~ Le Viêt Nam, aujourd'hui. ~
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Le lézard qui n'est pas devenu dragon.

Il y a dix ans les investisseurs étrangers se bousculaient à Hô Chi Minh-Ville. Aujourd’hui ils s’en vont, dégoûtés par les incohérences d’un pays qui n’a pas accompli sa mue, par la corruption et par le poids d’une administration tatillonne. Et pourtant ! L’économie parallèle, en plein boom, témoigne de la vitalité des nouveaux entrepreneurs

Tran habite Hô Chi Minh-Ville (ancienne Saigon), possède un téléphone portable, un 4X4, une moto et quatre boutiques. Il y a quinze ans, il sortait d’un camp de rééducation, où il avait passé sept ans. « A cause de mes antécédents familiaux », explique-t-il rapidement. Son père était un haut fonctionnaire du régime du Sud. Histoire ancienne. Aujourd’hui, cet amateur de casquettes de base-ball a retrouvé son statut de bourgeois perdu en 1975. Avec les avantages que cela implique, mais aussi les inconvénients. Comme la plupart des entrepreneurs de la ville, il déménage régulièrement d’un arrondissement à l’autre pour fuir le racket des petits fonctionnaires. « Ils sont très inventifs en matière de création d’impôts, note Tran, ironique. Dès qu’ils s’aperçoivent qu’une affaire marche bien, ils inventent une nouvelle taxe. » Tout est bon : posséder un climatiseur, avoir une vitrine à sa boutique, mettre des nappes sur les tables si on tient un restaurant. Ces impôts de circonstance peuvent être rétroactifs sur plusieurs années. Si au moins cet argent allait à l’Etat pour financer des équipements ! Mais non, les caisses publiques restent vides en permanence. L’argent disparaît en chemin. L’appétit de ces petits fonctionnaires est tel que si leurs contribuables restent dans leur district, ils trairont la bête jusqu’à la tuer.

« Le Vietnam est dans la situation d’une femme qui veut épouser un homme, mais refuse de coucher avec lui », dit un industriel de Hongkong. En 1986, Hanoi lance la Doi moi, adaptation locale des réformes chinoises de Deng Xiaoping. L’économie planifiée est abolie, l’initiative privée reconnue. Ruiné par la guerre puis par la collectivisation de l’économie, le pays redémarre aussitôt. Treize ans plus tard, au terme d’une décennie de croissance supérieure à 7% par an, le Vietnam, qui avait la grisaille des pays socialistes, a retrouvé les couleurs, les bruits, et les embouteillages de l’Asie du Sud-Est. Officiellement le pays compte toujours parmi les plus pauvres du monde. Son PNB (produit national brut) par habitant est de 1 800 francs par an. Mais, officieusement, compte tenu de l’économie souterraine, c’est nettement plus. Sinon, comment des gens aussi pauvres pourraient-ils se payer des motocyclettes Honda de 50 cc, vendues 10 000 francs pièce ? Car Hô Chi Minh-Ville a renoué avec son surnom de Honda City. 2 millions de ces petits deux-roues, importés de Thaïlande, pétaradent à longueur de journée dans les rues. Autre signe de l’amélioration générale du niveau de vie : le miniboom de la construction. On repeint les façades, on surélève les maisons d’un étage, on reconstruit. Et pourtant ce Vietnam revitalisé est en train de tomber en panne. Sa croissance a chuté à +5,8% en 1998, et freinera encore à +3% cette année. « Les autorités pensent que ce ralentissement est seulement une conséquence de la crise asiatique, résume un économiste, mais cette explication est partielle : le développement du Vietnam se heurte aujourd’hui à des problèmes structurels qui expliquent la baisse des investissements étrangers. Celle-ci a débuté en 1996, avant même la crise asiatique. » Les investissements extérieurs sont en chute libre de 45% depuis le début de l’année. Cette désaffection brutale est d’autant plus surprenante qu’il y a dix ans les délégations occidentales se bousculaient dans le pays. Les étrangers prédisaient que ce pays, vainqueur des Américains, consacrerait la même énergie et la même inventivité guerrière pour devenir un nouveau dragon aussi dynamique que la Chine du Sud ou la Thaïlande. Alors les Français, les Allemands ou les Japonais s’affrontaient pour être le mieux placé possible avant le retour des entreprises américaines, tenues à distance par l’embargo maintenu par la Maison-Blanche depuis 1975.

Aujourd’hui, ce ne sont plus les arrivées tonitruantes des sociétés étrangères qui animent les conversations dans les milieux d’affaires d’Hô Chi Minh-Ville, mais les départs en catastrophe. Dernier à claquer la porte : le géant des télécoms britannique Cable and Wireless. Il se retire après avoir signé l’an dernier un accord de plus de 1,2 milliard de francs. Le ralentissement économique et les termes du contrat imposés par Hanoi, qui l’obligeaient à laisser le contrôle total de son investissement à ses associés vietnamiens, ont découragé le britannique. L’heure est donc à l’amertume et chacun s’accorde à imputer ces échecs aux insuffisances de l’administration : lourde, versatile et bureaucratique, elle est toujours dirigée par des fonctionnaires sortis le plus souvent des universités de Berlin-Est ou des maquis du Vietcong. On souligne l’insécurité juridique absolue : es conflits commerciaux ne se règlent pas devant un tribunal, mais par la détention arbitraire, parfois de plusieurs mois, du partenaire étranger, jusqu’à ce que celui-ci paie ce que réclament les Vietnamiens. S’ajoutent à cela les révisions inopinées de contrats, le non-respect des engagements, etc. Dans un tel environnement, les précautionneux se protègent en recherchant des appuis au bras long dans la nomenklatura, en nommant conseiller tel ancien ministre... Ecoutez le jugement sévère d’un homme d’affaires japonais : « Si le Vietnam continue à être aussi peu intéressant, il ne recevra plus de capitaux étrangers et tous ceux qui sont venus repartiront. » Fin juin se tenait à Haiphong une rencontre patronnée par la Banque mondiale entre les Etats dont l’aide finance largement ce pays très pauvre et le gouvernement. Elle a permis de prendre le pouls des tensions. Les Américains et les Australiens ont été les plus virulents, prônant des mesures de libéralisation draconiennes : refonte du système bancaire en quasi-faillite, privatisation du secteur public, rédaction de lois claires et respectées. Les Européens ont souligné la corruption généralisée. Les Vietnamiens ont répliqué en mettant en avant leur priorité « d’aller à pas mesurés au lieu de faire un grand bond suivi plus tard d’un recul ».

Le symbole de cette lenteur, c’est la Bourse, qui n’arrive pas à ouvrir ses portes. « Les autorités reculent devant le risque politique et social que représente un marché financier », note un observateur. La pire de ces craintes, c’est que la centaine de sociétés susceptibles d’être cotées pèseront moins de 500 millions de francs au total. En théorie, n’importe quel fonds d’investissement occidental pourrait donc acheter d'un bloc toute l’industrie vietnamienne ! Mais les autorités s’inquiètent aussi des manipulations, des délits d'initié, des scandales parfaitement possibles dans un marché si petit et si mal encadré légalement. Résumons cette vision du Vietnam moderne : corruption, investisseurs en fuite et finances bloquées... Injuste ? En partie. « Les étrangers sont en train de jeter le bébé avec l’eau de la cuvette », affirme un diplomate. Car, en dépit de toutes ses erreurs, le régime a tout de même réussi son pari d’ouvrir économiquement le pays. Il a bien géré la transition en évitant le danger de l’hyperinflation. Le dông, la monnaie locale, s’effrite quelque peu, mais à un rythme normal pour un pays en voie de développement dont les besoins en équipements déséquilibrent la balance des paiements. Mais, surtout, il y a une envie individuelle d’entreprendre, plus forte que jamais. Deux indices sont particulièrement révélateurs. La production d’engrais augmente régulièrement. C’est la preuve que la production agricole et donc les revenus dans les campagnes progressent. Dans le même registre, en dépit du gel de grands projets immobiliers financés par les étrangers, les ventes de sacs de ciment continuent de croître, achetés à 80% par des particuliers. La source de cette vitalité, ce sont les mini-entreprises nées de la libéralisation économique. Le point de départ de cette floraison de business est souvent un mandat envoyé par des parents réfugiés à l’étranger. C’est pourquoi on retrouve souvent à leur tête d’anciens bourgeois ou leurs enfants, ceux-là mêmes qui avaient été envoyés dans les camps après 1975. Bon nombre de ces anciens parias tiennent des commerces. Mais des petites entreprises industrielles voient aussi le jour. Les machines-outils sont antédiluviennes, le personnel limité à une famille. C’est le Taïwan d’il y a trente ans, et ça marche. Les autorités commencent même à se soucier du sort de ces petits entrepreneurs et à promulguer les premières lois en leur faveur. C’est une révolution, car jusqu’ici le secteur privé était tout juste toléré comme un pis-aller, confiné dans un no man’s land juridique, sans existence légale. Il était même minoré dans les chiffres officiels du pays, puisque selon les documents du Bureau des Statistiques les entreprises privées ne contribueraient que pour 7,1% du PNB, contre 40% pour les entreprises nationalisées, 34% pour l’agriculture et 9,8% pour les investissements étrangers.

C’est, bien sûr, au-dessous de la réalité, et c’est là que se situe l’avenir du Vietnam, à condition que ces petits patrons fassent enfin confiance à leur administration. Pour les rassurer, le gouvernement a lancé une grande opération anticorruption spectaculaire. Il a choisi de le faire avec une férocité inouïe, puisque six cadres dirigeants de sociétés privées et publiques ont été condamnés à mort le 4 août. Ils étaient accusés, avec 71 autres prévenus, tous lourdement condamnés, d’avoir détourné 357 millions de dollars ! Leur procès, qui était retransmis en direct à la télévision, a duré plus de trois mois. Et pourtant, malgré cette brutalité démonstrative, les Vietnamiens restent sceptiques, car c’est la « petite » corruption qui les dérange le plus. « Je pourrais investir et contribuer davantage au développement de mon pays, confesse un collègue de Tran, mais il est plus prudent de garder mon argent, en dollars, sous un matelas. Je ne peux aller me plaindre à Hanoi chaque fois qu’un policier passe dans ma boutique réclamer son enveloppe. »

Par Bruno Birolli - Le Nouvel Observateur, le 12 Août 1999.