Duong Hong Luc, la guerre de trente ans d'un fils de mandarin
A seize ans, il épousa la cause d'Ho Chi Minh et prit les armes pour l'indépendance du Vietnam. Un itinéraire de soldat
vietnamien qui le conduisit des montagnes du Nord au 17e parallèle et au Cambodge.
Chaque matin, le colonel en retraite Duong Hong Luc quitte son domicile, enfourche sa moto, se coiffe de son casque et
s'insère dans le flot des deux roues qui envahit les rues d'Hanoi. Il se gare dans la rue Nha Chung, une artère animée et
ombragée près du lac de l'Epée Restituée, au centre de la capitale. Là, entre l'échoppe d'un cordonnier et une boutique
d'alimentation, il exploite avec sa famille, plusieurs générations confondues, le petit hôtel Thien Trang. Il en est ainsi depuis le
début des années quatre-vingt-dix, quand Duong Hong Luc put plier son uniforme vert de l'armée populaire vietnamienne.
Parfaitement francophone, celui qui combattit l'armée coloniale reçoit dans son établissement un grand nombre de touristes
venus de l'Hexagone. Assis sur le banc de bois noir laqué et ouvragé, sous les pales du ventilateur, l'ancien soldat se penche sur
ce que fut son destin individuel d'homme, de mari, de père entraîné dans l'histoire longue et tourmentée de l'indépendance et de
la réunification de son pays, le Vietnam.
J'ai passé l'essentiel de ma vie, en tout cas toute ma jeunesse, à faire la guerre. Cela m'a été imposé, comme à tous les
Vietnamiens de ma génération. Je suis issu par mon père d'une lignée de mandarins, ces hauts fonctionnaires de la dynastie
impériale. De son côté, ma mère appartenait à la minorité ethnique des Thay. Mes conditions très favorisées m'ont permis, à
l'époque de la colonisation française, de bénéficier d'une bonne éducation, notamment à l'école Albert-Sarreau, à Hanoi.
Notre famille a rejoint le Vietminh au milieu de la Seconde Guerre mondiale, au moment de la présence militaire japonaise
acceptée par le gouvernement de Vichy. Mon père, tout mandarin qu'il fût, devint président du front patriotique à Ha Giang, au
nord du pays. Nous étions soumis à deux jougs : les Japonais et Pétain, ce dernier représenté par l'amiral Jean Decoux,
gouverneur d'Indochine. En mars 1945, les Japonais ont arrêté les Français et ont installé un régime fantoche. C'est à ce
moment que j'ai quitté ma famille pour aller avec d'autres jeunes dans la forêt, dans la région de Lang Son (nord-est). J'avais
seize ans.
Le 2 septembre 1945, Ho Chi Minh a proclamé l'indépendance. Il était très populaire. Il parlait à la radio, écrivait des articles.
Il savait s'adresser au cour des Vietnamiens. Il disait qu'il voulait faire la guerre à la famine, à la pauvreté, à l'analphabétisme.
Au Nord, après le départ des Japonais, la présence des soldats chinois du Guomintang entraîne la création de partis fantoches
contre le Vietminh. Au Sud, à Saigon, la lutte éclate le 23 septembre, contre les Français et les Anglais qui ont renversé le
comité de gouvernement. En 1946, les Français bombardent Hanoi. La guerre franco-vietnamienne allait commencer.
Moi, j'ai toujours seize ans, mais j'en déclare dix-huit. Je suis envoyé à l'école d'officiers du Vietminh dans les forêts. Elle se
nomme Tran Quoc Toan. Nous sommes 350 élèves officiers. J'en sors en 1947. Je me souviens qu'à cette époque, il n'y avait
pas de grades dans l'armée (ils furent introduits en 1958). Nous étions tous presque égaux. On disait alors que c'était la guerre
du peuple. Le commissaire politique de ma compagnie était un bonze. Deux autres bonzes s'occupaient du mortier. Il y avait
des paysans, des ouvriers, des conducteurs de pousse-pousse, des petits patrons, des analphabètes, des soldats qui avaient
déserté de l'armée française et, comme moi, des fils de mandarins. Mon frère a été tué en 1947.
Au début, notre armement était très rudimentaire. J'avais un mousqueton à un coup. Nous manquions cruellement de munitions.
La Chine, alors, n'était pas encore libérée du régime de Tchang Kai Tchek et c'est nous qui aidions les Chinois dans la zone
frontalière. Ce n'est donc qu'en 1949 (après la victoire de la révolution) que nous avons bénéficié en retour du soutien de la
Chine.
Nous tendions des embuscades contre les troupes françaises. Je me souviens de l'une à laquelle j'ai pris part : quatre-vingt
camions assaillis sur une route de montagne et jetés dans la vallée. Certains étaient chargés de munitions et d'autres...de
chocolat.
C'est à cette époque que j'ai rencontré pour la première fois le président Ho Chi Minh, et dans une circonstance un peu
gênante. Avec ma section, nous nous baignions nus dans un cours d'eau, lorsque j'ai vu s'approcher un groupe. J'ai
immédiatement reconnu à cheval le général Giap. Il était suivi d'un homme portant un chapeau conique. C'était lui, que nous
appelions toujours l'oncle Ho. Aussitôt, nous nous sommes tous accroupis dans l'eau par pudeur, et Ho Chi Minh nous a lancé
en plaisantant : " Alors, vous ne vous levez même pas pour me saluer ! " Plus tard, j'ai eu d'autres occasions, plus sérieuses, de
l'approcher.
A vingt ans, je suis devenu chef de bataillon. Mais quand Dien Bien Phu fut prise, je n'étais pas au Vietnam, mais en Chine où j'ai
complété ma formation militaire. Je suis revenu au pays après 1954. Le pays était divisé. Jusqu'en 1957, je suis chargé de la
DCA qui protège l'aéroport de Hanoi. Après les armes américaines datant de la Seconde Guerre mondiale, nous en recevons
de nouvelles provenant d'Union Soviétique. Toute cette période qui va de la fin de la guerre contre la colonisation française et
1965, date des premiers bombardements américains, a été pour moi la plus heureuse.
Je me suis marié en 1960. Ma femme était technicienne à la radio Voix du Vietnam. Il y eut la naissance de notre fils. Le niveau
de vie augmentait. Nous passions régulièrement nos vacances à la mer, à la montagne. Les gens étaient contents.
Puis avec la guerre américaine, tout a basculé. Les entreprises d'Hanoi ont été évacuées et camouflées. Les produits de
première nécessité (le riz, le sucre, le tissu...) étaient rationnés. On faisait la queue pour obtenir du riz mélangé à du maïs. C'était
vraiment dur mais le moral de la population restait bon. Nous savions qu'Ho Chi Minh vivait également très simplement.
J'ai passé presque toute la guerre au 17e parallèle. De 1967 à 1972, je commandais le 218e régiment de DCA. C'était terrible.
Nous étions bombardés depuis le sol, le ciel et la mer. Chaque jour nous affrontions l'aviation américaine afin de protéger
l'infanterie sur la piste Ho Chi Minh. Nous vivions dans les tranchées et les tunnels. Nous avons eu beaucoup de morts. Je me
souviens qu'il n'y avait plus un oiseau dans le ciel, plus rien d'autre que la terre rouge, sans arbre. Nous avons subi les
épandages de napalm, l'agent orange... Mais notre régiment a abattu 86 avions américains et s'est vu décerner le titre de Héros
du Vietnam. Nous connaissions l'élan de solidarité qui provenait du monde. Un jour, j'ai vu arriver, et je les ai montrées à mes
soldats, des ambulances sur lesquelles était écrit : " don de la population française ".
J'allais quelquefois à Hanoi pour des raisons de service. J'en profitais pour voir ma famille. Une fois, je suis remonté en
permission pour dix jours. Mon fils avait cinq ans et vivait à la campagne dans un centre pour enfants évacués de la capitale.
Lorsque je l'ai trouvé, il était tout gonflé par des piqûres d'insectes. Je l'ai conduit à l'hôpital militaire, et nous y sommes restés
tout le temps de ma permission, dans le même lit. C'était le temps où les trottoirs d'Hanoi était envahis d'abris individuels. Les
Américains larguaient des bombes à billes, les enfants allaient à l'école coiffés de casques de paille tressée.
En 1972, j'ai été appelé à l'état-major à Hanoi, jusqu'à la fin de la guerre. Mais en 1979, à nouveau, la paix a été mise à mal.
La Chine nous a attaqués, sans succès, pour nous punir d'avoir aidé le peuple cambodgien à chasser les Khmers rouges. Je suis
allé dans la région et j'ai encore en souvenir une pagode dans laquelle des paysans avaient été tués et plusieurs femmes violées
et assassinées. Ce fut l'une des dernières images des horreurs de la guerre. Une fois la paix définitivement restaurée, j'ai fini ma
carrière à l'état-major où j'étais chargé, jusqu'à ma retraite, de la préparation militaire des jeunes. Comme des centaines de
milliers de Vietnamiens, je suis fier de ce que j'ai fait. Je suis issu d'une famille noble, et pourtant j'ai aimé la révolution. E je suis,
depuis cinquante ans, membre du Parti communiste vietnamien.
Par Jean Paul Piérot - L'Humanité, le 9 Mai 2000.
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