Deux livres de Nguyên Huy Thiêp : un franc-tireur vietnamien
A 52 ans, l’auteur d’«Un général à la retraite»est le plus grand, le
plus féroce et le plus libre des écrivains vietnamiens. Jean Lacouture l’a
rencontré
Quand parut, voici quatorze ans, la traduction française d’«Un général à
la
retraite» de Nguyên Huy Thiêp, chacun sut qu’après trente ans de guerre
et
quinze ans d’autocolonisation revêche le vietnam avait enfanté un
écrivain,
de ceux qui savent faire jaillir un cri de vérité. Cette révélation se
doubla d’abord pour moi d’une interrogation très personnelle.
Mon premier ami au vietnam, en 1946, celui qui m’avait fait comprendre
en
souriant qu’à peine libérés d’une occupation nous n’étions, chez lui,
que
des occupants; qu’il partirait tôt ou tard combattre les armes à la
main, s’
appelait Thiêp. N’était-ce pas lui l’auteur de ce petit livre
implacable?
Mais non: après enquête, il s’avéra que «mon» Thiêp était mort au
combat,
dans le Nord-Annam, peu de temps avant Diên Biên Phu. Il est peu de dire
qu’
«Un général à la retraite» est, au vietnam, tenu pour un livre phare. En
novembre dernier, à la fin d’une conférence à l’université de Hanoi,
interrogé par un auditeur sur le point de savoir si je lisais la
littérature
de son pays, je répondis qu’en tout cas j’avais lu le «Général…» et l’
auditoire, comme un seul homme, ajouta «…à la retraite!» Oui, dans ce
vietnam d’après l’histoire, benoîtement momifié dans les bandelettes du
parti unique, ce livre vrai, si rugueux, si indigné – et quand même
publié
sur place – est tenu pour une référence.
Comment oublier la scène majeure de ce livre, où le vieux général qui a
conquis ses étoiles dans les deux guerres contre la France et les
Etats-Unis
rentre chez lui pour découvrir, lui qui en fait d’horreur croit avoir
tout
vu, que sa belle-fille, obstétricienne dans un hôpital, spécialiste des
avortements médicaux, assure les fins de mois de la famille en
nourrissant
son élevage de chiens de luxe avec les fœtus dérobés dans son service…
Le
vieux baroudeur, épouvanté, laisse là les siens et leurs petits profits
pour
aller se faire tuer dans une troisième guerre, cette fois contre la
Chine.
Quel Isaac Babel, quel Günter Grass a inventé (ou rapporté) cela?
Désormais
promu chef de file d’une littérature vietnamienne qui navigue entre le
pamphlet et le rêve, Thiêp nous revient (toujours aux Editions de
l’Aube,
qui s’acharnent à nous faire connaître ces auteurs du bout du monde et
si
proches de nous) avec un nouveau recueil de nouvelles, «l’Or et le Feu»,
et
une très étrange pièce, «Une petite source douce et tranquille», qui
nous le
font découvrir bien différent du maître de naguère. Nous avions quitté
l’
implacable observateur des mœurs du temps, de ces concitoyens
exploiteurs-exploités, victimes et profiteurs sans vergogne tels qu’ils
ont
surgi d’immenses épreuves collectives et toujours sous la coupe d’une
morne
bureaucratie, cet observateur, âpre comme Gorki, avec des giclées d’une
dérision digne du «Brave Soldat Chveik».
Nous découvrons maintenant en Thiêp deux nouveaux visages: un conteur d’
Histoire qui met à mal bon nombre des tabous de la légende nationale; et
un
dramaturge dont la verve satirique peut faire parfois penser à Ionesco.
Nguyên Huy Thiêp, qui à 52 ans résume ainsi son parcours biographique:
«Je
fus d’abord contrebandier. Puis professeur. Puis restaurateur. Je suis
maintenant écrivain!», a longtemps enseigné l’histoire dans les
montagnes du
Nord, notamment chez les Thaïs. Ce qui lui donna l’occasion de réfléchir
sur
les clichés, stéréotypes et légendes. Au filtre du regard de l’auteur de
«l’
Or et le Feu», les héros et les traîtres ont tendance à troquer leurs
uniformes respectifs: ce qui lui a valu d’être traité de révisionniste
par
le pouvoir établi.
Imaginez un romancier français qui ferait de Saint Louis un voleur et du
cardinal Dubois un sauveur… Ainsi Thiêp met-il en scène le roi Gia Long
–
contemporain de Louis XVI, avec lequel il signa un traité qui conduisit
à la
colonisation, ce qui vaut à ce souverain le mépris public –, alors que
son
rival Quang Trung est un héros national: sous la plume de Thiêp, ces
combats
contemporains de notre Révolution deviennent un embrouillamini
d’intrigues
dont le «traître» Gia Long émerge comme l’esprit le plus moderne et le
plus
constructif. Il ne suffisait pas à ce romancier de nous dire que le
vietnam
n’était pas peuplé que de gens heureux: il lui fallait encore nous
rappeler
que l’histoire est aussi un cauchemar raconté par un idiot, où les héros
nationaux ne sont pas forcément ceux que l’on croit (ce qui ne signifie
pas
que pour Thiêp, c’est Bao Dai, et non Hô Chi Minh, qui a restitué au
vietnam
son indépendance!).
Etonnante est aussi la pièce «Une petite source douce et tranquille». Ce
concile de bureaucrates qui ne se distinguent que par leurs numéros («M.
n°5», «Un million cent mille») est une des satires les plus radicales du
type de régime qu’avait prévu Orwell et qu’a ridiculisé Vaclav Havel.
Que
quelques indications dirigent le regard du spectateur vers la Chine ne
peut
faire que nous ne trouvions dans ce guignol et ces ganaches les
héritiers
infidèles de l’oncle Hô. Particulièrement vietnamienne est, dans cette
farce
corrosive entre cinq personnages de pouvoir «comme les cinq doigts de la
main qui, serrés, se transforment en poing», l’intrusion de la famille,
des
filles surtout, accrochées aux basques des tout-puissants… Que ce féroce
franc-tireur puisse être publié au vietnam même est surprenant.
Signe d’un espoir, tout de même? Je demande à Nguyên Huy Thiêp, de
passage à
Paris, s’il n’est pas vraiment très difficile d’être un écrivain tel que
lui
au vietnam. Réponse: «C’est difficile dans tous les pays, monsieur.
Vraiment, un métier de chien!»
Par Jean Lacouture - Le Nouvel Observateur - 9 Mai 2002
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