Viêt Nam : l'église, force tranquille
Surveillée, car potentiellement dangereuse, mais tolérée, car socialement utile, l'Eglise joue le plus discrètement possible son rôle dans la vie du pays. Entre les autorités catholiques et communistes, tout est affaire de compromis.
Avachi dans son taxi, indifférent aux klaxons qui déjà réveillent Ho Chi Minh-Ville, ce chauffeur de taxi jette un coup d'oeil à la Sainte Vierge suspendue à son rétroviseur. Juché sur une colline, le Christ blanc domine Vung Tau et semble accueillir les marins qui arrivent à l'ancien cap Saint-Jacques. Partout au Viêt Nam, de Hanoi à Hué, de Ho Chi Minh-Ville à Nha Trang, se dressent des cathédrales, des églises, massives cachées baroques, grises, bigarrées, ou en chantier.
Dans l'ancienne colonie française, où les premiers catholiques arrivèrent en provenance d'Europe dès le XVIe siècle, on pourrait facilement croire que
l'Eglise est libre. Et pourtant. Le Parti communiste vietnamien, qui a les pleins pouvoirs sur l'ensemble du pays depuis près de trente ans, se montre particulièrement hostile aux idées religieuses en général, et aux catholiques en particulier. C'est que, pour un régime aussi monolithique, toute forme de contre-pouvoir s'avère dangereuse. Et l'Eglise, aussi habile que discrète, constitue bel et bien une opposante potentiellement dangereuse.
A preuve, la colère manifestée par les autorités lorsque, en septembre dernier, elles ont appris la présence de l'archevêque d'Ho Chi Minh-Ville parmi les trente et un nouveaux cardinaux choisis par le pape. Il est vrai que Mgr Pham Minh Man ne se prive pas de critiquer un régime jugé "aliénant". Les vexations et les tracasseries administratives font partie du quotidien pour l'Eglise. Les autorités se montrent même parfois franchement pernicieuses. Soeur Bernadette* qui, dans la banlieue d'une grande ville du Viêt Nam, forme de jeunes religieuses, raconte ainsi comment le régime lui a confisqué 1 000 mètres carrés de terrain pour construire une autoroute. "Ils m'ont dit que cette surface ne nous était pas nécessaire, car il s'agissait d'un jardin où nous n'habitions pas", raconte-t-elle dans un excellent français, presque amusée par l'argumentation.
Plus généralement, le gouvernement soumet les entrées au séminaire à des quotas drastiques, variables selon les diocèses mais qui, dans le diocèse de Hué par exemple, ne dépassent pas vingt tous les deux ans. Un contingent trop bas dans un pays où la foi apparaît de plus en plus vivante et où l'entrée dans l'Eglise constitue un moyen d'ascension sociale. Certains séminaristes se voient donc contraints de braver la loi. Ils se forment clandestinement, ou même à l'étranger. Installé dans une maison de la banlieue parisienne, inscrit à l'Université catholique de Paris, François* confie ainsi, avec un sourire amer, que "plus il y a de persécutions, plus la foi est vivante". Il doute d'ailleurs de pouvoir retourner officier dans son pays.
Les nominations y sont soumises à des autorisations où l'arbitraire peut s'inviter à tout moment. A Dalat, en décembre dernier, alors que les familles étaient présentes et que la fête allait commencer, le parti a refusé, au dernier moment, de donner son aval à l'ordination d'un prêtre. Et la méthode employée est parfois plus forte. Ainsi, le père Nguyen Van Ly est emprisonné depuis trois ans dans le camp de rééducation de Bao Sao, dans le nord du pays, pour "désobéissance à la mise en résidence surveillée et sabotage de la politique de solidarité nationale". Il avait transmis des documents dénonçant la répression religieuse à une commission américaine qui planchait sur le thème.
Face à ces difficultés, l'Eglise reste zen. Comme le montre la situation des minorités chrétiennes, catholiques comme protestantes, sur les hauts plateaux du centre où la violente répression a été maintes fois dénoncée, notamment par Human Rights Watch, elle sait que la stratégie d'affrontement ne paie pas. Alors, comme l'explique un observateur averti du pays, elle a décidé de "réinvestir la société par le bas". Ce qui est très lent parce que tout, au Viêt Nam, est soumis à autorisation.
Pour le moment, l'Eglise est seulement habilitée à ouvrir des jardins d'enfants. On en compte un, voire deux, dans chacun des vingt-cinq diocèses. Elle peut également ouvrir des dispensaires où officient de jeunes infirmières souvent formées à l'étranger, notamment aux Etats-Unis. L'une d'entre elles montre avec fierté un local aux murs bleus, havre de fraîcheur face à l'écrasante chaleur que subit le sud du pays en ce mois de février. Cinq paillasses rudimentaires accueillent chaque jour une quarantaine de patients, soignés gratuitement, sous les portraits écaillés du Christ et le plus souvent grâce aux remèdes de la médecine chinoise. Faute de mieux. Les médicaments restent en effet inabordables. Une trentaine de dispensaires de ce type ont essaimé au Viêt Nam, ainsi que des léproseries, comme à Djiling sur la route qui va de Ho Chi Minh-Ville à Dalat.
L'Eglise conforte ainsi son influence sur la société civile et, du même coup, remédie aux carences du pouvoir en place. Chargé des affaires sociales dans l'épiscopat vietnamien, Mgr Paul Nguyen Thanh Hoan, évêque de Phan Thiet, semble plutôt satisfait. Pour cet évêque à la parole très mesurée, "le régime semble plus ouvert aux religions maintenant". Mgr Paul Nguyen Van Hoa, son homologue de Nha Trang, une magnifique cité balnéaire sur la mer de Chine, estime que cette liberté est aussi soudaine que précaire. Pour lui, "quand le parti se sent fort, il lâche la bride, dans le cas contraire, il se braque".
Quoi qu'il en soit, l'Eglise s'engouffre dans la brèche. Et lance déjà d'autres projets, sans attendre les précieux petits papiers dûment tamponnés, très longs à obtenir car, dans un pays paradoxalement décentralisé, ils font l'objet de transactions subtiles entre le pouvoir de chaque province et celui de l'Eglise. Evoquant le "problème exponentiel" que constituent la drogue et le sida à Ho Chi Minh-Ville, Paul Nguyen Thanh Hoan rêve d'ouvrir un gigantesque centre de soins qui comprendrait un hôpital, mais aussi des initiatives pour réinsérer les malades. De quoi soulager un temps peut-être la pression sur les hôpitaux d'Etat, aux performances médiocres, ou les hôpitaux privés, trop chers. Le terrain, plus de 150 hectares dans la banlieue de la capitale économique du Viêt Nam, est déjà acheté. De même, l'Eglise forme déjà des enseignants en vue d'un hypothétique droit à ouvrir des écoles primaires et secondaires.
Dans l'ancienne Indochine, entre les autorités catholiques et communistes, tout est affaire de compromis. Si le Christ a le droit d'avoir pignon sur rue, Ho Chi Minh n'est pas en reste : le père de l'indépendance a son portrait dans toutes les salles de classe ouvertes par l'Eglise, comme s'en assure le parti lors de visites impromptues. Et si un jour l'Eglise obtient le droit d'ouvrir de véritables écoles catholiques, nul doute que, comme dans les écoles publiques, les élèves apprendront la biographie de l'Oncle Ho. Les enfants de cadres du régime, de plus en plus nombreux à déserter les crèches publiques pour celles, mieux encadrées, de l'Eglise, ne seront pas dépaysés.
Ho Chi Minh chez les cathos ?
Le paradoxe n'est qu'apparent. Aujourd'hui, l'Eglise a autant besoin du parti communiste que le parti communiste de l'Eglise. Voilà pourquoi elle ne souhaite pas compromettre son action par des interventions et des déclarations trop dures vis-à-vis du pouvoir. Chez les fidèles, la parole est souvent dure, même si elle ne se lâche qu'avec des personnes de confiance. Chez les dépositaires de l'autorité ecclésiastique, la critique, elle, est toujours feutrée. Une règle d'or, voire de survie.
L'Eglise catholique en chiffres ; les chiffres de l'Eglise et du gouvernement vietnamien
sont très proches : 4 952.605 catholiques selon le gouvernement, 5 080 487 selon la dernière enquête menée par l'Eglise catholique en décembre 1999 (soit 6,2% de la population totale, mais le chiffre actuel serait plus proche de 7%, soit le plus fort pourcentage en Asie après les Philippines). On dénombrerait 2 700 prêtres, 10 000 religieuses et 550 séminaristes (1 000 selon l'Eglise), alors que le Viêt Nam compterait 25 diocèses et 6.000 lieux de culte.
Les religions
au Viêt Nam
La population du Viêt Nam serait de 81 millions de personnes (source CIA). Le ministère des Affaires étrangères estime que les adeptes des religions bouddhistes représentent
75%, les catholiques 7% et les caodaïstes (2%), le reste se répartissant entre Hoa Hao, protestants, musulmans, hindouistes... et athées.
Par Matthieu Bronck et Hippolyte Bureau - MetroFrance.com - 31 Mars 2004
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