Vietnam Inc. : la guerre du Vietnam en procès
Publié en 1971 par Philip Jones Griffiths, photographe à l'agence Magnum, Vietnam Inc.
est un document qui fait le procès de la guerre menée par les Américains au Vietnam et
donne ses lettres de noblesse au photojournalisme.
"Sgt Pepper n'a pas arrêté la guerre du Vietnam. Pourtant,
j'avais pensé que les bonnes vibrations du disque auraient eu le
pouvoir de le faire", expliquait le chanteur David Crosby – de
Crosby Stills Nash & Young – en 1988. Ce que les Beatles n'ont
pas réussi, un photographe gallois l'a fait, avec un livre (publié
dans sa version anglaise). Publié en 1971, à la fin de la guerre
du Vietnam, Vietnam Inc., de Philip Jones Griffiths, est un livre
contre la guerre, qui a marqué les consciences et a valu à son
auteur quelques inimitiés. Le président Thieu a notamment
déclaré : "Il y a beaucoup de gens que je ne veux pas revoir au
Vietnam. En tête de liste, Philip Jones Griffiths." Aujourd'hui, les
éditions Phaidon publient le fac-similé de son édition originale,
augmenté d'une préface de Noam Chomsky.
Vietnam Inc. est un livre rare. D'abord parce que, rapidement,
le livre a été épuisé. Ensuite parce qu'il est le reflet d'une liberté
que la presse a perdue dans sa couverture des conflits actuels.
Enfin et surtout par son contenu : 266 clichés noir et blanc
réalisés sur une période de trois ans sont accompagnés d'un
texte pénétrant, critique sur la guerre. Ce livre se lit comme un
réquisitoire contre l'intervention militaire américaine en Asie du
Sud-Est, un dossier à verser au "procès de Nuremberg" de la guerre du Vietnam que Philip Jones
Griffiths appelait de ses vœux, mais qui n'a jamais eu lieu.
D'emblée, le ton est donné : le photographe, qui débarque en 1966 au Vietnam pour couvrir la
guerre pour l'agence Magnum, adopte le point de vue de la population face à la machine de guerre
américaine. Ce qui l'intéresse, c'est l'âme du peuple vietnamien, pas les combats ni les militaires,
ou si peu. Il montre comment les villages, les rizières et les habitants constituent une unité que
les Américains vont briser à défaut de la comprendre ou de pouvoir la transformer à leur image.
Vietnam Inc. brosse le tableau d'une campagne paisible, faite de villages, de rizières, de rivières.
Puis l'engrenage de la guerre se met en marche. Le livre donne la parole aux Américains qui
tentent d'expliquer la raison de leur présence. "Nous sommes là pour que les Vietnamiens aient la
liberté de choisir le gouvernement qu'ils veulent", rappelle l'un de ses interlocuteurs américains
dans un dialogue surréaliste inséré dans le chapitre intitulé "Why we're there" ("Pourquoi nous
sommes là").
L'ouvrage dresse le constat d'un fossé invisible entre deux cultures, décrit le déroulement des
opérations militaires (opérations de recherche et destruction, "Search and Destroy") qui ont eu
pour objectif de vider les campagnes afin de priver le Vietcong du support de la population.
Déplacements de population, arrestations – "tout homme entre 15 et 50 ans est considéré
comme un Vietcong potentiel et traité comme tel", rappelle Philip Jones Griffiths –, sont montrés
sans fard.
S'ensuit le procès de l'exode rural forcé, ou "révolution urbaine", pour les Américains : à la
périphérie des grandes villes se développèrent des bidonvilles, la prostitution, et l'insalubrité. Loin
d'amener la paix, ces déplacements des population des campagnes vers les villes n'empêchèrent
pas le Vietcong d'attaquer les villes lors des offensives du Têt à Hué et Saïgon, en 1968. Ces
offensives souligneront l'ineptie de la stratégie américaine et pousseront le président Nixon à
entreprendre la "vietnamisation" du conflit.
A partir de 1969, les Américains laissèrent aux forces du Sud le soin de mener les opérations au
sol. La guerre devient alors automatisée : les avions larguent leurs bombes à l'aveuglette,
remplissant les hôpitaux de victimes des bombardements traditionnels et des bombardements au
napalm, et les ordinateurs du Pentagone enregistrent et mesurent à distance les progrès de la
lutte contre le communisme. Les diptyques mettant face à face les pilotes américains et leurs
victimes sont à cet égard saisissants.
A l'heure où les guerres se déroulent à huis clos, loin des yeux des médias, Vietnam Inc. prend
toute son importance, par sa liberté de ton et par la puissance de son propos, trente ans après.
Vietnam Inc. - Editions Phaidon - 224 pages - 266 photos - Prix : 37,90 Euros.
Par Pierre Bouvier - Le Monde - Le 21 Janvier 2002.
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