le fossé politique qui a longtemps
opposé Nord et Sud, notamment durant la période coloniale française, un nouveau
décrochage, social et économique menace donc l'équilibre du pays réunifié. «Peut-être
suis-je trop pessimiste, ajoute Pierre Long, mais si l'on regarde les manifestations
permanentes de paysans réclamant des terres, on a atteint la limite du supportable.»
L'éditorialiste en chef de Công Gião (hebdo catholique) précise: «Il y a des signes
avant-coureurs. Dans une région du centre, des paysans ont récemment renversé le
pouvoir et ont constitué un gouvernement local. Si le Vietnam doit changer, ce sera
grâce aux paysans, pas aux intellectuels vietnamiens.» De fait, en 2001 notamment,
l'armée est intervenue pour réprimer des manifestations alimentées par la misère des
paysans issus des ethnies minoritaires vivant sur les hauts plateaux du Sud.
Pourtant, les difficultés de millions de petits paysans apparaissent comme noyées dans
l'effervescence qui s'est emparée des grandes villes. Une débauche d'énergie qui jette
aujourd'hui 3 millions de motocyclettes polluantes dans les rues de l'ex-Saigon,
redevenu la «Perle de l'Extrême-Orient». L'exemple de la motorisation de la société
vietnamienne est elle aussi emblématique. Il y a moins de quinze ans, le Vietnam
importait 3000 motocyclettes par année contre... 1,5 million en 2002! Le phénomène est
pour une part dû à l'enrichissement des familles, mais aussi à l'arrivée massive des
motos chinoises, cinq à dix fois moins chères que les fameuses Honda japonaises.
En d'autres termes, le «capitalisme d'Etat» profite en plein à toutes une série de
secteurs d'investissements, en particulier à ceux qui créent des sites industriels dans
le pays. En revanche, dix ans après sa promulgation, le programme de privatisation
des entreprises d'Etat reste au point mort. Et pour cause, une ouverture trop rapide du
capital des «vieux monstres communistes» livrerait en un temps record l'outil de
production à des grandes entreprises internationales.
L'ombre de la Chine
Dans l'immédiat, le défi prioritaire du président Tran Duc Luong est d'amener à pas
réguliers le pays aux portes de l'OMC. Un objectif stratégique qui se voit désormais
facilité par l'entrée récente de la Chine dans l'Organisation mondiale du commerce.
Comme quoi l'ombre tutélaire du grand frère-ennemi voisin, après un millénaire de
relations conflictuelles, continue de peser de tout son poids. Et tout particulièrement sur
l'insertion progressive du Vietnam dans le système d'échanges globalisé qui régente la
planète.
La crise des valeurs est programmée
A l'approche des grandes villes du Vietnam, les nouveaux sites d'implantation
industrielle sortent de terre à bride abattue. Nombre d'entre eux sont destinées à
compenser les déficiences de l'équipement général du pays (énergie, transports,
engrais, etc.). Mais cet emballement montre déjà ses effets pervers. Ainsi, par
exemple, suite à la construction d'une nouvelle génération de centrales électriques, le
prix de l'électricité a pris l'ascenseur: 13% de hausse au 1er octobre dernier. Selon les
estimations publiées, les coûts de production devraient ainsi augmenter de 2 à 9%
selon les secteurs, d'où une perte de compétitivité pour l'industrie d'exportation
vietnamienne. Mais le plus grave n'est peut-être pas là. Il est dans le changement trop
rapide de modèle social et économique. «Une chose est de vivre mieux, mais à quel
prix ?», s'interroge Pierre Long. «Les jeunes Vietnamiens courent après les dollars, les
marques, la pub. Mais les conséquences en sont l'explosion des vols, des crimes, de
la prostitution. Nous sommes confrontés aujourd'hui à une véritable crise de valeurs au
Vietnam. Depuis la fin de la guerre, le parti au pouvoir a multiplié les bonnes intentions,
mais le système politique et administratif demeure le même, dépassé et corrompu.
L'enjeu, désormais, c'est de présenter un autre système de valeurs, qui dépassent la
pub et ses images, le consumérisme et ses dérives.»
Cap sur le libéralisme
Le vicaire de l'archevêché de Saigon, le père Huynh Công Minh, est encore plus
sévère: «il n'y a plus aucune réflexion sur l'avenir politique, social ou économique du
pays. On est passé d'un extrême à l'autre, de la centralisation dirigiste au libéralisme
sans foi ni loi. Au Vietnam, aujourd'hui, il n'y a plus d'idéologie, mais la liberté d'opinion
n'existe toujours pas.»
Des objectifs ambitieux
Après une baisse régulière de la croissance de son produit national brut, du milieu à la
fin des années 90, le Vietnam remonte la pente depuis trois ans (7% en 2001). En
2002, 1,4 million d'emplois ont été créés, alors que la pauvreté a été réduite de 16%
(selon les données officielles). A la faveur d'une inflation quasi nulle, le gouvernement
s'est donné des objectifs ambitieux pour la période 2001-2005: une croissance
industrielle de 13% en moyenne par année, de 5% dans l'agriculture, de 7% des
services.
Mais, aujourd'hui encore, 20 à 25% des récoltes se perdent par manque de transports
ou de capacités de stockage. D'ici à 2005 aussi la pauvreté devrait diminuer à 10% de
la population et la malnutrition descendre entre 22% à 25% des familles (contre 30%
aujourd'hui). Reste que dans les campagnes la grande majorité de la population ne
dispose toujours pas d'eau potable.
Par Pascal Baeriswyl - La Liberté (.ch) - 5 décembre 2002.
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