Sous le portrait de l'oncle Hô, vétérans et paysans réclament justice
A hauteur de Pha Lai, que les Français appelaient les Sept-Pagodes, le bac
surchargé se laisse remorquer par une vieille carcasse à moteur poussif. Au
milieu des jonques de pêcheurs, il glisse lentement sur les eaux aux reflets
rosés d'un des bras du fleuve Rouge. A bord, nos compagnons de traversée ont
entassé pêle-mêle, paniers de légumes et animaux de basse-cour. Au repos,
les palanches semblent des marionnettes à fil laissées à l'abandon. Nous
sommes au coeur du delta, et du Tonkin. Une vaste plaine gorgée d'eau à
quelque 80 mètres au-dessus du niveau de la mer, depuis toujours le 'bol de
riz' du Vietnam septentrional.
A peine passé les dernières ruelles des banlieues de Hanoi, surpeuplées et
boueuses, les rizières reprennent leurs droits ancestraux aux portes de la
capitale. Le temps de cette ceinture rurale est désormais compté. Dans les
dix prochaines années, elle sera grignotée par l'urbanisation. Une
demi-douzaine de villes satellites résidentielles et industrielles sont
prévues pour fixer à la périphérie de Hanoi les flots de ruraux poussés par
le chômage des campagnes vers les lumières de la ville. Sur la route étroite
où tente de coexister tout ce qui roule en ce monde, à quatre ou à deux
roues, nous croisons la noria quotidienne de bus brinquebalants, venus du
fond des provinces déposer dans la capitale leur chargement de 'nha qué',
ces paysans qui composent 80% de la population vietnamienne.
Un pied dans la rizière, l'autre à l'atelier
Les uns viennent pour quelques jours vendre fruits et légumes dans les rues
de Hanoi. Les autres y espèrent une nouvelle existence. Soit en passant par
l'un des 'marchés aux ouvriers' qui s'organisent à l'aube dans la capitale
et où se recrute à la journée une main-d'oeuvre facile et bon marché. Soit,
par relations, trouver un emploi de cyclo-pousse...
L'eden des paysages, fait de douceur et de beauté, n'épargne pas les quelque
60 millions d'hommes qui, les pieds dans l'eau des rizières, les mains
agrippées à des filets de pêche, restent le sel de la terre vietnamienne...
600.000 habitants venus d'autres régions se sont installés à Hô Chi
Minh-Ville. Des chiffres qui pourtant ne rendent pas compte de la mutation
de ce monde paysan en quelques années. Au nord, dans un patchwork de champs,
de rizières et de cimetières, le buffle et l'araire, sortis de la nuit des
temps, témoignent de la pérennité du travail du sol. Mais les disettes du
tournant des années quatre-vingt semblent bien loin.
Dès 1986, le Dôi Moi a secoué les campagnes et le système de coopératives,
laissant la place aux contrats familiaux. Une petite aisance a gagné la
paysannerie à un rythme varié qui fait que ce monde de ruraux est bien plus
divers et pluriel qu'il n'y paraît à première vue. Des détails accrochent
l'oeil: la chemise colorée d'une jeune paysanne, son chapeau de paille rond
qui a remplacé la célèbre coiffure conique, le rouge de ses lèvres et de ses
joues, qui ne doit rien à l'air des collines... Il y a aussi ces drôles de
petites maisons neuves, tout en hauteur et profondeur aux couleurs vives,
roses, jaunes, vertes, aux façades tarabiscotées. Elles s'élèvent au détour
des champs, épousant le minuscule quadrilatère du lopin de terre acheté à
l'Etat, et relèguent les anciennes paillotes au musée ethnographique.
La mutation des campagnes tient au fait que l'agriculture est devenue, pour
beaucoup de foyers, source de revenus secondaires. Le village de Dong Ky,
dans la province de Bac Ninh, à une soixantaine de kilomètres à l'est de
Hanoi, a deux fiertés: un temple vieux de trois cents ans, superbe monument
bouddhique, remarquablement conservé, qui cacha la préparation de la
'Révolution d'août' 1945, et un savoir-faire pluriséculaire dans le travail
de bois précieux incrustés de nacre. En dix ans, Dong Ky et ses 10.000
habitants sont passés des coopératives agricoles et des brigades de travail
à la petite entreprise. 'Le riz ne nous nourrissait plus', entend-on en
arpentant le village, transformé en véritable menuiserie. Les maisons
ouvertes sur la rue laissent apparaître les pièces devenues des ateliers.
Certaines familles ont vu plus grand. Elles se sont regroupées en sociétés à
responsabilité limitée ou entreprises par actions. Les trois quarts des
ressources du foyer viennent de la fabrication de meubles. Mais il y en a
qui se débrouillent mieux que d'autres.
Vu Quy, est parmi ceux-là. Directeur de l'entreprise qu'il a créée il y a
une dizaine d'années, il emploie aujourd'hui 50 personnes qu'il paie
l'équivalent de 40 dollars par mois, et il exporte dans les pays du Sud-Est
asiatique. L'ancien bodoï a découvert le business et les voyages, et y a
pris goût. Il veut gagner de l'argent, investir pour agrandir son affaire,
multiplier ses succursales, dont une est déjà implantée en Chine.
Des jeunes s'expatrient...
Les deltas du fleuve Rouge et du Mékong évoquent les deux paniers suspendus
à une palanche, leur développement parallèle devrait assurer l'équilibre du
pays. La commune de Thai My, a une soixantaine de kilomètres de Hô Chi
Minh-Ville regroupe quelque 2.000 familles. Conséquences de la guerre, 750
d'entre elles doivent êtres aidées par le gouvernement. La redistribution
des terres en 1988, accompagnée par le démantèlement des sept coopératives
agricoles créées en 1975, a permis l'autosuffisance en riz. Mais 174
familles n'ont pas encore de terre à cultiver. Une bonne partie des foyers
du village travaillent à un artisanat du bambou destiné à l'exportation,
pour 25 francs par jour.
Une autre forme d'exportation a cours dans le village: une centaine de
jeunes se sont expatriés en Corée du Sud. En vertu de contrats de trois ans
passés par la municipalité de l'ex-Saigon, ils travaillent dans des usines
sud-coréennes pour 800 dollars par mois. Une moitié du salaire est payée sur
place, le total restant est remis au moment du retour au pays. C'est une
manne pour le village, qui n'en provoque pas moins beaucoup de réticences.
'Les jeunes nous rapportent que le travail est là-bas très dur. Le mieux
serait quand même de créer des entreprises ici', concède le secrétaire du
comité du Parti de la commune, Le Minh Tan.
Coup de tonnerre? Coup de semonce à Thai Binh
Les campagnes frémissent. Mais qu'est-ce qui couve sous les rizières? Un
coup de tonnerre a éclaté cette année. Ce fut aussi un coup de semonce. Dans
la province de Thai Binh d'abord, au sud du delta du fleuve Rouge où depuis
le printemps, des manifestations contre la corruption des fonctionnaires et
édiles locaux se sont poursuivies plusieurs mois. Puis à l'automne dans la
province méridionale de Dông Nai, à une quarantaine de kilomètres de Hô Chi
Minh-Ville pour protester à la fois contre des expropriations et la
corruption.
A Thai Binh, l'une des plus pauvres provinces du Vietnam, les troubles ont
éclaté en mai. Les premières enquêtes ont mis au jour une vingtaine
d'infractions dans des affaires douteuses liées aux projets de développement
rural. Au 20 juin dernier, 53 cadres communaux étaient sanctionnés et
relevés de leurs fonctions. C'était apparemment insuffisant aux yeux d'une
population ulcérée. Les manifestations ont repris en août. Anciens
combattants, 'héros de la révolution' en tête du cortège, brandissaient les
portraits de l'oncle Hô et entraînaient dans leur sillage des flots de
paysans en colère. Des levées de taxes intempestives, la disparition des
traditionnels bénéfices de dons en nature dont le sel et le riz, la
suppression partielle de la gratuité des soins et de l'enseignement, la
dévaluation des pensions, ont dressé les vétérans des guerres indochinoises
contre les cadres locaux dont le train de vie n'allait pas de pair avec
leurs difficultés croissantes.
La situation fut jugée suffisamment sérieuse par la direction du Parti pour
que trois membres du Bureau politique du Parti communiste soient dépêchés
sur place dans le courant de l'automne et que des limogeages substantiels en
découlent au niveau de la province. Début décembre, le gouvernement a
annoncé des mesures pour accroître la transparence financière dans les
administrations, et pour relancer l'économie de la région en stimulant les
exportations de riz et de porc et en créant des emplois locaux dans
l'industrie légère et les infrastructures.
Mais l'avertissement est rude pour les autorités. Ces troubles avaient
touché d'autres provinces voisines comme le Nghê An, région natale de Hô Chi
Minh, et Thanh Hoa. Selon un spécialiste du Vietnam, 'que des troubles
éclatent justement dans deux provinces considérées comme le berceau de la
révolution et de la lutte anticoloniale, est plutôt bon signe. Les gens
estiment qu'ils n'ont pas fait de si lourds sacrifices pour avoir à
supporter des cadres corrompus et la persistance de la pauvreté'.
DOMINIQUE BARI
L'Humanité, le 30 Décembre 1997.
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