Le mandarin mène sa barque
A l'aube du XVIIe siècle, le jeune mandarin Tân doit faire face à une énigme que seules ses capacités de fin lettré lui
permettront de résoudre.
LE TEMPLE DE LA GRUE ÉCARLATE des sœurs Tran-Nhut. Picquier poche, 378 p., 9,50 Euros . (Première édition : Philippe Picquier, 1999.)
Le juge Ti n'a qu'à bien se tenir. Voilà qu'un jeune mandarin, aussi expert dans les décisions de
justice que dans la résolution des énigmes les plus obscures, vient de se lancer sur ses traces. Il
est vrai que le pays et l'époque sont bien différents. Le juge de Robert Van Gulik exerçait sa
sagesse dans la Chine du VIIe siècle, le mandarin Tân vit à la charnière du XVIe et du XVIIe siècle
dans l'actuel Vietnam.
En imaginant ce personnage de mandarin, dont c'est ici la deuxième aventure après L'Ombre du
prince, les sœurs Tran-Nuth ont dû penser à Van Gulik qu'elles citent d'ailleurs en référence, non
pas pour ses romans policiers mais pour son principal travail de référence, La Vie sexuelle dans la
Chine ancienne (Gallimard, 1971). Le procédé est le même que dans les aventures du célèbre juge
chinois : reconstituer une civilisation antique par le biais du roman policier en mêlant subtilement
les données historiques et ethnologiques au mécanisme de l'intrigue. Le dosage n'est pas toujours
facile à réussir, les sœurs Tran-Nuth, d'origine vietnamienne et qui vivent à Paris, y parviennent
avec brio.
Le mandarin Tân, frais émoulu des concours impériaux, vient prendre son premier poste dans la
province de Haute Lumière. Le précédent roman évoquait sa formation, mais c'est ici que Tân
parvient à acquérir son statut de personnage récurrent. Sa position est plutôt délicate, il doit
faire ses preuves et n'a guère que son ami le lettré Dinh sur qui il puisse se reposer. A peine
débarqué, le jeune mandarin est assailli de demandes diverses : récriminations en tous genres,
convoitise des familles qui ont une gamine à marier et qui la verraient bien épouser un grand
personnage, etc.
Parmi les affaires pendantes, celle du temple de la grue écarlate paraît facile à régler. Le temple,
autrefois prospère, est en pleine décadence, ses bâtiments menacent ruine et certains aimeraient
bien qu'il soit fermé parce que sa fréquentation devient dangereuse, pas seulement en raison de
son état de délabrement mais aussi parce que ses bonzes semblent plus férus d'arts martiaux que
de méditation et constituent un danger pour la sécurité publique. Parmi les défenseurs du temple,
il y a un entrepreneur qui rêve peut-être tout simplement de se voir
confier la restauration de l'édifice. Bref, le problème ressemble à un
conflit d'intérêts assez classique et Tân, qui se fait fort de le régler
aisément, a en réalité d'autres soucis en tête. En tant que mandarin
civil par exemple, il a sous ses ordres un mandarin militaire, mais
celui-ci, Quôc, sorte de matamore local, doublé d'un don Juan, possède évidemment, par sa
fonction, une réelle capacité de nuisance et n'apprécie pas beaucoup sa position de subalterne.
Le démontage des rouages du pouvoir est d'autant plus passionnant que le mandarin Tân est un lettré, recruté
par un de ces fameux concours impériaux qui permettent, et c'est son cas, à des hommes de basse extraction
de parvenir au sommet de l'Etat.
Mais ce qui rend singulier le roman des sœurs Tran-Nuth c'est la capacité à susciter un climat d'étrangeté
sans jamais pourtant recourir au fantastique. Le livre commence et s'achève par deux scènes nautiques
particulièrement réussies. On voit d'abord le mandarin revenant d'un de ces banquets où on a voulu lui vanter
les charmes d'une gamine de quinze ans comme il y en a, semble-t-il, énormément dans cette province. Il a un
peu abusé des agapes, mais d'abord il doit, en pleine nuit, traverser un lac pour regagner ses quartiers. La
barque n'est pas confortable, les vagues sont un peu fortes, ses porteurs de palanquin n'ont pas le pied marin
et on peut se demander si le spectacle étrange qu'il découvre dans l'obscurité est une hallucination due à ses
libations excessives ou une manifestation du monde des esprits. Toute une bande de nabots difformes se
promènent sur des embarcations de fortune et l'un des monstrueux gamins se noie sous les yeux du mandarin
qui ne parvient pas à le sauver. Cauchemar ou réalité ? Il s'avérera par la suite que les gamins dénommés "les
Rejets de l'Arbre nain" étaient bien réels et se trouvaient au cœur de l'affaire du temple de la grue écarlate
où ils étaient hébergés par les moines pour des raisons assez obscures.
Il est évidemment plus difficile, même pour un fin lettré, d'exercer sa sagacité dans un climat où les
superstitions les plus ébouriffantes se mêlent à la réalité quotidienne. Cela ne manque pas de pimenter d'un
certain exotisme le récit de l'enquête tout en éclairant une période cruciale de l'histoire du pays. A la fin du
XVIe siècle et au début du XVIIe, les luttes incessantes entre la dynastie des Lê et les usurpateurs Mac
soutenus par la Chine se sont soldées par la victoire des premiers. Le pays a donc retrouvé une unité qui sera
rapidement mise à mal par la rivalité entre les seigneurs du Sud et ceux du Nord. Dans ce climat confus, la
lutte d'influence reste virulente entre le bouddhisme déclinant et le confucianisme devenu philosophie d'Etat et
que des lettrés comme le mandarin Tân sont chargés d'appliquer.
Les divergences portent entre autres sur les questions sexuelles et les positions diverses dans lesquelles seront
surpris certains personnages ne sont pas seulement matière à des considérations sur la gymnastique
amoureuse. C'est en effet dans la lecture d'un manuel de sexualité taoïste écrit en Chine sous la dynastie des
Soei et dans l'étude des remèdes contre la syphilis que le mandarin Tân découvrira la clef de l'énigme. Ce qui
permet aux auteurs, sans aucun didactisme, d'aborder la question de la place de la femme dans cette société
par une réflexion digne des travaux sociologiques de Van Gulik.
Pour des raisons à la fois d'héritage et de culte des morts, il est indispensable pour chaque famille de s'assurer
une descendance mâle. "Dans cette suprématie confucianiste de l'enfant mâle, les femmes sont laissées
pour compte : la femme réduite à une matrice nourricière, la sœur ravalée au deuxième rang. Et le
mercure, élément taoïste, allait révéler ce que les nantis étaient en réalité : des monstres." Mais c'est
déjà trop en dire, gardons-nous de déflorer la revanche des sœurs Tran-Nuth, qui, par une subtile alchimie,
font magnifiquement revivre la civilisation de leurs ancêtres tout en créant un personnage attachant qui n'a pas
fini de faire parler de lui.
Par Gérard Meudal - Le Monde - le 11 Janvier 2002.
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