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L'aventure vietnamienne des soldats marocains

Plusieurs soldats marocains du Corps expéditionnaire français au Vietnam ne furent rapatriés que 18 ans après la fin de la guerre à Diên Biên Phu en 1954. Nelcya Delanöe, écrivain et professeur à l'Université de Paris X, en a fait un livre.

J'avais appris avec beaucoup de tristesse que Nelcya Delanoë, écrivain et professeur à l'Université de Paris X - Nanterre, était portée disparue lors du bombardement terroriste de New York en septembre 2001. Et voilà qu'au dernier courrier, j'ai reçu de France son nouveau livre, dédicacé de sa main: "Poussières d'Empires" (PUF-2002, août). La nouvelle est fausse, mon amie est vivante, plus prolifique que jamais. Son ouvrage traite du sort des soldats marocains du Corps expéditionnaire français au Vietnam, qui ne furent rapatriés que 18 ans après la fin de la guerre à Diên Biên Phu.

C'est tout à fait par hasard que l'idée était venue à Nelcya Delanoë d'aborder un tel sujet. En 1996, à Aix-en-Provence, elle fit la connaissance du Professeur Trinh Van Thao qui lui fit savoir qu'à Fès vivaient quelques familles maroco-vietnamiennes rescapées de la Première Guerre d'Indochine (1946 - 1954). Elle se sent impliquée dans l'histoire de ces deux peuples. Elle est née au Maroc, de parents nés au Marve; son père, médecin, était devenu très tôt militant de l'indépendance marocaine. Quant au Vietnam, elle y fut enseignante dans le Sud en 1968, au moment où l'Offensive du Têt lui fit pressentir la prochaine défaite des États-Unis. Elle devait visiter Hanoi dix huit ans plus tard.

Pour reconstituer l'aventure vietnamienne des soldats marocains, Nelcya a commencé au Maroc par une série d'entretiens avec ces anciens combattants, leur épouse vietnamienne et leurs enfants, entretiens suivis de quelques autres avec des responsables marocains. Ensuite, au Vietnam, elle a rencontré une dizaine de cadres jadis mêlés au séjour des Marocains. Enfin, ses recoupements furent éclaircis par les archives du Quai d'Orsay et de l'Armée française. Le résultat de cette enquête passionnée est un ouvrage micro-historique qui jette un jour cru sur certains aspects de l'Histoire: guerres de décolonisation et de l'indépendance au XXe siècle, choc et mariage des cultures musulmane et confucéenne, imbrication des événements mondiaux et des destins individuels.

Au lendemain de la Révolution d'Août 1945 qui mit fin à quatre-vingts ans de colonisation, la guerre française de reconquête n'a pas tardé à éclater. En envoyant des troupes marocaines au Vietnam, dès 1947, le lobby colonialiste misait sur deux choses: le loyalisme des troupes coloniales envers la Métropole déjà testé par les deux Guerres Mondiales, et la possibilité de réprimer les révoltes d'une colonie par l'emploi des mercenaires d'une autre. On ne s'était pas douté que l'état d'esprit des peuples soumis n'était plus le même qu'à la fin du XIXe siècle-début XXe. Dans les années 20, Nguyên Ai Quôc (Hô Chí Minh) avait créé à Paris l'Union intercoloniale et écrit le Procès de la colonisation française. Le 4 avril 1949, en pleine guerre, le prestigieux leader nationaliste marocain Abdelkrin a répondu à une lettre de Hô Chí Minh (rédigé par le Dr P.N. Thach) en appelant les combattants maghrébins à se désolidariser de la guerre coloniale au Vietnam. Après la victoire de 1950 libérant la frontière sino-vietnamienne, un militant communiste marocain appelé Marouf (Anh Ma) fut envoyé au Vietnam pour l'agit-prop auprès des goumiers actifs, prisonniers et ralliés.

Le nombre de Marocains se ralliant à "la cause Viêt Minh", sporadique après 1950, n'a cessé d'augmenter surtout depuis la déposition et l'exil du sultan Mohammed V (1951-1953). En 1950 fut constitué le DINA (Détachement des Indépendants Nord-Africains) regroupant pendant un certain temps une vingtaine de ralliés algériens, marocains et tunisiens; ils participaient aux activités paramilitaires, plutôt d'agit-prop.

Comme le montre l'enquête marocaine de Nelcya, les Marocains s'étaient engagés dans le Corps expéditionnaire français pour gagner leur vie. Le cas de Bouchaïb est typique: "Je me suis engagé en 1947 parce que je n'avais plus ma place à la maison... J'ai été mal traité par mes demi-frères et par la nouvelle femme de mon père. Je suis donc parti pour Casablanca. Sans travail, je me suis engagé. J'ai reçu une prime de 4500 F, 130 F tous les 15 jours, et des cigarettes pour le mois".

La guerre terminée en 1954, les Algériens et les Tunisiens furent rapatriés peu de temps après. Les Marocains ne purent partir qu'en 1972, 18 ans plus tard à cause des complications diplomatiques. Ils changèrent souvent de place à cause des bombardements américains, finissant par s'établir dans la province semi-montagneuse de Son Tây où ils menèrent avec leur famille mixte une vie de fellah. Chacun avait son lopin de terre, sa rizière, sa vache. Que reste-t-il de ce séjour de 25 ans au Vietnam ?

Comment la société vietnamienne, encore fortement confucianisée, avait accueilli ces musulmans et leur épouse vietnamienne ? Le professeur Trinh Van Thao opine: "être réduite à épouser un étranger, a fortiori un soldat sans grade ou un homme de couleur sans fortune, exposait une Vietnamienne aux mêmes discriminations et persécutions qu'ailleurs... Aussi, le fait que, par calcul politique ou même, mettons, par utopie révolutionnaire, le gouvernement de Hô Chí Minh ait encouragé la constitution de ces familles maroco-vietnamiennes d'infortune, leur permettant, aux frais de l'État, de vivre ensemble en toute légitimité, de résider, de travailler et de circuler en liberté, tient du miracle". À Nelcya, les rapatriés marocains ont raconté en 1999 que : "Malgré les sévères griefs de certains, les Vietnamiens les avaient reçus comme s'ils avaient été leurs enfants, leur assurant pendant 25 ans un toit, un travail, un revenu, des soins et la scolarisation de leurs enfants en somme, et surtout, l'égalité sociale". "Les enfants maroco-vietnamiens se sentent toujours vietnamiens, vietnamiens par leur mère, cette Vietnamienne absolue, de nationalité vietnamienne... Au fond, si les mères sont restées si vietnamiennes, ne serait-ce pas également parce qu'elles savent lire et écrire leur propre langue ?".

Par Huu Ngoc - Le Courrier du Vietnam - 24 Janvier 2003.