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Généreux sans frontière

L'altruisme sous forme de volontariat est l'une des nouvelles dispositions de la jeunesse nippone. Avides de "supplément d'âme", plus ouverts à l'extérieur, les étudiants multiplient les expériences, notamment en Asie du Sud-Est, cette "Asie douce" dont leurs aînés voulaient se démarquer.

Chaque matin à 7h30, elle quitte son petit hôtel à 4 dollars la nuit du quartier de routards de Pham Ngu Lao, enfourche une moto-taxi et, queue-de-cheval au vent, se noie dans la confusion pétaradante de la circulation de Ho Chi Minh-Ville, au sud du Vietnam. Un quart d'heure plus tard, après avoir sillonné un lacis de ruelles entre les étals des marchands, la moto la dépose devant l'orphelinat du 1er-Juin. Créé par le Père Ulmann pour les enfants des rues, le modeste établissement fait aussi office d'école primaire. Kozue est japonaise. Elle a juste vingt ans et étudie les biosciences à Tokyo. Avec une dizaine d'autres étudiants nippons, elle participe à un programme d'assistance éducative, "Grandir ensemble", lancé par l'association Kokkyo naki Kodomotachi (Enfants sans frontières). Pendant deux heures, en compagnie de trois autres Japonaises, elle enseigne des rudiments d'anglais à une dizaine d'enfants abandonnés, âgés de dix à quinze ans. Puis, elle ira dans le parc Thao Dan à la rencontre d'autres enfants des rues pour leur apprendre avec l'aide d'étudiants vietnamiens un peu de japonais qu'ils utiliseront avec les touristes.

Comme ses compagnes, Kozue consacre une partie de ses vacances universitaires à Kokkyo naki Kodomotachi. Elle a payé son billet d'avion et reçoit un per diem de 10 dollars. Depuis juillet, une trentaine d'étudiants japonais, essentiellement des filles, sont arrivés au Vietnam. Ceux qui repartent sont remplacés par d'autres. Outre l'enseignement de l'anglais, ils retapent une maison (Wakamono no ie: la Maison des jeunes) destinée à recevoir des ex-enfants des rues. Ceux-ci, âgés de seize à dix-huit ans, sortent des institutions publiques et n'ont généralement guère d'autre choix que de retourner à la rue comme cireurs de chaussures, de flirter avec la délinquance ou, dans le meilleur des cas, de devenir réparateurs de motos. L'encadrement est assuré par de jeunes Japonais et des étudiants vietnamiens en japonais qui ont ainsi l'occasion de pratiquer cette langue. Une première Wakamono no ie fonctionne déjà à Battanbang, au Cambodge. "Il s'agit de donner à ces enfants une chance de se choisir une vie en leur offrant une maison et de quoi financer des études. Et chaque étudiant japonais est un peu le tuteur de l'un d'eux", explique le Français Dominique Leguillier, qui est à l'origine de Kokkyo naki Kodomotachi, l'une des rares associations japonaises à proposer à des étudiants de partir comme bénévoles à l'étranger. "Le programme est destiné autant aux enfants des rues qu'aux étudiants japonais, afin qu'ils découvrent une réalité qu'ils ne verront jamais chez eux", poursuit-il. Sur ce point, le programme est un succès.

"Je m'aperçois que je ne connaissais rien du monde avant de venir", dit Izuki, vingt et un ans, étudiante en agronomie qui a découvert la culture de la rue, ses règles, sa dureté, mais aussi la débrouillardise, l'indépendance, une conception différente du temps: "Si on ne les intéresse pas, ils s'enfuient. Donc il faut tout le temps inventer", constate Kumiko, qui fait des études d'infirmière. Souple, le programme laisse une large initiative aux étudiants qui, après un certain flottement, se l'approprient. "Je suis arrivée en bénévole, et j'ai reçu plus que j'ai donné", dit pour sa part Momo, étudiante en pédagogie, qui est restée deux mois à Ho Chi Minh-Ville. Ceux qui partent ont le cœur gros et n'ont qu'une idée: revenir.

L'altruisme sous forme de volontariat est l'une des nouvelles dispositions de la jeunesse japonaise. Une disposition relativement récente qui se manifesta de manière massive et spontanée au lendemain du séisme de Kobe, en janvier 1995, et qui, depuis, s'exprime sous des formes diverses. Difficile à quantifier et moins répandu qu'en Occident, le bénévolat des jeunes n'est pas moins un phénomène diffus : en 1999, on dénombrait sept millions de bénévoles répartis en près de cent mille groupes associatifs. Il dénote un glissement dans l'échelle des valeurs. Nés dans une société prospère, les ados nippons ont des aspirations postmatérialistes. Plus disponibles, ils sont en quête d'un "supplément d'âme" : "Parce que le Japon a atteint un niveau de prospérité, beaucoup de jeunes sont las de la compétition. Ils préfèrent vivre plus modestement mais en fonction de valeurs qu'ils ont choisies", estime Tsutomu Hotta, ancien procureur et président de la fondation Sawayaka qu'il a créée afin de développer chez les adolescents le bénévolat en faveur des personnes âgées.

L'énorme succès (4,3 millions d'exemplaires vendus depuis sa sortie en 1998), auprès d'un lectorat jeune, de la leçon de courage de vivre qu'est l'autobiographie de Hirotada Ototake, un handicapé de vingt-deux ans, homme-tronc privé de ses quatre membres, est un signe de ces aspirations : "Nos parents voulaient s'en sortir, “réussir”, gagner de l'argent. Pour moi, l'argent n'est pas une fin, c'est un moyen pour faire quelque chose qui m'intéresse : il y a tant de choses à voir", dit Izuki, l'étudiante en agronomie de Kodomotachi. Ces jeunes bénévoles sont les figures d'une jeunesse qui ne se fait guère remarquer par ses excès ou ses déviances, mais n'en est peut-être pas moins plus représentative de tendances lourdes des évolutions sociales. Au-delà de la "défonce" dans le look, ou de la délinquance juvénile, la "planète jeune" est, au Japon comme ailleurs, complexe et différenciée –à l'image de la société elle-même.

Le mal-être des "feux follets" épinglés par exemple dans les romans de Ryu Murakami (pour prendre un auteur traduit en français), qui, depuis Un bleu presque transparent, publié en 1976, jusqu'à Lignes (1998) ou Exode vers le pays de l'espoir (2000, non traduit), décrit une génération qui ne croit à rien, saisie du vertige du vide et de l'autodestruction. C'est certes une facette de la réalité. Mais une facette seulement. Il faut laisser leur marginalité aux habitants des espaces liminaires : ils expriment à leur manière un refus de la domestication, une dérive à prendre en compte mais qui saurait être l'aune à laquelle apprécier l'état d'une société dans son ensemble. Les visages des vingt ans japonais reflètent une jeunesse tour à tour grave ou rieuse, insouciante et "nunuche", désenchantée peut-être, oisive–c'est moins sûr. Mais une jeunesse finalement assez sage: encore dans l'ensemble peu violente et peu droguée (bien que la courbe des déviances soit ascendante). Une jeunesse dont les aspirations sont, à croire les magazines qu'elle lit, d'être happy et lovely et qui cherche une direction dans une société vivant douloureusement la désacralisation de l'expansion à tout va qui poussait les décennies précédentes.

Les sondages indiquent depuis des années que le degré de satisfaction psychologique des Japonais est inférieur à leurs satisfactions matérielles. Si une partie des vingt ans se complaît toujours dans les rituels consuméristes, une autre prend ses distances par rapport aux engouements versatiles des modes. Certains reviennent aussi partiellement sur cette "déréalisation" du monde (culture virtuelle des jeux vidéo) qui a accompagné l'euphorie de la bulle spéculative des années 1980. Ils veulent croire à quelque chose, trouver une direction qui se dérobe. Une quête qui les rend disponibles aux expériences –y compris au mysticisme syncrétique, au grand bonheur des sectes –, mais qui est aussi l'expression d'une évolution sociale plus générale : le passage progressif d'une société axée sur les relations dans le travail à une société fondée davantage sur des liens d'affinité, dont le bénévolat est une expression. La compassion et l'altruisme ont leur tradition au Japon. Si dans le bouddhisme, la maladie ou la souffrance relèvent de la rétribution des actes d'une vie antérieure, secourir est aussi une vertu. Et les monastères bouddhiques exercèrent au Moyen Age une action charitable importante. Mais avec la modernisation, cette tradition s'était contractée et les organisations chrétiennes sont devenues plus actives.

L'essor du bénévolat chez les jeunes depuis le séisme de Kobe est révélateur de l'aspiration générale à l'épanouissement personnel, à travers le vécu d'expériences diverses. Setsuko, dix-huit ans, vient d'entrer à l'Université. Elle participe dans sa ville, Utsunomiya, à une centaine de kilomètres au nord de Tokyo, à une ONG d'assistance aux personnes âgées : "C'est pour moi une manière de connaître ma culture, d'écouter des hommes et des femmes qui pourraient être mes arrière-grands-parents me raconter leurs vies. Et puis, la compassion m'élargit le cœur", dit-elle. Souvent, les volontaires proviennent de milieux simples, défavorisés: c'est le cas de Noriko, seize ans, fille d'un journalier du quartier de Kamagasaki, à Osaka, qui est déjà partie à deux reprises au Cambodge dans le cadre de programme d'assistance aux enfants des rues. Masaharu, homosexuel, fraîchement sorti de l'Université, a quant à lui renoncé à une vie de salarié pour mettre sur pied un réseau de soutien aux malades du sida: autant d'expressions du souci de certains jeunes d'ouvrir de nouveaux espaces d'entraide. Symptôme de cette évolution: commencent à apparaître des emplois à mi-chemin entre le "petit boulot" rémunéré et le bénévolat, baptisés volu-beit (néologisme formé à partir de l'anglais volunter et de l'allemand Arbeit, travail).

L'engagement de jeunes Japonais dans des actions humanitaires à l'étranger recouvre une autre aspiration: sortir de l'archipel. Les vingt ans commencent à constituer une "génération sans frontières". Moins ethnocentristes, plus tolérants des différences, ils sont curieux de découvrir de nouvelles valeurs : "Ils s'entendent facilement avec des étrangers", note Mariko Fujiwara, sociologue de l'institut de recherches Hakuhodo. Les jeunes Japonais ont toujours voyagé, et ils continuent. Moins qu'avant, peut-être, mais différemment, sûrement. Il ne s'agit plus d'aller picorer des clichés en Europe ou aux Etats-Unis et de revenir les bras chargés de sacs ornés de "griffes" célèbres, mais de voir du pays, d'élargir son horizon. "J'en ai assez de voyager en touriste sans contact avec les gens", dit Asahi, jeune étudiante en sociologie qui a participé au programme de Kokkyo naki Kodomotachi. Une de ses camarades, Nobue, qui avait déjà voyagé aux Etats-Unis, s'est sentie pour sa part au Vietnam dans "un univers plus familier qu'en Occident". Pour certains des jeunes bénévoles, le séjour vietnamien a aussi été une leçon d'histoire: la guerre américaine fut le grand thème de lutte de leurs parents, qui avaient leur âge dans les années 1960 et militaient dans le mouvement étudiant.

Cette attirance pour une Asie d'où longtemps leur pays a tendu à se tenir à distance, se pensant plus proche d'un Occident incarnant lamodernité, est symptomatique d'une nouvelle génération dégagée des inhibitions vis-à-vis d'une région où sont encore vives les blessures de l'expansionnisme du Japon impérial. Elle constitue, en tout cas, un contrepoint notable aunéonationalisme négationniste véhiculé par certaines bandes dessinées à succès, dont le temps dira si elles ont ou non marqué les vingt ans des années 1990. Les guides du routard à travers l'"Asie douce" (du Sud-Est) se multiplient, comme les émissions de télévision sur les voyages destinés aux jeunes, et les vols sur la région sont désormais remplis d'adolescents nippons. Si, jusqu'à la fin de la décennie 1980, l'ailleurs était parisien ou new-yorkais, il est désormais aussi asiatique: l'Asian flavor qui fait fureur au Japon correspond à une découverte de leur région par les jeunes. Cet intérêt pour l'étranger se reflète dans le caractère cosmopolite de la culture ado. La multiplication dans les quartiers branchés des bistrots aux cuisines exotiques intégrant de manière savante des éléments tirés de la tradition locale à d'autres, puisés à l'étranger, témoigne du métissage de la culture jeune. Cette "génération sans frontières", qui s'est frottée à l'étranger, se retrouve souvent, au retour dans l'archipel, en porte à faux par rapport à un conformisme toujours pesant. Mais de plus en plus de jeunes cherchent à travailler dans des entreprises étrangères et sont de moins en moins isolés dans une société désormais plus fluide et plus fragmentée.

Par Philippe Pons - Le Monde, Le 12 Avril 2001.