~ Le Viêt Nam, aujourd'hui. ~
Le portail de l'actualité vietnamienne

[Année 1997]
[Année 1998]
[Année 1999]
[Année 2000]
[Année 2001]
[Année 2002]

Fleuve du monde : L'enfant des terres rouges

Le Mékong traverse des pays en pleine explosion démographique où la moyenne d'âge est très jeune. Plus encore qu'une voie commerciale, c'est le fleuve des enfants, qui grouillent sur ses rives, s'y baignent et y jouent.

PHNOM PENH - Il n'a pas d'âge. Des yeux d'enfant dans un visage de vieillard. Il n'a presque plus de corps. Les deux jambes et la moitié d'un bras ont été arrachées par une mine. Le moignon de son coude gauche est rond et brun, lisse comme une boule de billard. S'il n'avait pas appelé «Sir, Sir!» on ne l'aurait pas vu, à soixante centimètres au-dessus du sol sur son petit chariot à roulettes. Il tend la main, la mine rigolarde. « Sir, one dollar, sir...» Au-dessus de nous, le palais royal de Phnom Penh déroule ses toits en gradins rouge et or, et le dieu Naga, cobra mythique polycéphale qui veillait sur Bouddha, nous toise de sa splendeur immémoriale.

«Sir, one dollar, sir...» Quelle faute terrible a-t-il commise dans une vie antérieure pour la payer dans celle-ci? Le Mékong est là, au pied du palais, dont les eaux limoneuses n'apportent aucune fraîcheur. Il fait 40 ° à l'ombre. Tout est moite: l'air comme les consciences. Avec un dollar, il pourra vivre une semaine. Théoriquement. Car dans la foule il y a son proxénète – son père, son frère, un cousin, le membre d'un réseau comme il en existe des dizaines au Cambodge, qui exploitent les petites victimes à retardement de la folie khmère ou les prostituées de 10 ans. Il est là, quelque part, forcément. Il surveille son gagne-pain. Après avoir récupéré les billets, il le prendra sur ses épaules pour l'emmener mendier plus loin. Certains arrivent à gagner 20 dollars par jour, soit 600 dollars par mois, dix fois le salaire mensuel moyen.

Si l'on donne, dix autres enfants accourent, les uns en béquille, les autres en chariot, d'autres avec des bébés de 5 mois dans les bras. Chaque fois qu'on donne, on enrichit un proxénète. Il n'est pas rare que ce soit un policier. Ici on l'appelle Miet. Il y a longtemps, il s'appelait Sao. Il est né au Vietnam, au bord du grand fleuve, sur l'un des neuf bras du delta. Le Mékong est le fleuve des enfants. De l'immense delta vietnamien aux gorges escarpées du Laos, dans ces terres indochinoises où la moitié de la population a moins de 15 ans, des millions d'enfants se pressent autour de ses eaux tièdes.

Sao est le sixième enfant d'une famille de Sud-Vietnamiens installés depuis toujours au village de Mytho, dont les petites maisons sur pilotis, faites de feuilles de cocotier d'eau, s'alignent le long de l'unique rue. Dès l'aube, à l'heure où un semblant de fraîcheur baigne le delta, tout le monde part au marché flottant de Cantho, sur un sampan gorgé de concombres, de citrouilles, de pastèques, de mangues, de ramboutans, de goyaves, de sapotilles, de papayes et de fruits du dragon vert, dans un entrelacs de barques, de péniches et de jonques à moteur. Toute la famille est là, venue vendre les produits du petit jardin irrigué par le grand fleuve. À 4 heures du matin, les neuf bras du delta bruissent de ce commerce grouillant et coloré, où les taches vertes, jaunes, rouges, bleues, roses et brunes dessinent dans l'aube violette la toile d'un Bonnard exotique.

Puis l'on revient travailler dans la fabrique à décortiquer le riz comme il y en a dans presque chaque village. Chacun y a sa tâche. L'un apporte les sacs de riz, l'autre, huile le moteur, un troisième surveille les poulies, un quatrième récupère l'écorce. Leur maigre torse est luisant. Ils s'arrêteront pour déjeuner d'une soupe, où l'on met du poivre, de l'ananas, du gingembre, de la coriandre, tout ce qui pousse au bord du Mékong, et d'un ragoût de rat, de serpent ou de chien. Sao a neuf ans. L'arrivée de touristes blancs au long nez l'amuse autant que le spectacle des théâtres ambulants qui sillonnent la région, avec leurs dragons plus drôles que méchants, issus du folklore traditionnel chinois.

Quelque fois ils vont à Saigon, à quatre sur la mobylette familiale: le père devant, Sao, la petite sœur, la mère derrière. Le dernier enfant a été confié à l'orphelinat. Des Français ont proposé de l'adopter. Le Vietnam a longtemps été le premier pays de l'adoption. Aujourd'hui, c'est devenu plus difficile. La France et le Vietnam ont signé en 1999 une convention, mais le problème des dons aux familles ou aux orphelinats reste entier. Plus de 1000 dossiers sont en panne. Le père voudrait bien toucher une partie de la vente de l'enfant. Il va voir Mlle Thi-Nhi. C'est une ancienne infirmière, elle sait ce qu'il faut faire, on pourra peut-être s'arranger.

À 18 heures, quand la nuit s'annonce, aussi chaude que le jour, les rives du Mékong, de Cantho à Luang Prabang, résonnent des rires des petits Vietnamiens, Cambodgiens et Laotiens qui viennent s'y ébattre. C'est l'heure rituelle du bain familial. Tandis que les grandes sœurs, pudiques, se baignent tout habillées et que la mère lave le linge en les surveillant, les enfants s'éclaboussent et font des signes d'amitié aux bateaux qui passent. La mère de Sao l'a attrapé et le schampouine vigoureusement.

Au moment des crues, qui inondent quasiment chaque année, la famille se réfugie en haut de la maison, parfois même sur un radeau. La nuit, il arrive que les bébés, poussés dans leur sommeil, tombent silencieusement dans l'eau. On pleure au réveil, et puis on oublie vite. Il y a tellement d'autres enfants sur les berges du Mékong... Un jour, un homme est venu voir la famille. Il n'avait pas le type d'ici. Il parlait avec un accent. C'était un Thaï. Il a proposé au père d'emmener Sao pour lui apprendre un métier, plus haut sur le fleuve. Sao ne sait pas de quel métier il s'agit. Au moment de partir, il a vu des billets changer de mains.

Hao a été vendu à un trafiquant d'enfants, un de ceux que traque Oren Guinzburg, chargé de mission à l'ONU et à l'Unicef. Prostitution, mendicité, travail forcé dans les mines d'or ou de pierres précieuses, dans les plantations d'hévéas. Combien d'enfants sont concernés? Oren ne sait pas. «Les chiffres les plus contradictoires circulent. Certaines estimations, par exemple, font état de 400 000 enfants étrangers travaillant en Thaïlande, dont 5 000 dans la prostitution. Mais que valent-elles? On n'en sait rien.» Ce qu'on sait en revanche, c'est que les frontières n'existent pas pour ces marchands de petits esclaves qui vont recruter des Birmans, des Laotiens, des Khmers pour la Thaïlande et des Vietnamiens pour le Cambodge. Ce trafic bénéficie de la protection des autorités policières et douanières. Partout (Orien insiste: partout, dans tous les pays du Sud-Est asiatique), les policiers exploitent leurs propres bordels où des enfants de 10 ans des deux sexes satisfont les fantasmes de négociants chinois ou d'Européens bons pères de famille. On ne peut donc rien faire? «L'efficacité de l'ONU est nulle. Il faut se dire que l'on parvient quand même à en sauver quelques-uns et qu'on travaille sur le long terme. Sinon, c'est désespérant.» Un «centre d'éducation» pour policiers cambodgiens a été ouvert récemment. Ils ont arrêté des trafiquants, aussitôt relâchés par un juge acheté.

Hao a atterri dans une plantation d'hévéas, à l'est du Cambodge, là où le fleuve fait un coude avant de filer vers le nord: 8000 hectares de terres rouges, d'arbres saignés quotidiennement pour leur précieuse sève blanche dont on fait le latex. Forêt immense de troncs meurtris qui montent jusqu'au ciel, dont les feuillages nimbent les sous-bois d'une lumière vert tendre et apaisante, où l'on s'attend à voir surgir des nymphes diaphanes aux yeux bridés. Les saigneurs d'hévéas sont des enfants comme lui, venus des villages voisins ou de beaucoup plus loin, qui circulent entre les rangées sur des biclous d'avant-guerre. Une fillette qui fait 13 ans affirme qu'elle en a 18. Sa blouse est noire et collante. Oui, elle va à l'école le matin; non, ce n'est pas trop dur; oui, elle est bien payée, 30 dollars par mois (un salaire d'adulte à Phnom Penh). Trop bien payée? Sao lui aussi répondait ce qu'on lui disait de dire. Un contremaître vient vérifier le niveau des seaux plein d'un liquide laiteux que d'autres enfants déversent dans une citerne.

Sao est resté deux ans dans cette si jolie plantation qui ressemble à celle où Catherine Deneuve se promène langoureuse dans le film Indochine. Et puis, un jour, il est monté dans l'un de ces bâteaux-taxis qui font la navette sur le Mékong. On ne lui a rien demandé. Il y a tellement d'enfants seuls, partout. Il était sûr que le fleuve allait le reconduire chez lui, dans ce delta chaud, large comme la mer. Mais le bateau remontait vers le Laos. Sao ne s'est aperçu de rien. Après deux jours de navigation, ils ont essuyé un orage de mousson. On n'y voyait plus rien. La violence des rafales et le roulis du bateau malmené par les vagues enchantaient Sao. Il n'avait pas peur. Il n'a jamais eu peur du Mékong.

À Khône, là où les chutes interrompent toute navigation, il a pris un autre bateau. Les gardes du poste-frontières, écrasés par la chaleur, l'ont laissé passer, indifférents. Plus ils montaient, plus le fleuve rétrécissait, serpentant entre des montagnes bleues annonçant les contreforts himalayens. Sur les collines, les grands et vieux banyans lui faisaient une haie d'honneur. D'autres enfants se baignaient tandis que de gros buffles peureux aux pieds de chamois venaient y tremper leur museau. Sao regardait en souriant et leur faisait de grands signes de la main.

Un matin, le bateau a accosté au pied d'un grand escalier de pierre sur lequel se tenaient trois bonzes sans âge en robe safran. Derrière eux, tout en haut de l'escalier, on apercevait les toits d'une grande pagode. Quand le moteur s'est tu, le silence a soudain envahi le fleuve. Sao est descendu. Il a gravi les marches et s'est arrêté devant la pagode d'où s'échappait la fumée des bâtons d'encens. Il est entré et a longuement admiré le grand bouddha doré et les fresques relatant ses réincarnations. Les trois bonzes, toujours silencieux, le regardaient.

Sao est resté plus d'un an dans le monastère de Vat Xing Thong, à Luang Prabang. La petite ville aux 32 monastères, ancienne capitale du royaume laotien, est posée sur une presqu'île entre le Mékong et le Nam Khane. On l'a tonsuré, on lui a donné une robe de toile légère et une paire de sandales, on l'a installé dans le dortoir des novices, à côté d'un autel décoré de scènes tirées du Ramayana. Les repas étaient frugaux, la couche, dure, le réveil, matinal mais la discipline, débonnaire. Beaucoup d'enfants des villages voisins venaient là poursuivre leurs études avant de jeter leur froc aux orties. Le soir, Sao allait avec les grands fumer en douce des cigarettes en se promenant sur les berges avant de regagner le monastère à l'appel du gong, des cymbales ou du tambour.

La paisible cité n'a pas changé depuis cinq cents ans. D'octobre à décembre, quelques grappes de touristes y débarquent. Le reste du temps, ce sont des routards qui y font halte avant de partir plus au nord, là où l'opium et l'héroïne sont en vente libre, pour rejoindre les paradis artificiels de petits Katmandou qui tutoient le Yunnan chinois. Mais Sao voulait retrouver sa famille. C'était son karma. Il est parti sans dire au revoir. Il a longé le fleuve. Un jour, sur la piste, il est tombé sur une vieille bombe américaine, aussi grande que lui, qui gisait là, oubliée. Entre 1966 et 1975, 2 millions de tonnes de bombes ont été largués sur le petit Laos neutre qui avait le tort d'être traversé par la piste Hô-Chi-Minh et de servir de sanctuaire aux maquisards du Pathet Lao. Une demi-tonne par habitant: encore plus qu'au Vietnam.

La bombe n'a pas sauté. Mais la mine sur laquelle il a mis le pied près de la frontière thaïlandaise, oui. Les Khmers rouges en avaient truffé la région au moment de l'invasion du Cambodge par le Vietnam, vingt ans auparavant. Sao a entendu un bruit de tonnerre, a ressenti un grand choc au niveau du bassin. Et puis, plus rien.

«Sir, one dollar, sir...» Sao a déjà gagné 15 dollars. C'est une bonne journée. Tout à l'heure on le ramènera dans son bidonville près de l'hôpital Calmette, à deux pas du centre et des belles maisons coloniales retapées par de riches Cambodgiens. On lui a aménagé une cabane sous une maison sur pilotis, à côté des détritus qui s'entassent et exhalent une odeur fétide. Mais il y a longtemps que Sao ne la sent plus. Tout ce qu'il souhaite, c'est rester là. Parfois les autorités de Phnom Penh vident les bidonvilles et y mettent le feu. Les habitants doivent se reloger comme ils peuvent. Où irait-il?

Il ne pense plus au delta et à sa famille. Ici, il a des amis, des estropiés comme lui. Aujourd'hui encore, cinquante personnes par jour sautent sur des mines. Certains ont été pris en charge par une des ONG qui pullulent au Cambodge: rien qu'à Phnom Penh, il y en a 250. Peut-être aura-t-il la chance de recevoir une prothèse de la part de Handicap International. Il pourrait même retourner à l'école. Hier, le représentant d'une association d'aide à la scolarisation est passé voir une famille dans le bidonville. Il s'appelle Vincent. Il a un visage de jeune bonze. Son ONG, Les enfants du Mékong, donne des subventions: 13 dollars par mois, à condition que l'enfant ne redouble pas. Quelquefois, Sao rêve de marcher à nouveau et de retourner en classe. Ce soir, il y pense en s'endormant. Sa main droite chasse les mouches qui lui chatouillent le haut des cuisses. Ses escarres ne lui font presque plus mal.

Il s'endort. Un sourire d'enfant flotte sur son visage de vieillard.

Par Hervé Bentégeat - Le Figaro - 10 juillet 2002