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La légende de Geneviève de Galard

Prise dans le piège de Dien Bien Phu, une jeune infirmière devient soudain une héroïne nationale. Pour mieux soigner l'immense traumatisme de la défaite et la perte programmée de l'Indochine.

La "une" de Paris Match l'immortalise, en ce triste mois de mai 1954. La jeune infirmière est revêtue d'une tenue de parachutiste. Elle avance pieds nus dans des sandales, légèrement surprise par le soldat qui se met au garde-à-vous sur son passage. En arrière-plan, on distingue le Dakota qui vient de la déposer sur l'aérodrome de Luang Prabang, au Laos.

Geneviève de Galard, 28 ans, ne comprend pas ce qui lui arrive. "La France accueille l'héroïne de Dien Bien Phu", titre l'hebdomadaire. Les Etats-Unis la surnomment "l'Ange de Dien Bien Phu". Encore ignorante de cette effervescence médiatique, elle ne sait qu'une chose : la voilà libre, sortie de l'enfer, d'une histoire de boue et de feu, de souffrance et de mort. Elle n'oubliera jamais l'odeur et les cris de la défaite, le 7 mai, l'immense champ de bataille crépusculaire perdu dans la jungle indochinoise, les plaintes des blessés, le souffle court des agonisants et la puanteur des cadavres abandonnés. Au terme d'un siège de plusieurs semaines, la France a rendu les armes et son bilan se passe de commentaire : on recense 3 420 tués et disparus et autant de blessés parmi les assiégés. Le vainqueur, personnifié par le général Giap, capture près de 11 000 prisonniers.

La chute de Dien Bien Phu pourrait n'être qu'un terrible revers, mais il s'agit bien sûr de tout autre chose. Ces trois syllabes symbolisent brutalement l'effondrement d'un rêve - le maintien de la présence française en Indochine - et d'un espoir - refouler la progression des communistes. Avec Dien Bien Phu, l'empire français s'avoue vulnérable. Aveu terrible. Aveu à ce point intolérable que les Français vont écrire spontanément dans les marges de cette histoire une légende compensatrice : la chronique édifiante des faits et gestes de Geneviève de Galard. Une légende pour effacer le traumatisme de l'échec, l'horreur d'un sacrifice. Quelques mois plus tôt, la France ne doutait pas une seconde de sa réussite. Pour porter un grand coup aux Viets, expression d'époque, l'état-major imagine d'attirer l'essentiel de leurs forces sur son terrain et de les écraser. Après réflexion, le général Henri Navarre choisit de livrer bataille à Dien Bien Phu, une vallée d'une vingtaine de kilomètres, cernée par une forêt tropicale épaisse. Cette cuvette du bout du monde bénéficie d'une piste d'atterrissage qui permet de transporter de quoi aménager une base souterraine et des positions avancées sur des collines qu'on baptisera de prénoms féminins : Isabelle, Huguette, Junon, Eliane, Gabrielle...

En quelques semaines, du matériel lourd (chars, canons, hôpitaux de campagne) et des milliers de soldats sont concentrés dans ce lieu improbable. Des bataillons de tirailleurs sénégalais et de goums algériens, des compagnies de soldats vietnamiens et de légionnaires se retrouvent à pied d'œuvre, sous les ordres du colonel Christian de Castries. La grande bataille peut commencer...

Elle commence mal. Ce sont les forces du général Giap qui lancent une offensive le 13 mars 1954. La France découvre interloquée que les forces vietminhs disposent d'une puissance de feu ravageuse. Le 15 mars, le colonel Piroth s'accuse de la faillite de l'artillerie française et se suicide. Le 16, Dien Bien Phu se referme comme une nasse : la piste d'atterrissage placée sous les tirs ennemis devient difficilement praticable. Le ravitaillement, les renforts et l'espoir ne peuvent plus venir que du ciel.

Très vite, les avions sanitaires n'opèrent que de nuit. Des centaines de militaires blessés attendent désespérément des secours. Une poignée de pilotes et une dizaine d'infirmières spécialisées dans le transfert des blessés tentent l'impossible. C'est alors que Geneviève de Galard commence à entrer dans l'Histoire. Par son courage, sa disponibilité, son sourire de cheftaine. Consciente des dangers encourus, elle écrit une longue lettre à sa mère et conclut avec panache : "Tous ces combattants méritent qu'on se dévoue pour eux. Dieu me protégera !"

Le 28 mars à l'aube, son avion croit pouvoir profiter de la brume pour se poser sur un bout de piste défoncé, embarquer son lot d'éclopés, et repartir en trombe. C'est compter sans la malchance : un tir perdu perfore le réservoir d'huile de son appareil. Il ne pourra plus décoller. C'était l'ultime atterrissage... Le long siège de Dien Bien Phu commence. C'est la bataille de Verdun à l'envers. Tranchées contre tranchées. On se bat à la grenade et au fusil. L'aviation française répand du napalm sur la jungle tout autour. Bientôt, la boue et la gangrène règnent. Affectée au principal centre de soins, Geneviève de Galard reçoit la responsabilité de la salle des 40 lits de grands blessés. Elle assiste les deux chirurgiens et l'équipe d'infirmiers. Tous travaillent dans une chaleur suffocante, sous terre, de nuit comme de jour, dans le fracas des obus. Chaque assaut engorge les antennes de chirurgie et les centres de tri d'innombrables blessés.

Dans ce huis clos de douleur, Geneviève de Galard secourt les jeunes soldats qui arrivent jambes et bras broyés, ou aveugles. "Geneviève, promettez-moi que je ne vais pas mourir !" Les légionnaires la surnomment bientôt "Mam'zelle". A des milliers de kilomètres de là, le monde libre assiste, tétanisé, à la défaite programmée. Il y a encore quelques semaines, l'issue ne faisait aucun doute ! Les Français, assurés de la victoire, se désintéressaient de cette lointaine Indochine exclusivement défendue par des soldats de métier ou des volontaires. Les Américains, bailleurs de fonds du corps expéditionnaire français à hauteur de 80 %, s'estimaient quittes et refusaient le secours de leur aviation.

Aujourd'hui, l'arrogance n'est plus de mise. Pour apaiser la brûlure de l'échec, la figure de Geneviève de Galard s'impose et occupe rapidement tout le spectre émotionnel. Cette jeune femme d'exception n'illustre-t-elle pas la France des origines, cette France immémoriale qui rassure ? Sa famille remonterait à Clovis et l'un des plus vaillants de ses aïeux aurait accompagné Jeanne d'Arc dans ses combats. Bon sang ne saurait mentir ! Et puis une gloire plus moderne s'ajoute à cet héroïsme reçu en héritage. Alors que l'aviation reste encore une aventure réservée à une élite de baroudeurs et de pionniers, Geneviève de Galard appartient au corps très restreint des convoyeuses de l'air : une trentaine d'infirmières volantes, bénévoles jusqu'en 1946. Bénie des dieux et recluse dans l'enfer, cette jeune femme devient ainsi en quelques jours le modèle parfait de la sainte laïque, otage d'un siège implacable. Par son dévouement, elle rachète le fiasco français.

Le mythe peut alors se déployer à partir d'une geste réelle. L'infirmière lave, désinfecte les plaies, refait les pansements, allume les cigarettes, sourit aux jeunes foudroyés par la guerre. En rupture de médicaments et d'électricité aux pires moments, elle assiste comme elle peut les chirurgiens Grauwin et Gindrey, qui opèrent torse nu dans l'humidité étouffante des sous-sols du PC. Au fil des semaines, sa résistance fait l'admiration de tous dans le camp retranché. Elle devient la mascotte des milliers de soldats assiégés.

Le 29 avril, elle est convoquée dans le bureau du commandant en chef, qui lui remet solennellement la Légion d'honneur et la croix de guerre. La citation du colonel de Castries la désigne comme "la plus pure incarnation des vertus héroïques de l'infirmière française". Le lendemain, la Légion étrangère la nomme première classe d'honneur en même temps que le lieutenant-colonel Bigeard. La légende sculpte l'image d'une exception. Elle serait la seule femme dans un univers exclusivement masculin. Paris Match insiste : "Bloquée dans la forteresse, elle y est la seule femme." La légende exagère : elle oublie la vingtaine de prostituées, essentiellement vietnamiennes, prises comme elle au piège de Dien Bien Phu. Ces femmes à soldats, réservées aux légionnaires et aux bataillons de l'empire, deviennent au fil des jours d'admirables aides-soignantes de fortune et, pour certaines, des combattantes. Mais, pour l'Histoire, Geneviève de Galard doit rester la seule femme ayant vécu la chute de la place forte. Rien ne doit venir ternir l'image de l'honneur.

Jusqu'au 7 mai, alors que les fortins français tombent les uns après les autres, Geneviève de Galard incarne la perfection féminine. La dernière nuit, le colonel Langlais la retient au PC : "Geneviève, restez avec nous, vous êtes notre porte-bonheur ; tant que vous serez là, la chance nous sourira." Mais la chance se dérobe. Les forces du Vietminh envahissent Dien Bien Phu. La plupart des prostituées vietnamiennes sont massacrées. Les soldats indochinois au service de l'empire sont séparés de leurs camarades. Ils se battaient contre le communisme ; on les parque comme traîtres et suppôts du colonialisme. Les vainqueurs cherchent à sonder et endoctriner Geneviève de Galard. Elle observe le silence. Ils envisagent de la libérer. Elle s'y oppose et fait savoir qu'elle maintiendra son refus tant que les blessés graves ne seront pas tous rapatriés en zone française.

SA légende enfle. Les premiers blessés libérés racontent sa patience et sa douceur. La voilà héroïne et héroïque sans le savoir. Finalement libérée le 24 mai, plusieurs dizaines de journalistes l'attendent au pied de l'avion. Coupée du reste du monde depuis deux mois, elle s'étonne de leur présence. Qu'a-t-elle fait sinon son devoir ? Le reporter du Monde note : "C'est une jeune femme étonnamment maîtresse d'elle-même qui s'encadre dans la porte du Dakota sanitaire. Trois de ses camarades infirmières, venues l'accueillir, sont infiniment plus émues qu'elle-même, et l'une d'elles éclate en sanglots." Des agences de presse américaines et un journal anglais lui demandent l'exclusivité de ses impressions en échange de sommes astronomiques. Elle refuse : "Je suis ici pour soigner les blessés et non pour gagner de l'argent en racontant leurs souffrances." Un producteur de cinéma veut tourner une saga et faire jouer son rôle par Leslie Caron. Elle écarte la proposition.

Avec un mélange d'admiration, de hauteur et de machisme, le capitaine Hélie de Saint-Marc lui adresse, au nom des officiers du 11e bataillon parachutiste de choc, quelques lignes : "Vous ne saurez jamais combien nous avons été près de vous et de nos camarades pendant les terribles journées que vous avez passées à Dien Bien Phu. Vous avez représenté pour nous le dévouement et l'abnégation jusqu'à l'extrême limite. Nous vous demandons de nous laisser sur cette impression. Vous ne pouvez plus vous permettre d'être une femme comme les autres. Laissez de côté toute propagande et publicité. Nos camarades n'ont besoin ni d'articles ni de films. L'Histoire les jugera, vous étiez avec eux, c'est suffisant."

La propagande ? La publicité ? Elle ne les a pas cherchées. Elle devient sans le vouloir une icône, une image destinée à estomper l'amertume d'une terrible défaite. Une sainte que les photographes immortalisent en train de prier dans une église d'Hanoï le jour de l'Ascension. De retour en France, début juin, son avion se pose à Orly. Les reporters de presse recueillent pieusement ses paroles. A peine a-t-elle le temps de souffler que les Etats-Unis l'invitent. Le 26 juillet, des centaines de milliers de New-Yorkais l'acclament, dispersant du sommet des gratte-ciel des tonnes de confettis. Un honneur rarissime, renforcé par une invitation à la Maison Blanche. La petite Française est reçue par le président Dwight D. Eisenhower et applaudie debout par les membres du Congrès.

La légende nationale se transmue en légende transatlantique. Grâce à elle, les Etats-Unis aimeraient bien dissiper leur mauvaise conscience : ne se sont-ils pas rendus coupables de non-assistance à allié en danger ?

Par Laurent Greilsamer - Le Monde - 13 Juillet 2004.