~ Le Viêt Nam, aujourd'hui. ~
Le portail de l'actualité vietnamienne

Année :      [2004]      [2003]      [2002]      [2001]      [2000]      [1999]      [1998]      [1997]

Lam Lê, renaissance à flanc de volcan

A Java, le cinéaste vietnamien, auteur de «Poussière d'empire», tourne enfin son deuxième film, après vingt ans d'éclipse.

Yogjakarta - La scène se passe au sommet d'une dune de sable noir sur le flanc du Merapi, volcan vénéré de Java central, l'un des plus actifs de la planète. Le cinéaste franco-vietnamien Lam Lê enfile une combinaison rouge, rabat le capuchon, et se jette. Il dévale en roulé-boulé les cinquante mètres de la pente. Autour de lui, des fumigènes fusent, au-dessus, des arcs à souder entrent en action, illuminant le chaos de violents éclairs électriques. Lam Lê se relève à moitié groggy, le visage noir de souillures. Il cherche à tâtons le rocher derrière lequel s'abrite l'actrice allemande Natalia Wörner, l'héroïne, qui doit prendre le relais dans cette séquence d'éruption.

D'amour. «Cut», crie la chef op' Diane Barratier. «On la refait», lance le cinéaste, portant un rocher en plastique pour le placer à une position qu'il juge adéquate. Lam Lê est de retour, en force, avec une énergie et une conviction qui ne peuvent qu'impressionner. Vingt et un ans après le tournage du superbe Poussière d'empire au Vietnam, le cinéaste tourne son deuxième long métrage, Vingt nuits et un jour de pluie, à Java central, dans la ville de Yogjakarta et sur les flancs du volcan situé à treize kilomètres de la capitale culturelle javanaise. «Pour moi, Java est une sorte de Vietnam par procuration. Quand on me demande quand je retournerai filmer au Vietnam, je réponds : quand ils cesseront de n'y faire que du cinéma de propagande», explique le cinéaste, en sirotant un whisky à la terrasse du Café Made, dans le quartier sud de «Yogja».

Ce film suit la rencontre d'un Vietnamien de France (Santha Leng) et d'une Franco-Allemande, incarnée par une vedette de la télévision, Natalia Wörner, immergée dans la culture javanaise. Une rencontre qui dure vingt nuits d'amour, entre le solstice d'été et la fête nationale française, «entre les feux de la Saint-Jean et le feu de la guerre», dit Lam Lê. «C'est une rencontre impossible. Car ils effectuent un trajet en sens contraire. Il y a donc un point de rencontre, mais qui ne peut être que provisoire. Tout le scénario est fondé sur ce chassé-croisé», explique Elizabeth D. Inandiak, la scénariste, auteure de plusieurs livres sur la culture javanaise et le culte du Merapi .

Période pub. Poussière d'empire, en 1983, avait été un éblouissement. Un film sur l'Indochine française, non pas anticolonial, mais pour la première fois filmée du point de vue du colonisé. Le style de Lam Lê s'affirmait : mise en scène très rythmée et précise, utilisation des plans-séquences et multiplicité des niveaux de lecture. «Une scène est un battement de coeur», aimait-il à répéter. Puis, il a disparu. Ou plutôt, comme il l'explique, «le cinéma m'avait abandonné». Storyboardiste de renommée mondiale, auteur de plusieurs scénarios, notamment son projet sur la Marque jaune, ses sujets sont considérés comme trop coûteux et risqués. Il se reconvertit dans le film publicitaire, un milieu implacable où il fait du fric et dit avoir appris «à s'adapter à toutes les situations». Mais sa technique et sa mise en scène, si particulières, sont toujours là, même bridées, même frustrées.

Cette longue éclipse trouve son terme début 2002, quand Lam Lê rencontre à Beyrouth le producteur Marc Ruscart, directeur de L'Autre Rivage, une maison de production spécialisée «dans les films lointains». Tous deux y donnent des cours dans le cadre d'une délocalisation de la Femis, l'école parisienne de cinéma. Ruscart est emballé par le projet : tourner une histoire d'amour torride entre l'Allemagne et l'Indonésie sur fond de double identité culturelle. Le scénario est écrit pendant l'été 2002 par Lam Lê et Elisabeth D. Inandiak, romancière et journaliste établie à Yogjakarta depuis quinze ans.

L'Allemande du film a découvert la dimension magique du monde à Java, et sert de guide, de révélatrice, pour le Vietnamien de France coupé de ses racines, jusqu'à oublier son corps d'Asiatique. Comme beaucoup de Vietnamiens arrivés adolescents en France, Lam Lê est obsédé par la confusion identitaire qui en a résulté : «On se sent colonisé dans la tête. L'écriture romanisée est comme une paire de menottes. Le colonialisme français est un corps en expansion, un corps expéditionnaire, qui crée des petits Français partout où il s'installe. Jusqu'à la deuxième génération, les Vietnamiens sont complexés.»

Quelle identité ? Ce malaise, le personnage joué par Santha Leng le ressent : l'illusion d'être devenu français, couplée à une nostalgie indéracinable pour l'enfance perdue sur l'autre rivage. «On se regarde dans le miroir et on se demande : suis-je français ou vietnamien ?», souligne Lam Lê. «Même si on s'affirme soi-même, cette différence existe toujours dans le regard de l'autre. Il ne nous voit pas comme on se voit», ajoute Santha Leng, qui est aussi directeur d'une compagnie chorégraphique, le Cabaret des oiseaux. Dans son deuxième rôle important au cinéma, il est Cambodgien de corps et Français d'esprit. Calme et serein comme un visage du Bayon, il a aussi vécu ce qu'il appelle la «difficile reconstitution d'une identité», de manière moins tourmentée que Lam Lê. Leng n'est revenu au Cambodge qu'en 1992, pour tourner un film, les Saigneurs d'Yvan Buttler, sur la période khmère rouge. A sa grande surprise, la culture khmère, dont il ignorait presque tout, l'a happé. «Quand j'ai vu comment les gens vivaient, comment les artistes donnaient leur énergie... Ils avaient une réponse terrassante de simplicité : "Parce que c'est ma culture, parce que c'est mon pays."» Depuis, Leng a étudié le ballet royal khmer, monte des spectacles au Cambodge et donne des cours de danse traditionnelle à Paris. «On peut vivre ce déchirement sans que cela soit douloureux. Il est possible de constituer une identité de la diaspora», confie-t-il d'une voix douce.

Pourquoi donc Java, si c'est du Vietnam dont parle Lam Lê ? Parce que le cinéaste a retrouvé, dans sa vision de Java, son Vietnam profond, empreint de l'hindouisme du royaume de Champa (du IIe au XVe siècle) gisant sous la couche de culture chinoise. «A Yogja, je me suis senti comme chez moi. C'est le pays d'Asie le plus proche du Vietnam, surtout du Sud. Là où les pousse-pousse ne tirent pas le passager, mais le poussent», dit-il en rigolant. C'est une culture qui exalte l'union des corps, comme l'illustre le culte du Linga-Yoni, symbole shivaïte des organes sexuels masculin et féminin. On retrouve ce culte aussi bien dans les temples du Champa que dans ceux de Java-Central. Et comme les mandarins communistes de Hanoï se voilent la face avec une pudibonderie de vieille bigote, Lam Lê est allé retrouver cette culture où il se sentait le mieux, au coeur de l'archipel indonésien. «Le Vietnam est un pays plein de talents, mais le gouvernement ignore cette richesse : il est incapable de gérer cette énergie sensuelle», dit encore le réalisateur.

Il faut décrire le style de Lam Lê sur un tournage. Un engagement physique total, un cinéma au pas de charge comme s'il fallait arracher une victoire, une éruption qui n'est canalisée que par le métier de Diane Barratier, la chef opératrice de Rohmer. Lam Lê déplace les objets du décor lui-même, s'enquiert du moindre détail, fournit les costumes et les accessoires apportés de France, joue les cascadeurs si besoin est. C'est une conséquence découlant de moyens financiers limités (un budget de 2 millions d'euros), mais aussi un choix du cinéaste, qui estime que les contraintes stimulent la créativité. La plus grande partie de l'équipe est indonésienne et la plupart des comédiens sont des amateurs. «Sur un tournage, on est sans filet, considère Lam Lê. Et l'acrobate sans filet est meilleur, obligé de se surpasser.»

Apaisé. Une lente procession grimpe le flanc du Merapi. Des hommes, vêtus d'un sarong de batik et un keris (un poignard malais) glissé dans la ceinture, sont en tête, le visage fermé, portant des ombrelles décorées de guirlandes de fleurs de jasmin. Des femmes, arborant des chignons impeccables et tenant des paniers de bambous et de feuilles de bananiers remplis de pétales de fleurs, foulent l'herbe perlée de rosée à leur suite. Ce sont les offrandes du Labuhan, une cérémonie pour honorer le Merapi. A quelques kilomètres, le volcan apparaît, sa bouche meurtrie laissant échapper des fumerolles blanches. Assis en tailleur, un ancien brûle une plaquette d'encens dans un brasero de terre cuite. Il plonge les mains dans la fumée et s'en asperge le visage. Tandis que ça tourne, le regard apaisé, Lam Lê observe cette scène sans mot dire. Retrouvant la dimension magique de ses années d'enfance dans un pays d'Asie où l'invisible a encore droit de cité.

Par Arnaud Dubus - Libération - 2 Juin 2004.