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De l'Indochine au Vietnam

Le 7 mai 1954, quand tombe le camp retranché de Dien Bien Phu, L'Express s'apprête à publier des éléments du rapport secret des généraux Salan et Ely, qui annonçait la débâcle en Indochine. Le journal sera interdit, comme il le sera souvent, car - doit-on le rappeler? - L'Express a milité de très bonne heure pour la décolonisation. C'est d'ailleurs son éditorialiste, Pierre Mendès France, qui signera les accords de Genève. Cinquante ans plus tard, après les bombes, les défoliants, les guerres, le communisme, les boat people et le collectivisme, dans un décor où la geste indochinoise des Français apparaît encore au détour d'une vieille villa ou d'un destin, L'Express est allé voir si ce pays se réveillait. La réponse est plutôt oui

Du fond d'un boyau, le colonel Nong Van Khau, 72 ans, dégoupille son poing serré et mime un lancer de grenade. Puis, en jouant des bras, le voilà qui tire à tout-va et pousse des cris d'oiseau: ce vétéran des forces du Vietminh se revoit conduire un assaut vers le sommet de la colline baptisée " Eliane 2 " par les Français: c'était donc ici, c'était donc ça, ce nœud stratégique, ce verrou du camp retranché dans la cuvette de Dien Bien Phu. Sous les yeux ahuris de son public, notre colonel bascule à nouveau dans son abri: " Dès qu'on gagnait un centimètre, les Français le récupéraient. C'était une position imprenable. Il a fallu creuser un tunnel, y glisser une tonne de TNT et faire sauter la colline. " Pour le 50e anniversaire de cette légendaire bataille de cinquante-six jours - " Bataille à l'antique, bataille à la Jugurtha ", notera Jules Roy - considérée ici comme le Valmy vietnamien, les autorités ont rasé les arbres à litchis, les bougainvillées, les banians et dérangé les ran, ces serpents bruns très désagréables qui occupaient le terrain depuis cinq décennies. Elles ont reconstitué, à la louche mais avec sobriété, 30% des tranchées et le cratère presque ocre et abyssal de l'explosion: " Ça a pété le 6 mai 1954, repart le colonel. Un tremblement de terre. Nous sommes alors entrés dans le blockhaus. Nous enjambions les morts et les soldats inanimés, qui saignaient du nez. Un peu plus loin, à notre immense surprise, nous avons découvert le souterrain qui menait au PC du général de Castries. Le 7, tout était terminé. "

En 1954, le Vietnam comptait 25 millions d'habitants. En 2004, ils sont 81 millions

Le 7 mai 2004, 5 000 personnes, dont l'excellent colonel Nong, défileront dans le stade de Dien Bien. Ce matin-là, à travers tout le pays, plus de 12 millions de motos, de scooters, de pétrolettes - à Hanoi et à Ho Chi Minh-Ville, traverser une rue implique une formation poussée de torero - déposeront les Vietnamiens sur leur lieu de travail. Car ce 7 mai ne sera pas un jour férié. A Hanoi - 4,4 millions d'habitants avec la périphérie - un fleuve bouillonnant de deux-roues se jettera dans les boulevards Dien Bien Phu (ex-Puginier), Dinh Tien Hoang (ex-Francis-Garnier), les rues Ngo Quyen (ex-Henri-Rivière), Trang Tien (ex-Paul-Bert) et s'infiltrera dans le quartier des 36 Métiers et Corporations, qui abritait, autrefois, l'étroite ruelle Jean-Dupuis...

Qui, dans ce pays, connaît encore l'évêque Puginier, qui évangélisait les âmes tonkinoises au XIXe siècle? Personne ou presque. Qui connaît le marchand Jean Dupuis, qui, en 1872, fut le premier Français à forcer le fleuve Rouge, pour aller livrer des mitrailleuses au maréchal Ma, lequel se battait, au Yunnan, contre des séparatistes musulmans? Qui connaît le lieutenant de vaisseau Francis Garnier, venu à la rescousse de Dupuis, pour se faire décoller la tête et arracher le cœur par les Pavillons-Noirs sous le Pont-de-Papier de Sontai? Neuf ans plus tard, le capitaine de vaisseau Henri Rivière se fera décapiter au même endroit, et Jules Ferry enverra 40 000 hommes au Tonkin. En dépit de la débâcle de Lang Son, nous y resterons: la France va échanger Formose avec la Chine contre le Tonkin. Arrivé en 1886, le physiologiste Paul Bert sera son premier gouverneur. Assez vite terrassé par les fièvres, il sera remplacé par le gouverneur général Paul Doumer, dit le " Proconsul ", à qui l'on doit l'architecture de cette capitale romantique, politique et centralisatrice que Hanoi n'a jamais cessé d'être. Et pendant qu'on y est, en 2004, les jeunes restaurateurs français de la Scala, du café des Arts, de la Brique savent-ils qu'ils sont les enfants de la " Mère Debeyre "? La mère qui? L'admirable Rose de Beyre, qui fit le coup de feu avec Dupuis et Garnier, avant d'ouvrir le tout premier troquet de Hanoi. Bref, cette geste des Français en Indochine, qui la connaît vraiment? Quelques passionnés. Quelques anciens. Peut-être un homme de 92 ans, qui habite, depuis 1954, une vieille villa coloniale sur la rue Hoang Dieu: le général Giap.

" Nous devons gagner le Dien Bien Phu économique "

De son fauteuil, le " vainqueur des Français et des Américains " suivra les cérémonies retransmises sur la chaîne nationale de télévision VTV 1. Là-bas, dans le stade de Dien Bien, on lira, en gros, le discours qu'il adresse déjà à la patrie depuis des semaines. Et qu'il répète en boucle: " Aujourd'hui, mes chers concitoyens, nous devons gagner le Dien Bien Phu économique! " En 1954, le Vietnam comptait 25 millions d'habitants. En 2004, ils sont 81 millions. Plus de 60% ont moins de 20 ans. Le revenu moyen annuel est de 470 dollars par habitant. Le pays a concrètement commencé à sortir de ses affres collectivistes en 1989, mais la route est longue. Sa devise: " Petit pas par petit pas, le Vietnamien ne s'arrête jamais de marcher. " Il affiche une croissance de 7%, tirée par le pétrole, l'industrie textile et le commerce tous azimuts. Le 7 mai prochain, dans son bureau du ministère au Plan et aux Investissements, le Pr Le Dang Doanh, 62 ans, conseiller du Premier ministre pendant dix ans et père des réformes, préparera l'intervention sur l'" économie de transition " qu'il doit livrer à la Conférence internationale de Hanoi. Il dissertera sur ce concept très exotique qu'est l'" économie de marché à orientation socialiste ". Sa conclusion est déjà pliée: " Pour lutter contre la contrebande, il faut réformer. Pour améliorer la rentabilité des entreprises, il faut réformer. Pour accéder à l'Organisation mondiale du commerce, il faut réformer. " Il lancera des dates, des chiffres. Mais, si l'on veut appréhender le passé, le présent et le futur du paysage, on peut également se fier à quelques destins.

Le 7 mai, à Ho Chi Minh-Ville, que l'on désigne toujours sous le nom magique de Saigon, Lan, une jeune femme d'affaires de 43 ans, se réveillera à 6 h 30 pour faire sa gym. Comme tous les matins, son chauffeur et sa Land Cruiser l'attendront pour la déposer au Cercle sportif, ancien club très sélect édifié par les Français en 1902. L'histoire de Lan est plus que spectaculaire. " J'ai l'impression de vivre un rêve, dit-elle. Mais quand je me retourne en arrière, je vois un cauchemar. " Si elle est née à Saigon, ses parents, catholiques et francophones, venaient de Hanoi. Son père était officier dans l'armée française. Après les accords de Genève, en 1954, le couple a quitté le Tonkin avec les Français - comme 1 million de Vietnamiens - et est venu vivre sous le 17e parallèle. " Mon père, dit-elle, a travaillé comme chef comptable aux Brasseries et Glacières d'Indochine. " Les fameuses BGI! Les inventrices de la 33 Export! A la fin du XIXe siècle, un sergent-chef démobilisé, Victor Larue, s'est " jeté " dans la bière à Saigon et s'est associé avec un brasseur de Hanoi, un certain Hommel, pour fonder les BGI. Après la mort de Larue, la maison Denis frères - quatre frères bordelais installés à Saigon depuis 1862 - reprendra l'affaire. Après 1954, elle va la développer - 4 000 personnes travailleront pour elle - et, jusqu'en 1975, les BGI seront les premiers contribuables du Sud-Vietnam. " Le problème, dit Lan, c'est que mon père s'est mis à faire de la politique. Je ne sais pas trop ce qu'il a fait, mais après 1975, quand les bo doï [militaires de l'armée régulière du Nord-Vietnam] sont entrés dans Saigon, il a été envoyé au camp de rééducation de Qui Nhon. Il y est resté huit ans. Pendant ce temps, avec ma mère, il a fallu survivre... "

Le père de sa meilleure copine avait une usine de textile et il avait réussi à sortir du tissu. " Pendant un an, poursuit Lan, j'ai vendu avec ma mère des vêtements pour enfants sur les marchés en plein air de Tan Binh. " Mais le stock de tissus s'est épuisé. Elle est alors passée aux médicaments abandonnés dans les entrepôts. Avec un père en prison, elle n'avait pas accès aux universités de médecine ou de pharmacie. Elle prendra ce qu'on lui laisse: le français. Par leurs envois, les Viet-Kieus, ces Vietnamiens de l'étranger qui ont quitté leur pays avant le 30 avril 1975 - et, dans les années qui suivent, 1,5 million de personnes supplémentaires, dont 500 000 Chinois pendant la guerre contre la Chine, parties dans des conditions dantesques - deviendront la nouvelle source d'approvisionnement en médicaments. Et puis Lan se marie: son mari n'est pas que prof, il est copain avec le vice-directeur d'une société pharmaceutique d'Etat. " Mais la vie était encore vraiment dure, souligne-t-elle. Je me privais de déjeuner afin d'acheter du lait pour ma petite fille. " Elle passe alors à la vitesse supérieure: elle fournit en médicaments les troupes vietnamiennes qui occupent le Cambodge et qui les revendent là-bas. " Avec la fin de l'occupation, en 1989, j'ai perdu mes clients ", dit-elle en éclatant de rire. Mais elle rebondit.

Le 2e exportateur de riz au monde
Le pays commence alors à s'ouvrir. Le couple se lance à fond dans la distribution pharmaceutique via une société d'Etat qui leur sert de prête-nom. " Ce que nous faisions était honnête, note Lan, mais encore illégal. Ce n'est qu'en 1994 que les licences pour exercer dans ce secteur ont été attribuées. " Après avoir fait un MBA au Centre franco-vietnamien, elle se lance ensuite dans l'engineering et surtout l'immobilier. Elle achètera et revendra des maisons à Saigon. Aujourd'hui, elle investit dans les terrains de la périphérie. A Saigon, il y a officiellement 5,7 millions de résidents. Le gouvernement reconnaît qu'il faut y ajouter 1,5 million - disons 1 de plus encore - d'illégaux qui viennent du grand Nord et préfèrent vivre sans droits sociaux dans ces zones industrielles que de crever la faim dans leur village, où ils ont parfois moins de 3 dollars par mois pour vivre. Ici, ils gagnent 300 dollars par an quand d'autres gagnent deux fois, cinq fois, vingt fois plus, voire bien davantage si l'on est une doanh nhan, une femme d'affaires. " Ma fille qui est tout pour moi, dit-elle, fait ses études de médecine aux Etats-Unis, mais je ne suis pas sûre qu'elle soit bien consciente de la situation d'où l'on vient. " Elle ajoute: " Je suis optimiste. Le gouvernement est sur la bonne voie. Il a eu raison de ne pas ouvrir les vannes trop vite. Il nous laisse le temps de nous développer pour faire face aux grands groupes qui nous arrivent dessus. " Mais le Vietnam, ce n'est pas que le business qui fait chauffer Saigon, Hanoi, Haiphong ou Da Nang: 70% de la population travaille aux champs et cela donne 25% du produit national. Par ailleurs, c'est dans les rizières, en 1989, que le réveille-matin a sonné dans ce pays.

Le 7 mai, Phan Van Bay, 63 ans, aura les pieds dans l'eau: " Comme tous mes ancêtres depuis deux siècles. " Comme ses trois fils et sa fille. Et comme les 225 000 familles de la province de Vinh Long qui s'activent dans les rizières. " Nous sommes ici, dit-il avec fierté, dans le grenier à riz du Vietnam. " A quelques encablures du verger de Sadec, le fief d'origine de Marguerite Duras. Et au cœur du delta du Mékong, la " mère des eaux ". " A 140 kilomètres de chez moi, se rappelle-t-il, il y avait une grande ferme rizicole, la ferme de Co Do, créée par un Français au XIXe siècle. Il est parti en 1945, mais la ferme existe toujours. " Enfant, Bay a vu passer les soldats français dans ses rizières. Adolescent, il y a vu crapahuter les marines américains. Jusqu'en 1975, son riz atterrissait dans les entrepôts de Cho Lon, l'enclave chinoise de Saigon. Le négoce régional était tenu depuis toujours par les Chinois, et le négoce international, par l'inévitable maison Denis Frères. " Après 1975, dit Bay, sur les 70 000 mètres carrés que m'avaient laissés mes parents, l'Etat m'en a repris 40 000. Et il nous a subitement fallu vendre notre riz à prix fixe aux fermes d'Etat. " En 1989, il a récupéré ses terres, et les prix ont été libérés. " Maintenant, poursuit-il, je vends à qui je veux et ça a tout changé. Cette motivation nous a encouragés à travailler davantage nos terres. " Il affiche trois récoltes par an et un revenu de 8 000 dollars. Dont acte: en 2003, le Vietnam est redevenu le 2e exportateur mondial de riz avec 4,2 millions de tonnes, derrière l'intouchable Thaïlande. Certes, en 2004, la sécheresse qui touche les rizières proches de la frontière cambodgienne promet une baisse de 11% de la récolte. Là-bas, on attend les pluies. D'ailleurs, dans le delta, les éleveurs de crevettes attendent également que ça sauce.

De l'autre côté du Mékong, à 10 kilomètres de Can Tho - capitale du delta - le biologiste Philippe Serène, 62 ans, né à Saigon, s'amuse " à faire le poissonnier ". Son père, Raoul, était un compagnon de Charcot sur le Pourquoi pas? et ce dernier l'avait vivement encouragé à venir en Indochine, en 1931: il y dirigera l'Institut océanographique de Nha Trang. " La France, dit Philippe, c'était aussi ça! L'institut Pasteur! L'Institut du radium! La poste de Saigon! L'Ecole française d'Extrême-Orient! " En 1954, Philippe était chez les curés à Dalat: " Quand ils nous ont annoncé la chute de Dien Bien Phu, j'avais 12 ans et j'avoue que ça m'est largement passé au-dessus de la tête. Avec le recul, on peut peut-être évoquer les conneries monumentales du haut commandement, non? " Sa femme, Dominique, elle, est née à Hanoi: ses parents travaillaient pour les Distilleries de l'Indochine. Après avoir sillonné la planète, ils sont revenus sur les rives de leur enfance. " C'est notre pays, ici ", chantent-ils d'une seule voix.

Les Vietnamiens sont des génies de l'adaptation

A partir de 1991, Philippe Serène a créé de toutes pièces trois belles usines de production d'alimentation du bétail à Bien Hoa, Haiphong et Can Tho pour le compte des Potasses d'Alsace. Depuis 2002, il joue avec ses 13 " cages flottantes " sur le Mékong, où il est l'un des rares à élever du tilapia rose - 120 tonnes de poisson par an - et à se passionner pour la reproduction génétique et l'amélioration de la race. De pareilles cages, il y en a 6 000 dans le delta, et on y relève chaque année 250 000 tonnes de poissons-chats. En 2003, année de la Chèvre, le poisson-chat a fait des siennes: les Américains ont accusé les autorités vietnamiennes de le subventionner et de pratiquer le dumping à l'exportation. " Ce sont des foutaises! hurle Philippe. Les producteurs du Mississippi en ont profité pour augmenter leurs prix, mais ils vont l'avoir dans l'os. En effet, qui achète le poisson-chat aux Etats-Unis? Le million de Viet-Kieus. Et ils préfèrent payer un peu plus cher celui du Vietnam que celui du Mississippi, qui pue la vase! "

En 2004, année du Singe, la crevette fait également parler d'elle. Même accusation: dumping. Cela touche 30 000 petites fermes d'élevage, 200 000 tonnes de crevettes et un score de 500 millions de dollars à l'exportation. " Là encore, s'emporte notre biologiste, c'est n'importe quoi! Cela dit, les Vietnamiens sont des génies de l'adaptation: ils ont déjà d'autres clients. De plus, parmi les très gros armateurs américains, vous avez des Viet-Kieus qui ont ouvert des fermes d'élevage au Vietnam. Et qui attaquent en justice les Etats-Unis. On va bien se marrer! " Là où ça rigole un peu moins, c'est dans l'industrie forestière. Direction: les Terres rouges, marchepied des hauts plateaux.

Le 7 mai, dans la province de Binh Phuoc, Tran Van Phuoc, 85 ans, fumera ses deux paquets de Binh Duong et, en évoquant les trois petites fermes françaises de Phu Rieng, de Da Kia et de Thuan Loi, qui remontent à 1910, se dira: " Avant 1954, c'était l'enfer vert. " Si l'ancienne " usine à latex " de Michelin est à Dau Tien, à 120 kilomètres à l'ouest, si les plantations des Terres- Rouges du comte de Beaumont resteront à jamais emblématiques de l'hévéa, celles-ci appartenaient aux Caoutchoucs d'Extrême-Orient. C'est le botaniste Pierre qui fera venir en Indochine les premières graines d'hévéa, en 1877; les premières plantations datent de 1898; mais le début du boom, ce sera la fin des années 1910, avec le décollage de l'industrie automobile. " Je suis arrivé ici en 1939, dit le vieux Phuoc, au moment où on arrachait les hévéas en bout de course pour replanter. Pour aller chercher les racines, on avait nos mains et nos couteaux. Treize heures par jour. C'étaient les travaux forcés. " Les plantations étaient gardées par la Légion. Le Vietminh était très actif dans la région. Phuoc s'en souvient plutôt bien: il était leur agent de liaison. " Après 1954, poursuit-il, la mentalité des planteurs français a changé. Il valait mieux, sinon tous les saigneurs d'hévéas seraient partis rejoindre le maquis. " Les bâtiments et les usines n'existent plus. " Les Américains, précise l'ancien, y voyaient des repaires du Vietcong. Je suis bien placé pour vous le confirmer. Bref, ils ont tout bombardé. Les derniers Français sont partis en 1975. Ensuite... "

Un combat épuisant contre la nature

La suite se joue derrière le carrefour du Français-Mort - le préfet Morere, qui s'est fait ouvrir le crâne à coups de marteau, en 1933, par deux saigneurs d'hévéas - où siège la compagnie d'Etat. Son directeur, Vo Manh Sam, lance deux chiffres: " A l'époque française, l'hévéa, ici, occupait moins de 2 000 hectares. Aujourd'hui, c'est 18 000 hectares. Cela correspond aux investissements faits avec les prêts soviétiques dans les années 1970 et 1980. " Sur la question, à Hanoi, le Pr Le Dang n'y va pas avec le dos de la cuillère: " De 1978 à 1990, pendant la période soviétique, le Vietnam a investi 1,5 milliard de dollars dans l'hévéa. En 2003, nous avons exporté notre latex en Chine et aux Etats-Unis pour 380 millions de dollars. La même année, nous avons exporté pour 320 millions de dollars de noix de cajou, dont la province de Binh Phuoc est le paradis. Combien avons-nous investi dans la noix de cajou? Pas un penny. On peut donc parler d'une erreur dans l'hévéa... "

En remontant vers les hauts plateaux, on accède au café, au poivre. Et à l'armée. La mise en valeur des terres, avec des populations venues du Nord, s'est accélérée un tantinet au détriment des ethnies Jaraï, Ede et Bahnar: ça a pété en 2001, avec une mise au pas musclée; et ça vient de repéter il y a trois semaines. Le Vietnam est le 1er exportateur mondial de poivre devant l'Indonésie. Et le 2e producteur mondial de café derrière le Brésil. Dans un combat épuisant contre la nature, les premiers planteurs furent les Français. La geste retiendra le nom des frères Guillaume: arrivés en 1888, ils seront, en 1898, à la tête d'une plantation de 200 000 caféiers. De nos jours, à Buon Ma Thuot, la Mecque du café, si vous voyez un Français tester les fèves et les planteurs, c'est celui qu'on appelle " le Gringo ": Francis Renaud, 49 ans, un des gros acheteurs de café pour le compte d'un groupe suisse. Ce sinologue et juriste de formation, qui semble échappé de Jarai, le roman de Loup Durand, n'est peut-être pas là tout à fait par hasard.

Du collectivisme à la libre concurrence Son grand-père est arrivé à Hanoi en 1920 comme médecin militaire de la Coloniale. " En 1940, dit-il avec un doux sourire, il a refusé de prêter allégeance à Pétain et on l'a radié de l'armée. " Le père de Francis et ses oncles sont tous nés ici. Son grand-père est ensuite devenu médecin de campagne en Bourgogne: " Pendant les vacances, raconte Francis, j'allais dans sa maison, où il y avait la "chambre Indochine": bonnets de mandarin, pipes à opium, peaux de tigre. J'ai rêvé, et ce mystère, je l'ai éprouvé tout de suite en arrivant ici. " Il œuvre dans le café depuis dix ans. En 1994, c'était 100 000 hectares et 50 000 tonnes. " Le coup de rein, précise-t-il, s'est produit en 1997-1998. A l'heure actuelle, c'est 800 000 hectares et 500 000 tonnes. " Et comment se présente la prochaine récolte? " Très bonne. " Son téléphone est branché en permanence sur la Bourse de Londres, qui cote le robusta. Et, ici, en gros, on ne fait que du robusta. Depuis l'an dernier, les cours ont fait du yo-yo. " Le problème, sourit Francis Renaud, c'est le Brésil, qui est en surproduction. Ce n'est pas le Vietnam. Et on a assez reproché à ce pays, à juste titre, son collectivisme pour lui reprocher maintenant de jouer la libre concurrence. " Le mot est lâché. S'il est facile de privatiser la crevette et le café, qu'en est-il du reste?

Le 7 mai, à Hanoi, au septième étage de l'hôtel Métropole, les quatre avocats du cabinet Gide, Loyrette et Nouel ne seront que trois. Résident depuis 1993, Nicolas Audier, 42 ans, flânera, à Paris, du côté des Invalides et de la cérémonie du 50e anniversaire de Dien Bien Phu. " Pas par nostalgie, prévient-il. Mais j'ai des attaches sentimentales avec le Vietnam. " Son grand-père maternel, Louis, s'est posé en Cochinchine en 1919: ce pilote prenait les bateaux arrivés au cap Saint-Jacques (Vung Tau) et leur faisait remonter la rivière Saigon. Puis il a développé une plantation d'hévéas, à Bien Hoa. Son grand-oncle, lui, a ouvert une plantation de café à Buon Ma Thuot - avant de se faire ouvrir le ventre en 1944. Son oncle, enfin, est arrivé en 1946 pour commander un escadron de marsouins: il a sauté sur une mine en 1947. " Mon grand-père Louis, évoque Nicolas, est rentré en France en 1954: il était de ceux qui étaient pour l'indépendance... Moi, quand j'avais 10 ans, il me racontait des histoires folles. Et je rêvais de pirates en mer de Chine, de buffles d'eau et des tripots du Grand Monde, à Cho Lon... " Quand il est arrivé et qu'on lui a dit que les avocats dépendaient du ministère du Commerce, il est redescendu sur terre. Ce n'est que depuis 1996 que le ministère de tutelle est celui de la Justice: " Le mot avocat, dit-il, n'avait aucun sens pour eux. Il a fallu expliquer que nous ne sommes pas des commerçants. Que nos règles d'éthique ne sont pas les mêmes. Que le secret professionnel est la base de ce métier. Et qu'il convient d'entretenir des rapports confraternels avec l'avocat de la partie adverse. "

Nicolas Audier fait partie de ceux qui ont formé une cinquantaine d'avocats vietnamiens (" de très bon niveau ") à ce jour. Et qui sont consultés sur les projets de loi. " La loi de 1992 sur la création d'une entreprise privée, souligne-t-il, était mal fichue. Celle de 2000 l'a corrigée. Résultat, on est passé de 20 000 à 120 000 entreprises privées. Avec près de 2 milliards de dollars, le montant annuel de leurs investissements dépasse celui des investisseurs étrangers. " Quant aux privatisations, il y avait encore 12 000 entreprises d'Etat en 1993; en 2004, il en reste 5 600. Le cabinet d'Audier est d'ailleurs chargé par les ministères d'en faire basculer un bon nombre en sociétés par actions.

Les comptabilités remontant à l'âge de pierre et la transparence restant encore à l'état de concept, ça doit être du boulot. Par ailleurs, la corruption dans les ministères, dénoncée par le Premier ministre lui-même - on fusille une tête de temps à autre - et le système des enveloppes, qui vérole l'administration à tous les étages, constituent un chantier majeur. De plus, jusqu'où privatiser l'économie? " La France peut être le modèle, suggère Nicolas Audier. Je vous rappelle qu'en France il y a encore 1 000 entreprises d'Etat dans des secteurs présumés stratégiques. " Une chose est sûre: l'Etat contrôlera le pétrole. Depuis 2001, pour le compte de Petro Vietnam, Nicolas et ses confrères planchent sur une émission d'obligations de 500 millions de dollars sur le Stock Exchange de New York. Une première, prévue pour 2005. " Ce pays, prophétise-t-il, a pour vocation de redevenir ce qu'il n'aurait jamais dû cessé d'être: un pays riche. " Et de déplorer: " C'est bien beau, la Chine. Mais l'Asean, ça représente quand même 600 millions d'habitants, une main-d'œuvre exceptionnelle et très bon marché. Les investisseurs français sont frileux. Quand le Vietnam sera mature et qu'ils se réveilleront, ce sera peut-être trop tard. "

Le pari du Vietnam contre la Chine

Le 7 mai, Jacques Rostaing, 50 ans, garera sa voiture sur l'ancienne base américaine de Bien Hoa, métamorphosée en zone industrielle. Il sera encerclé par des Taïwanais, des Coréens, des Japonais. Bref, par les plus gros investisseurs étrangers au Vietnam. Les trois provinces de Saigon, de Bien Hoa et de Binh Duong forment le triangle d'or du textile. " Il y a encore neuf ans, commente Jacques Rostaing, ce pays ne figurait dans aucun classement dans ce secteur. A ce jour, il est devenu le 3e exportateur mondial de chaussures. Et le 9e exportateur de vêtements. " La maison Rostaing, qui est implantée dans les Bouches-du-Rhône, fait dans le gant depuis 1960. Auparavant, elle était dans la tannerie depuis 1789. " Mon père, dit-il, m'a appelé en 1993. Ça allait mal et on allait fermer. Je suis alors venu ici pour voir. " Il a vu. Et il a investi les 160 000 dollars de la dernière chance, embauché 30 Vietnamiens et ouvert une usine. Aujourd'hui, il a trois usines, 350 Vietnamiens à son service, qu'il paie 700 dollars par an (" plus les repas ") pour huit heures de travail quotidien, et vient d'afficher, en 2003, un bénéfice de 1 million de dollars. " Et nous avons toujours le même nombre de salariés à la maison mère, précise Jacques Rostaing. Seulement, ils ne fabriquent plus: ils s'occupent du management. " Et, comme le textile, au Vietnam, est une industrie de transformation - on importe le tissu, la laine, le cuir - il réinvestit tout le paquet et se prépare à ouvrir une tannerie: " C'est émouvant, dit-il, car c'est revenir à notre métier d'origine. "

S'il en est un qui défend le pari du Vietnam contre la Chine, c'est bien lui. A ses yeux, les pays d'Asie - pensez à Taïwan - répartissent leurs investissements entre Chine et Vietnam pour se prémunir contre d'éventuels risques politiques. " Et puis, insiste-t-il, la Chine est devenue un aspirateur à matières premières, et ça fait grimper les coûts. De plus, la qualité de la main-d'œuvre au Vietnam est absolument remarquable. Enfin, dans les ports, vous avez des départs de conteneurs tous les jours. " Et de conclure: " La présence des investisseurs français en Asie du Sud-Est est indigente. Mais, pour moi, c'est ici que ça se passe. "

Le 7 mai, pour Nguyen Thi Xuan Phuong, alias " Tata Phuong ", 74 ans, ça se passera au 47 de la rue Dong Khoi. Cette rue emblématique des premiers battements de cœur de Saigon, avec son insubmersible Continental (1880) - une tendre pensée pour la famille Franchini et tous les fantômes de leur hôtel, d'André Malraux au Gros Lulu (Lucien Bodard) - s'appelait donc Catinat, du nom du navire de l'amiral Rigault de Genouilly, qui bombarda Tourane (Da Nang) en septembre 1858 et prit d'assaut la citadelle de Saigon en février 1859. Ce 7 mai 2004, Tata Phuong se reverra cinquante ans en arrière, dans le Nord, au fond d'une grotte de la forêt de Ban Thi, où elle composait un journal, Le Riz. Ecoutez-la: " Pareille à celle d'un commentateur de foot brésilien, une voix s'est mise à hurler dans un poste à galène: '' Ça y est! Ça y est! Nous avons vaincu à Dien Bien Phuuuuuuu...'' Et j'ai alors pensé à ma fille, qui, enfin, allait pouvoir aller à l'école à la lumière du jour. " Comment cette fille d'une grande famille de lettrés, francophone à mort, élevée au couvent des Oiseaux de Dalat, rejoignit les jungles du Vietminh en 1946, puis deviendra médecin et correspondante de guerre, elle l'a raconté dans un livre épatant, Ao Dai (1). Mais la suite n'en est pas moins hallucinante. En 1986, Tata se retrouve à la retraite, avec une pension annuelle de 20 dollars. " J'ai estimé, dit-elle, que j'avais suffisamment donné de ma vie à la collectivité. Que le moment était venu d'exister pour moi. J'ai traversé trop de misère, trop de pénuries. Et j'en ai eu marre. Je n'avais plus qu'une idée fixe: briser ce cercle de fer. "

Elle part pour Paris, chez son oncle, où elle fait ses " humanités dans les arcanes de l'art et du tourisme ". Retourne à Saigon. Avec son fils, qui conduit une Volga pourrie, elle essaie d'alpaguer les quelques touristes français qui débarquent à l'aéroport. Avec ses trois sous, elle achète une trentaine de toiles des peintres du Nord - les meilleurs, les seuls - et organise une expo-vente à Paris, à la mairie du Ier arrondissement, où, " à ma grande surprise, les gens sont venus et ont acheté ". En 1975, l'ex-rue Catinat n'était qu'un ramassis de claques, de bars à putes, de salons de massage avec happy end. En 1986, c'était un cimetière. Pas d'éclairage. Maisons délabrées. L'actuel passage piéton de Nguyen Van Troi était un terrain vague plutôt mal famé. En 2004, la rue Dong Khoi explose de couleurs, de boutiques, de vie. L'an dernier, en dépit du Sras, plus de 2,5 millions de touristes étrangers ont laissé 1,5 milliard de dollars aux guichets du Vietnam. A l'horizon 2010, on table sur 6 millions de visiteurs et 4,5 milliards de dollars. Et Tata Phuong, elle, avec son stock de 3 000 toiles - les maîtres du Nord: Do Xuan Doan, Nguyen Van Hai, Pham Hoang Anh - est la plus grande marchande d'art de ce pays.

Poulo Condor, " îles de l'expiation "

Quant à son autre société, qui démarra avec une Volga, elle s'est spécialisée dans le tourisme de luxe. Exemple: les golfeurs. " Quand ils viennent pour les sept tournois de Saigon, de Dalat et de Hanoi, dit Tata, nous nous occupons des familles. " Tombeaux des rois. Col des Nuages. Baie d'Along. Les classiques. Mais son coup de génie est ailleurs, à 120 miles au sud du cap Saint-Jacques: l'archipel sauvage et paradisiaque de Con Dao, que les Français avaient baptisé Poulo Condor. Les " îles de l'expiation ". Le bagne.

Le 2 mai, les premiers vols décolleront de Saigon et se poseront à Con Dao. La vieille piste pour hélicoptères a été réaménagée, en 2003, pour recevoir des AN 38 à 26 places. En 2002, ce paysage, avec son parc naturel, ses forêts, sa faune, ses mangroves, ses criques, ses coraux, sa pointe aux Requins et ses geôles, a été retenu comme l'un des 10 sites majeurs du tourisme national. Cette année-là, on a construit une belle route de 10 kilomètres, qui relie l'aéroport au front de mer. En 2004, on laboure l'infrastructure - électricité, eau potable, routes - dans cet univers de rêve où il n'y a personne encore, ou presque. En 1986, quand Tata Phuong accompagne une délégation d'anciens détenus, " il n'y avait encore qu'un bateau par mois, plus de route, et pour pénétrer dans les vieilles maisons françaises, dont les toits étaient scalpés et qui s'écroulaient, envahies par la nature et les serpents, il fallait des machettes ". Elle aura le coup de cœur pour la villa d'un médecin bâtie en 1929 - " l'année de ma naissance " - louera la moitié du front de mer, se livrera à des recherches sur cette villa dans les archives de Hanoi, fera refaire à l'identique les tuiles lyonnaises d'origine par des restaurateurs de pagodes et ouvrira une guest-house à l'ancienne, toute simple. Puis elle démontera deux maisons sur pilotis des forêts du pays thaï et les fera remonter à Con Dao, " afin qu'elles puissent voir la mer ". A cette heure, Tata Phuong restaure quatre villas françaises et fait construire sept maisons typiquement vietnamiennes. " Je mets tout ce que je gagne là-dedans, dit-elle. Quand j'en aurai fini, cela m'aura coûté un million de dollars... " Derrière les maisons de Tata, les bagnes. L'amiral Bonnard, qui fit occuper les îles le 28 novembre 1861, construit le bagne no 1 en 1862 et le confie au lieutenant de vaisseau Roussel. Le no 2 date de 1916; les nos 3 et 4, de 1925. Au départ, le bagne était réservé aux prisonniers de droit commun. Mais, très vite, on y enverra les lettrés qui protestent contre la fiscalité oppressante des Français. Puis viendront les nationalistes, suivis par les agents formés à Moscou, à Shanghai, à Canton. Dans les années 1930, le no 1 était réservé aux détenus politiques, mais il fallait les séparer: d'un côté, les communistes, de l'autre, les trotskistes et les nationalistes. Dans le no 2, c'était l'enfer. Un ramassis de tueurs et de vicelards, cornaqués par le pire de l'espèce: Kamchhay, dit " l'Eléphant ", un métis cambodgien-malais. Envoyé au bagne, Bay Vien, l'anh chi, le caïd, le chef des Binh Xuyen, la pègre de Cho Lon, lui fera sa fête. Et l'incroyable Bay Vien s'évadera par la mer en 1940 - année de l'apparition des cages à tigres - pour finir maître des jeux au Grand Monde et général en chef de l'empereur Bao Dai, à qui il apportait les valises de billets dans sa résidence de Dalat. Ah, quelle belle époque!

L'enfer est redevenu un paradis

A l'autre bout de l'île, les trois autres camps bâtis et dirigés par les Sud-Vietnamiens - " conseillés " par les experts américains - racontent la suite. Pour une analyse comparative, Pham Quang Hong, 78 ans, a le parcours " idéal ": un premier séjour entre 1950 et 1954; un autre entre 1959 et 1973. " Ce n'est pas parce que vous êtes français, attaque-t-il, mais je dois dire que, quand je suis arrivé en 1950, les cages à tigres étaient fermées, la nourriture était correcte et nous avions une relative liberté. " Il ajoute: " J'étais chef de la propagande au no 1 et je me suis fait attraper à distribuer des tracts. J'ai été convoqué par le directeur de la police. Il m'a demandé d'où je les sortais. Je lui ai dit que je les avais trouvés près d'un arbre. Il a levé les yeux au ciel, et il ne m'est rien arrivé. Sous la période américaine, je serais déjà mort et mes compagnons de dortoir auraient été torturés. A cette époque, on avait rouvert les cages à tigres. Et nous étions frappés tous les jours. "

Ainsi, l'enfer est redevenu un paradis. D'un vétéran du Parti à une doan nham entreprenante, subtile et pleine de goût, de Pham Quang Hong à Tata Phuong, c'est une même génération et deux Vietnam, deux états d'esprit symétriques. Comment les anciennes camarades de lutte de Tata jugent-elles son parcours? " La critique n'est pas frontale, dit-elle. Mais ce sont des suggestions: "Une grand-mère, c'est fait pour s'occuper de ses petits-enfants à la maison...'' Moi, je leur réponds qu'il y a deux façons de s'occuper de ses petits-enfants. Et, la mienne, c'est de les envoyer en Australie et aux Etats-Unis pour étudier à l'université. "

Chaque année, un million de bacheliers postulent pour 350 000 places à l'université. Sélection féroce. Grosse demande pour la gestion, les technologies modernes, l'informatique. Dans Saigon, des centaines de cybercafés - le premier site a ouvert en 1999 - sont pris d'assaut tous les soirs: l'ordinateur, les frais de connexion et d'abonnement coûtent encore cher, et, si l'on cite le chiffre officieux de 1 million d'abonnés à Internet, c'est encore essentiellement dans ces cafés que les 4 millions d'internautes s'en donnent à cœur joie. En 1998, à peine 2 millions d'habitants avaient le téléphone - soit 2,6% de la population. En 2004, ils sont 7 millions - soit 8,6% de la population - dont 2,5 millions possèdent un portable. Dans ce contexte, la sublime Poste de Saigon, édifiée entre 1886 et 1891, avec sa charpente métallique signée Gustave Eiffel, avec ses deux rangées de huit cabines, avec ses guichets où l'on dépose ses lettres overseas et avec sa majestueuse Carte des lignes télégraphiques du Sud-Vietnam et du Cambodge en 1936, a encore de beaux jours devant elle. " Vous noterez, souligne Gilbert Bolliet, directeur général de FCR Vietnam [France Télécom], que la poste et les télécoms forment encore un même ensemble. "

Quand France Télécom a pointé son nez en 1994, l'opérateur historique vietnamien (VNPT) souhaitait développer la densité de pénétration de ses lignes. Les Japonais ont décroché le contrat pour équiper Hanoi. Les Coréens ont obtenu Haiphong. Et France Telecom, Saigon. " C'est un contrat, dit-il, qui porte sur 520 000 lignes fixes en périphérie et qui court jusqu'en 2012. Mais, vu la qualité de la main-d'œuvre et le haut niveau de formation de ceux qui travaillent avec nous, nous aurons fini bien avant. " Six opérateurs nationaux se partagent désormais le marché, et les étrangers - c'est la loi - ne peuvent proposer leurs services. Mais l'accès à l'Organisation mondiale du commerce changera toutes les donnes. " Je crois sincèrement, résume Gilbert Bolliet, que ce pays ne fera pas machine arrière. Et je pense profondément qu'il n'a pas fini de nous surprendre. "

Le 7 mai, à 10 kilomètres de ce monde moderne et implacable, Tu Tanh, 36 ans, le dai duc, le supérieur de l'antique pagode de Giac Lam (1744), fera hisser le drapeau national à l'entrée du monastère: " Il est un proverbe qui dit: ''Quand tu bois de l'eau, tu dois penser: d'où vient la source? '' Il en est un autre qui dit: "Quand tu manges un fruit, tu dois te demander: qui a planté l'arbre? " " Faites avec. Ici, 70% de la population est, de près ou de très loin, bouddhiste. Mais pas comme en Inde, en Thaïlande ou en Birmanie. Au Vietnam, disons que c'est un mélange de Bouddha, de Confucius, du Tao-tö-king et de l'Oncle Ho. " Si on me demande si je suis bouddhiste, remarque un diplomate vietnamien, je dirai oui. Si on me demande si je suis "rien du tout'', je dirai oui aussi. Nous avons tous à la maison un autel des ancêtres, mais, à 80%, nous n'allons à la pagode qu'une fois par an, comme les catholiques vont, à Noël, à la messe de minuit. "

Le 7 mai, lors des deux messes de 5 h 30 et de 17 heures, y aura-t-il une allusion à Dien Bien Phu dans l'auguste cathédrale Notre-Dame (1877-1880)? Le père Khan (Paul), 36 ans, est loquace: " Je ne sais pas. " Qui fera le prêche? " Je ne sais pas. " Une carpe. Rappelons qu'en 1954 les catholiques faisaient le coup de feu contre le Vietminh. Qu'après 1954 ce sera contre le Vietcong. Et qu'au XIXe siècle on aura même vu quelques curés farceurs dégager le fusil de la soutane et tirer sur les troupes impériales. Il n'empêche: depuis les premiers pas des franciscains et des dominicains, venus de Macao et de Manille au XVIe siècle, suivis en force, à partir de 1615, par les jésuites - dont Alexandre de Rhodes, à qui ce pays doit son alphabet latin, le quoc ngu - puis par les Missions étrangères, le Vietnam est une terre de martyre pour l'Eglise catholique. On estime à 8 millions le nombre de ses pratiquants, ce qui en fait la deuxième religion nationale. Depuis dix ans, le Comité des affaires religieuses a enterré avec eux la hache de guerre. Sur le thème: du moment que vous ne faites pas de vagues... Pareil pour les deux sectes bouddhistes, dont 1954 aura sonné le glas militaire: les 700 000 caodaistes, ces serviteurs de l'Etre suprême, qui sont en contact occulte avec Victor Hugo, Jeanne d'Arc, Winston Churchill et, depuis 1975, Oncle Ho; et les 700 000 Hoa Hao, secte fondée en 1919 par Huynh Phu So, lequel finira découpé en rondelles par le Vietminh. Que dire des 50 000 musulmans du peuple Cham? Rien. Ils existent à peine. En réalité, le seul problème vient des 500 000 protestants.

Ils sont la résultante de l'évangélisation américaine pendant la guerre du Vietnam. Ce sont des baptistes, et même des southern baptists, qui ne font pas forcément dans la dentelle quand ils évangélisent. Et qui séjournent parfois en taule. " Pour le gouvernement, note un ethnologue français, on sait que l'adresse des catholiques, c'est Rome. Mais, quand les baptistes viennent démarcher avec leurs tracts et leurs billets de banque, ça fout la merde. En effet, là, qui est l'interlocuteur? L'ambassade des Etats-Unis à Hanoi. " Très irritable quand on l'asticote sur la question des droits de l'homme, le gouvernement vietnamien l'est encore un peu plus quand ça vient des Etats-Unis. Il ressort alors quelques chiffres de ses cartons. Entre 1962 et 1970, ce pays aura pris sur la tête 71 millions de litres de défoliants et autres produits chimiques divers et variés. Entre 1965 et 1973, 14 millions de tonnes de bombes, de roquettes et de tout ce qui explose. Bref, en une seule journée de guerre du Vietnam, il en sera tombé plus qu'en cinquante-six jours de combats à Dien Bien Phu.

Le ginseng vietnamien, tonique miracle

Le 7 mai, le consul général de France à Saigon, Jean-Noël Poirier, ouvrira les portes de sa résidence à la communauté française - 2 700 personnes au Sud et 800 au Nord. Cette Maison des généraux, c'est la plus belle du Vietnam. Elle est toujours telle que l'a fait photographier, en 1882, Charles Le Myre de Vilers, premier gouverneur civil de la Cochinchine et grand bâtisseur. Ce 7 mai, notre consul fera un " discours sans pathos " sur ceux " qui sont morts pendant la bataille, et après, dans les camps, à commencer par les Vietnamiens eux-mêmes ". Une minute de silence devant les trois tombes récupérées en 1982, année de l'évacuation du cimetière de Saigon. Et café de l'amitié. Sur la pelouse, on pourra croiser un homme de 75 ans, dont le destin est un trait d'union merveilleux entre Indochine et Vietnam: Philippe Caron.

" J'arrive de la Marine ", dit-il. En 1950, il est à bord d'un aviso qui patrouille sur le fleuve Song Giang, à 200 kilomètres au sud de Hué. Après une formation aux Etats-Unis pour piloter des Corsair, il revient " faire la fermeture en 1954 ". Philippe Caron quitte l'armée en 1960, fait la Harvard Business School, entame une carrière de directeur de société entre Etats-Unis et Nouvelle-Calédonie. Et, en 1991, il retourne " chercher la femme de sa vie " sur les " terres de son adolescence ". Il se marie avec une Vietnamienne. Puis, avec sa retraite, finance une petite équipe et se lance à la poursuite d'un projet qui fut celui d'un grand botaniste de l'Ecole française d'Extrême-Orient, Albert Pételot, qui recensa, en 1954, 1 700 plantes médicinales au Vietnam. Philippe Caron, lui, prépare une encyclopédie en six volumes, avec 3 700 espèces testées en laboratoire et illustrées d'une planche. " Le marin que je suis est revenu aux sources, dit-il en riant, comme Bougainville avec son arbre à pain... "

S'il est une plante qui le fait chavirer, c'est Panax vietnamensis. Le ginseng vietnamien. " Ce tonique miracle, poursuit-il, on le trouve au centre, dans le Ngoc Linh, près de Tourane. Ce sont les terres sacrées de la geste indochinoise: les terres des Sedang... " Effectivement, les initiés se mettent carrément à genoux à l'évocation d'un nom: Charles-Marie David, dit le baron de Mayréna, qui s'autoproclama, le 3 juin 1888, Marie Ier, roi des Sedang. Cet ancien brigadier aux tirailleurs cochinchinois débarqué en 1864, reconverti banquier, escroc grandiose, trafiquant d'armes, s'était mis en tête d'aller chercher de l'or au pays des Sedang. Aventurier mythomane, ce zozo magnifique, qui réglait ses notes au Continental avec des décorations de l'Ordre royal Sedang, va forcément inspirer, en 1925, un autre client de l'hôtel, André Malraux, qui fera de Marie Ier un personnage de La Voie royale...

Le 7 mai, à Hanoi, un autre hôtel mythique né en 1901, le Métropole, qui vit passer le gratin, de Somerset Maugham à Charlie Chaplin, et qui est aujourd'hui le paquebot de l'industrie hôtelière française en Asie, s'activera pour rénover 45 chambres de l'aile originelle. Aucun problème: le chantier sera largement terminé quand Jacques Chirac et sa délégation de patrons d'entreprise prendront leurs clefs, le 6 octobre, à l'occasion du sommet des chefs d'Etat d'Europe et d'Asie du Sud-Est. Notre président occupera-t-il la 228, la suite Graham Greene, comme tous les grands de ce monde? Secret défense. Il ira sûrement visiter l'Espace, dans l'ex-rue Paul-Bert, qui, avec ses pontons, est un joli bateau de la francophonie: on lui dira qu'entre l'effort conjugué des services culturels de l'ambassade de France à Hanoi et les services consulaires à Saigon, et à l'heure où l'anglais est la première langue des lycéens vietnamiens, nous pointons à 200 000 francophones. Ensuite, le président, qui, comme chacun sait, est un véritable amoureux du musée Guimet, ira - c'est impossible qu'il n'y aille pas - sur le site de Ba Dinh, où le chantier entrepris pour construire la future Assemblée nationale s'est transformé en trésor archéologique. Poteries, briques, têtes de dragon: c'est l'emplacement de la Cité impériale des dynasties sous l'occupation chinoise, qui fait le grand écart entre VIIe et XVIIIe siècle. En discutant avec les archéologues vietnamiens, qui sont remarquables, notre président s'interrogera tout de même: pourquoi n'y a- t-il pas là un archéologue bien de chez nous, comme à la grande époque de l'Ecole française d'Extrême-Orient? Réponse: allez savoir.

Les éléphants, blindés de l'époque

Le 7 mai, sur sa moto chinoise, Philippe Le Failler, 40 ans, passera devant le prestigieux musée d'Histoire, à savoir l'ex-musée Louis Finot et sa vertigineuse bibliothèque, et songera aux glorieux anciens de l'Efeo: les Gustave Dumoutier, les Madeleine Colani, les Henri Parmentier, les Henri Maspero, les Nguyen Van Huyen, les Maurice Durand... Puis il prendra le chemin d'une charmante petite villa de la rue Ngo Ha Hoi: c'est le bastion de l'Efeo, qui a rouvert ses portes en 1993. Le chef de bureau, Andrew Hardy, 37 ans, sera probablement par monts et par vaux, entre les hauts plateaux vietnamiens et la Thaïlande: il est le spécialiste mondial des migrations de population du Vietnam. Au premier étage, Philippe saluera les trois boursiers qui planchent sur leur thèse. Echangera un sourire avec Philippe Papin, l'homme des " travaux pharaoniques ": celui-là, à peine a-t-il terminé - six ans de travail, trois volumes, 13 kilos - la représentation annotée de la Géographie descriptive de l'empereur Dong Khanh (1885-1888) qu'il replonge aussi sec - dix ans de travail - dans le corpus complet - 40 000 estampages de stèles - de l'épigraphie au Vietnam. Bref, les gens qui sont là ne sont pas des manches de pioche.

Maître de conférences et historien, Philippe Le Failler s'installera derrière son ordinateur et basculera dans le décor qui l'anime depuis un an: une plaine que l'on appelait Muong Thanh, au XVIIIe siècle. Un Vietnamien insurgé contre le pouvoir des seigneurs Trinh, un certain Hoang Cong Chat, fit de cette plaine un camp retranché. Forteresses. Douves. Lignes hérissées de piques. Il avait les blindés de l'époque: les éléphants. Mais il se sentait surtout serein car il fallait trente jours de marche, à travers des défilés insurmontables, aux armées de la cour pour parvenir jusqu'à lui. Et il était impossible de ravitailler une armée dans un tel relief. C'est pourtant ce qui s'est passé: " Au prix d'un fantastique effort logistique, raconte Philippe Le Failler, des centaines de tonnes de riz furent acheminées sur 300 kilomètres. Les pirogues remontèrent la rivière Noire par centaines, franchissant les rapides. De là, dix jours de marche par des chemins de montagne permirent aux 10 000 soldats de l'expédition militaire d'entrer à Muong Thanh. " Le camp retranché fut alors balayé... Cette plaine, on la connaît aujourd'hui sous un autre nom: Dien Bien Phu! Et l'historien de s'amuser: " En somme, rien de neuf. Si ce n'est que les Français ont résisté plus longtemps. "

Par Yves Stavridès - L'express - 26 Avril 2004

(1) Ao Dai, par Xuan Phuong et Danièle Mazingarbe. Plon (2001).

PS : L'Espace culturel français au Vietnam et les éditions de Hanoi se sont associés pour éditer - en vietnamien - La Bataille de Dien Bien Phu, l'un des monuments de Jules Roy.