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Le lourd secret qui hantait Bob Kerrey,héros du Vietnam, présidentiable en 2004

NEW YORK - C'est une blessure vieille de trente-deux ans qui, affirme Bob Kerrey, ne s'était jamais refermée et dont il souffrait en silence. Lieutenant des commandos de la marine envoyé au Vietnam à vingt-cinq ans, blessé au combat, amputé d'une jambe, deux fois décoré, Bob Kerrey passe aux yeux de ses compatriotes pour l'un des rares héros de cette guerre sans gloire, un homme qui a continué à servir son pays en devenant gouverneur puis sénateur du Nebraska. Démocrate de gauche, M. Kerrey a renoncé à briguer un troisième mandat en novembre dernier après douze ans au Sénat et, à cinquante-sept ans, a commencé une deuxième vie : une nouvelle carrière - président de la New School University à New York -, un livre en route, une nouvelle femme, un bébé pour octobre. Sans oublier totalement la politique, puisque son nom circule parmi ceux des candidats possibles à l'investiture démocrate pour la présidentielle de 2004. Mais le Vietnam vet n'en avait pas tout à fait fini avec son passé : un massacre inavoué, un massacre de civils maquillé en fait de guerre contre l'ennemi, le "hantait" sans qu'il parvînt jamais à s'en décharger. Depuis mercredi 25 avril, c'est chose faite.

C'était, a-t-il révélé à un groupe d'officiers de réserve puis au Omaha World Herald et au Wall Street Journal, "une nuit sans lune", le 25 février 1969, dans le delta du Mékong, près de Thanh Phu. A la tête d'un commando d'élite de six hommes, le lieutenant Kerrey partait à l'assaut d'un poste vietcong. A l'approche de deux cabanes, dit-il, "nous avons essuyé des tirs et nous avons riposté. Mais lorsque les armes se sont tues, nous avons découvert que nous n'avions tué que des femmes, des enfants et des vieillards. C'était une tragédie, et c'est moi qui en avais donné l'ordre. J'ai eu tellement honte que je voulais mourir". Les autorités militaires américaines en décidèrent autrement : l'épisode valut à Bob Kerrey l'étoile de bronze, décernée pour "exploit héroïque, vingt et un Vietcongs tués, deux cabanes détruites et deux armes ennemies capturées". Cette version des faits, affirme M. Kerrey, n'était pas celle qu'il avait transmise à son commandement. Lors d'une autre opération, Bob Kerrey eut le pied droit arraché par une grenade mais refusa d'être évacué jusqu'à ce que le reste de son unité pût s'extraire ; pour son courage, le président Nixon lui remit la médaille d'honneur en 1970.

Pendant tout ce temps, Bob Kerrey et ses six camarades ont vécu avec leur secret. L'un d'eux, Gerhard Klann, a récemment commencé à livrer son propre récit, poussant Bob Kerrey à intervenir. "Il dit que nous avons encerclé un groupe de gens et que nous les avons exécutés, raconte l'ancien sénateur. Mais ce n'est pas comme ça que cela s'est passé. Nous n'y sommes pas allés avec l'intention de tuer des civils. Et nous n'avons pas tué de civils pour nous en tirer." En donnant aujourd'hui sa version à lui, M. Kerrey se prémunit-il contre d'éventuelles révélations en pleine campagne présidentielle ? Il donne une autre explication : "Je n'en peux plus d'être traité en héros et de devoir garder ça en moi." Autre ancien du Vietnam, le sénateur John McCain s'est déclaré solidaire : "Les guerres ne sont pas toujours jolies, et c'est pour ça qu'on essaie de les éviter."

Par Sylvie Kauffmann - Le Monde, le 27 Avril 2001.