"Non! Oh non! Encore le feu!"
On n'a peut-être pas retenu son nom, Kim Phuc. Mais il est impossible de
ne pas se souvenir de sa photo. Elle incarne à jamais l'horreur et la
barbarie de la guerre. De toutes les guerres. Pas seulement celle du
Vietnam. La petite fille, alors âgée de neuf ans, y court toute nue sur une
route, hurlant de douleur après avoir subi un bombardement au napalm
causé par l'aviation sud-vietnamienne. Elle est gravement brûlée, et va
bientôt sombrer dans un très long coma. Mais grâce à la photo – diffusée
par Associated Press dans le monde entier –, personne sur terre ne
l'oubliera.
Alors, quand elle apparaît aujourd'hui, âgée de trente-huit ans, la santé
très fragile, mais le visage rayonnant, prêchant la paix et le pardon, on
l'écoute religieusement, au Canada où elle s'est réfugiée et a créé une
famille, aux Etats-Unis où les vétérans du Vietnam lui réservent un
triomphe, ou dans le reste du monde où elle voyage, bénévolement, pour
sa fondation et pour l'Unesco.
Les vieux cauchemards de Kim Phuc
Aujourd'hui cependant, Kim Phuc tremble à nouveau. Elle a peur de la
guerre. Peur de la haine qu'elle sent croissante. Peur de la riposte
américaine, qu'elle sait inéluctable. De vieux
cauchemars qu'elle avait mis des années à
enfouir se sont réveillés depuis ce mardi 11
septembre où elle a vu le feu s'abattre sur le
World Trade Center. Elle était dans la salle
d'embarquement de l'aéroport de Toronto lorsque les premières images
sont apparues sur CNN. "Non! Oh non! Encore le feu!", a-t-elle crié en
couvrant son visage de ses mains. Les passagers étaient rassemblés
devant l'écran, horrifiés, mais l'hôtesse les a appelés pour embarquer.
Destination Washington. Kim Phuc avait rendez-vous dans l'après-midi à la
Maison Blanche. En fait, son avion fera vite demi-tour. Et Kim, en
débarquant à Toronto, se précipitera vers CNN pour constater le désastre
de Manhattan et du Pentagone. "Le feu, maman! C'est comme pour toi!",
lui dira son petit garçon à la maison.
"Je suis bouleversée. Des sentiments ont reflué que j'ai mis tant d'années
à refouler: la colère, la révolte, le désespoir. Quelle injustice!… Mais cela
ne mène à rien. La haine est destructrice. Elle aveugle, elle égare. Ne
l'utilisons pas! C'est exactement ce qu'ont voulu le diable et les
terroristes. Ne tombons pas dans ce piège!"
En découvrant la Bible, la jeune femme est devenue très religieuse. Son
mari, Toan, se prépare à devenir pasteur. Et c'est la foi, dit-elle, qui l'a
incitée à endosser la fameuse photo pour prêcher le pardon et la
réconciliation. "Les Américains blessés dans les attentats, ceux qui ont
perdu des proches, vont être anéantis. Mon Dieu que je les comprends!
Ils ont le droit de ressentir de la colère, une envie de revanche. Mais ce
n'est pas ainsi qu'ils trouveront l'apaisement. Il n'y a que le temps et un
jour le pardon qui les soulageront. Je le sais pour l'avoir vécu. Mais c'est
encore trop tôt bien sûr. Punir? Se venger? Les premiers fautifs sont
morts avec leurs victimes. Alors comment? Sûrement pas en tuant
d'autres innocents. On a encore le choix. Veut-on la paix ou l'engrenage
de la guerre? Je prie pour qu'on soit lucide. Je ne veux pas penser qu'on
optera froidement pour la destruction."
Par Annick Cojean - Le Monde - le 18 Septembre 2001.
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