Vietnam: Une leçon pour le monde
Difficile de fouler le sol vietnamien sans penser à la guerre. Les Français qu'on
rencontre là font la plupart du temps un pèlerinage jusqu'à Dien Bien Phu,
cette ville du nord-ouest où l'Hexagone perdit sa colonie dans une défaite
cinglante. Les Américains, eux, ne peuvent pas concevoir qu'on passe outre
la visite de la DMZ, ou Zone démilitarisée, leur Mecque à eux. Cette bande de
terre a été créée en 1954 pour des raisons logistiques mais a fini par diviser le
pays en deux.
Il n'y reste plus rien, surtout parce que les paysans perdent encore leur vie
en essayant de la gagner en ramassant les bouts de ferraille jonchant le sol,
qu'ils tenteront de revendre. Certains obus non explosés leur sautent parfois
à la figure...
Et puis, il y a les symboles, vrais ou fabriqués, qui sont partout. À Hué, on
peut téter une bière au bar Apocalypse Now ou acheter un Zippo usagé (100
% faux, faut-il le préciser) ayant appartenu à un soldat américain. Mais ce qui
fascine le plus, c'est la distance qu'a réussi à imposer le pays d'aujourd'hui
avec son passé marqué au sceau de l'agression. Pas indifférence. Pas déni.
Distance. Sérénité. Le fait que la moitié de la population ait moins de 25 ans y
est certainement pour quelque hose. Mais il faut voir le visage calme du
guide, à la Cité interdite de Hué, tandis qu'il raconte avoir été fait prisonnier
pendant un mois lors du siège communiste. Il se dit heureux d'avoir été pris
par l'armée du Nord et non par les maquisards du Sud, qui vous exécutaient
sans autre forme de procès. Il faut voir aussi l'air impassible de cette
institutrice à Saïgon lorsqu'elle explique à sa classe en visite au musée l'effet
de l'agent orange tout en désignant derrière elle les deux bocaux de formol
dans lesquels flottent des bébés humains difformes.
Kim, une Française d'origine vietnamienne rencontrée en route, a quitté son
pays en 1971. Elle était du sud. Une Viet-Q (à prononcer à l'anglaise) comme
on les appelle ici péjorativement, comme on dirait «déserteur». Comme toute
émigrée, elle a conservé une image romantique de sa patrie, cristallisée dans
le temps. Elle est revenue pour la première fois en 1985 et chaque année
depuis, mais elle refuse toujours de mettre les pieds à Cu-Chi, où l'on
retrouve les fameux souterrains ayant abrité les Viet-congs, ou encore DMZ.
«Je refuse d'encourager la propagande du nouveau régime.» Elle a tort.
L'argent a raison de toutes les idéologies, même du Nord. Les rouges ont
peut-être gagné la guerre sur les champs de bataille mais ils l'ont perdue sur
le terrain. Il n'y a qu'à voir à quelle vitesse les motocyclettes remplacent les
vélos à Hanoï pour s'en convaincre. Le musée aux bébés déformés de Saïgon
a changé de nom. Le War Crime Museum choquant trop l'ami touriste, il est
devenu le War Remnants Museum. Les billets verts, le grand État vietnamien,
tout communiste qu'il se dise encore, en a besoin.
Le peuple vietnamien, qui se possède depuis si peu de temps, a sûrement une
grande leçon à donner au monde. La rancune, il n'en a pas, lui qui aurait mille
raisons de détester les Chinois, d'en vouloir aux Japonais, de maudire les
Français, de haïr les Américains. Il faut voir l'architecture
sino-vietnamo-japonaise de Hoi An, cette petite ville au charme européen du
centre du Vietnam, qui témoigne de l'intégration et du réassemblage culturel
qui se sont opérés.
Le Vietnam a aussi créé la religion caodaï, ce mélange ahurissant de taoïsme,
de confucianisme, de bouddhisme, de christianisme et d'islam. Une tentative,
dit-on souvent, de réconcilier les spiritualités de l'Occident et de l'Orient. Et
c'est sans parler de ces centaines d'ethnies auxquelles le gouvernement fout
la paix dans la mesure où elles ne remettent pas en question leur
appartenance à la nation vietnamienne.
Les lignes de fracture potentielles sont sans fin ici, et pourtant, le pays
s'affiche sans mur, à peine quelques cicatrices. Pensée unique sûrement,
propagande peut-être, mais ça reste efficace en bibitte.
Par Hélène Buzzetti - Le Devoir, le 23 Novembre 2001.
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