Fleuve du monde : L'enfant des terres rouges
Le Mékong traverse des pays en pleine explosion démographique où la
moyenne
d'âge est très jeune. Plus encore qu'une voie commerciale, c'est le
fleuve
des enfants, qui grouillent sur ses rives, s'y baignent et y jouent.
PHNOM PENH - Il n'a pas d'âge. Des yeux d'enfant dans un visage de
vieillard. Il n'a presque plus de corps. Les deux jambes et la moitié
d'un
bras ont été arrachées par une mine. Le moignon de son coude gauche est
rond
et brun, lisse comme une boule de billard. S'il n'avait pas appelé «Sir,
Sir!» on ne l'aurait pas vu, à soixante centimètres au-dessus du sol sur
son
petit chariot à roulettes.
Il tend la main, la mine rigolarde. « Sir, one dollar, sir...» Au-dessus
de
nous, le palais royal de Phnom Penh déroule ses toits en gradins rouge
et
or, et le dieu Naga, cobra mythique polycéphale qui veillait sur
Bouddha,
nous toise de sa splendeur immémoriale.
«Sir, one dollar, sir...» Quelle faute terrible a-t-il commise dans une
vie
antérieure pour la payer dans celle-ci? Le Mékong est là, au pied du
palais,
dont les eaux limoneuses n'apportent aucune fraîcheur. Il fait 40 ° à
l'ombre. Tout est moite: l'air comme les consciences.
Avec un dollar, il pourra vivre une semaine. Théoriquement. Car dans la
foule il y a son proxénète – son père, son frère, un cousin, le membre
d'un
réseau comme il en existe des dizaines au Cambodge, qui exploitent les
petites victimes à retardement de la folie khmère ou les prostituées de
10
ans. Il est là, quelque part, forcément. Il surveille son gagne-pain.
Après
avoir récupéré les billets, il le prendra sur ses épaules pour l'emmener
mendier plus loin. Certains arrivent à gagner 20 dollars par jour, soit
600
dollars par mois, dix fois le salaire mensuel moyen.
Si l'on donne, dix autres enfants accourent, les uns en béquille, les
autres
en chariot, d'autres avec des bébés de 5 mois dans les bras. Chaque fois
qu'on donne, on enrichit un proxénète. Il n'est pas rare que ce soit un
policier.
Ici on l'appelle Miet. Il y a longtemps, il s'appelait Sao.
Il est né au Vietnam, au bord du grand fleuve, sur l'un des neuf bras du
delta. Le Mékong est le fleuve des enfants. De l'immense delta
vietnamien
aux gorges escarpées du Laos, dans ces terres indochinoises où la moitié
de
la population a moins de 15 ans, des millions d'enfants se pressent
autour
de ses eaux tièdes.
Sao est le sixième enfant d'une famille de Sud-Vietnamiens installés
depuis
toujours au village de Mytho, dont les petites maisons sur pilotis,
faites
de feuilles de cocotier d'eau, s'alignent le long de l'unique rue. Dès
l'aube, à l'heure où un semblant de fraîcheur baigne le delta, tout le
monde
part au marché flottant de Cantho, sur un sampan gorgé de concombres, de
citrouilles, de pastèques, de mangues, de ramboutans, de goyaves, de
sapotilles, de papayes et de fruits du dragon vert, dans un entrelacs de
barques, de péniches et de jonques à moteur. Toute la famille est là,
venue
vendre les produits du petit jardin irrigué par le grand fleuve. À 4
heures
du matin, les neuf bras du delta bruissent de ce commerce grouillant et
coloré, où les taches vertes, jaunes, rouges, bleues, roses et brunes
dessinent dans l'aube violette la toile d'un Bonnard exotique.
Puis l'on revient travailler dans la fabrique à décortiquer le riz comme
il
y en a dans presque chaque village. Chacun y a sa tâche. L'un apporte
les
sacs de riz, l'autre, huile le moteur, un troisième surveille les
poulies,
un quatrième récupère l'écorce. Leur maigre torse est luisant. Ils
s'arrêteront pour déjeuner d'une soupe, où l'on met du poivre, de
l'ananas,
du gingembre, de la coriandre, tout ce qui pousse au bord du Mékong, et
d'un
ragoût de rat, de serpent ou de chien. Sao a neuf ans. L'arrivée de
touristes blancs au long nez l'amuse autant que le spectacle des
théâtres
ambulants qui sillonnent la région, avec leurs dragons plus drôles que
méchants, issus du folklore traditionnel chinois.
Quelque fois ils vont à Saigon, à quatre sur la mobylette familiale: le
père
devant, Sao, la petite sœur, la mère derrière. Le dernier enfant a été
confié à l'orphelinat. Des Français ont proposé de l'adopter. Le Vietnam
a
longtemps été le premier pays de l'adoption. Aujourd'hui, c'est devenu
plus
difficile. La France et le Vietnam ont signé en 1999 une convention,
mais le
problème des dons aux familles ou aux orphelinats reste entier. Plus de
1000 dossiers sont en panne. Le père voudrait bien toucher une partie
de la
vente de l'enfant. Il va voir Mlle Thi-Nhi. C'est une ancienne
infirmière,
elle sait ce qu'il faut faire, on pourra peut-être s'arranger.
À 18 heures, quand la nuit s'annonce, aussi chaude que le jour, les
rives du
Mékong, de Cantho à Luang Prabang, résonnent des rires des petits
Vietnamiens, Cambodgiens et Laotiens qui viennent s'y ébattre. C'est
l'heure
rituelle du bain familial. Tandis que les grandes sœurs, pudiques, se
baignent tout habillées et que la mère lave le linge en les surveillant,
les
enfants s'éclaboussent et font des signes d'amitié aux bateaux qui
passent.
La mère de Sao l'a attrapé et le schampouine vigoureusement.
Au moment des crues, qui inondent quasiment chaque année, la famille se
réfugie en haut de la maison, parfois même sur un radeau. La nuit, il
arrive
que les bébés, poussés dans leur sommeil, tombent silencieusement dans
l'eau. On pleure au réveil, et puis on oublie vite. Il y a tellement
d'autres enfants sur les berges du Mékong...
Un jour, un homme est venu voir la famille. Il n'avait pas le type
d'ici. Il
parlait avec un accent. C'était un Thaï. Il a proposé au père d'emmener
Sao
pour lui apprendre un métier, plus haut sur le fleuve. Sao ne sait pas
de
quel métier il s'agit. Au moment de partir, il a vu des billets changer
de
mains.
Hao a été vendu à un trafiquant d'enfants, un de ceux que traque Oren
Guinzburg, chargé de mission à l'ONU et à l'Unicef. Prostitution,
mendicité,
travail forcé dans les mines d'or ou de pierres précieuses, dans les
plantations d'hévéas. Combien d'enfants sont concernés? Oren ne sait
pas.
«Les chiffres les plus contradictoires circulent. Certaines estimations,
par
exemple, font état de 400 000 enfants étrangers travaillant en
Thaïlande,
dont 5 000 dans la prostitution. Mais que valent-elles? On n'en sait
rien.»
Ce qu'on sait en revanche, c'est que les frontières n'existent pas pour
ces
marchands de petits esclaves qui vont recruter des Birmans, des
Laotiens,
des Khmers pour la Thaïlande et des Vietnamiens pour le Cambodge. Ce
trafic
bénéficie de la protection des autorités policières et douanières.
Partout
(Orien insiste: partout, dans tous les pays du Sud-Est asiatique), les
policiers exploitent leurs propres bordels où des enfants de 10 ans des
deux
sexes satisfont les fantasmes de négociants chinois ou d'Européens bons
pères de famille. On ne peut donc rien faire? «L'efficacité de l'ONU est
nulle. Il faut se dire que l'on parvient quand même à en sauver
quelques-uns
et qu'on travaille sur le long terme.
Sinon, c'est désespérant.» Un «centre d'éducation» pour policiers
cambodgiens a été ouvert récemment. Ils ont arrêté des trafiquants,
aussitôt
relâchés par un juge acheté.
Hao a atterri dans une plantation d'hévéas, à l'est du Cambodge, là où
le
fleuve fait un coude avant de filer vers le nord: 8000 hectares de
terres
rouges, d'arbres saignés quotidiennement pour leur précieuse sève
blanche
dont on fait le latex. Forêt immense de troncs meurtris qui montent
jusqu'au
ciel, dont les feuillages nimbent les sous-bois d'une lumière vert
tendre et
apaisante, où l'on s'attend à voir surgir des nymphes diaphanes aux yeux
bridés.
Les saigneurs d'hévéas sont des enfants comme lui, venus des villages
voisins ou de beaucoup plus loin, qui circulent entre les rangées sur
des
biclous d'avant-guerre. Une fillette qui fait 13 ans affirme qu'elle en
a
18. Sa blouse est noire et collante. Oui, elle va à l'école le matin;
non,
ce n'est pas trop dur; oui, elle est bien payée, 30 dollars par mois (un
salaire d'adulte à Phnom Penh). Trop bien payée? Sao lui aussi répondait
ce
qu'on lui disait de dire. Un contremaître vient vérifier le niveau des
seaux
plein d'un liquide laiteux que d'autres enfants déversent dans une
citerne.
Sao est resté deux ans dans cette si jolie plantation qui ressemble à
celle
où Catherine Deneuve se promène langoureuse dans le film Indochine. Et
puis,
un jour, il est monté dans l'un de ces bâteaux-taxis qui font la navette
sur
le Mékong. On ne lui a rien demandé. Il y a tellement d'enfants seuls,
partout. Il était sûr que le fleuve allait le reconduire chez lui, dans
ce
delta chaud, large comme la mer. Mais le bateau remontait vers le Laos.
Sao
ne s'est aperçu de rien. Après deux jours de navigation, ils ont essuyé
un
orage de mousson. On n'y voyait plus rien. La violence des rafales et le
roulis du bateau malmené par les vagues enchantaient Sao. Il n'avait pas
peur. Il n'a jamais eu peur du Mékong.
À Khône, là où les chutes interrompent toute navigation, il a pris un
autre
bateau. Les gardes du poste-frontières, écrasés par la chaleur, l'ont
laissé
passer, indifférents. Plus ils montaient, plus le fleuve rétrécissait,
serpentant entre des montagnes bleues annonçant les contreforts
himalayens.
Sur les collines, les grands et vieux banyans lui faisaient une haie
d'honneur. D'autres enfants se baignaient tandis que de gros buffles
peureux
aux pieds de chamois venaient y tremper leur museau. Sao regardait en
souriant et leur faisait de grands signes de la main.
Un matin, le bateau a accosté au pied d'un grand escalier de pierre sur
lequel se tenaient trois bonzes sans âge en robe safran. Derrière eux,
tout
en haut de l'escalier, on apercevait les toits d'une grande pagode.
Quand le
moteur s'est tu, le silence a soudain envahi le fleuve. Sao est
descendu. Il
a gravi les marches et s'est arrêté devant la pagode d'où s'échappait la
fumée des bâtons d'encens. Il est entré et a longuement admiré le grand
bouddha doré et les fresques relatant ses réincarnations. Les trois
bonzes,
toujours silencieux, le regardaient.
Sao est resté plus d'un an dans le monastère de Vat Xing Thong, à Luang
Prabang. La petite ville aux 32 monastères, ancienne capitale du royaume
laotien, est posée sur une presqu'île entre le Mékong et le Nam Khane.
On
l'a tonsuré, on lui a donné une robe de toile légère et une paire de
sandales, on l'a installé dans le dortoir des novices, à côté d'un autel
décoré de scènes tirées du Ramayana. Les repas étaient frugaux, la
couche,
dure, le réveil, matinal mais la discipline, débonnaire. Beaucoup
d'enfants
des villages voisins venaient là poursuivre leurs études avant de jeter
leur
froc aux orties. Le soir, Sao allait avec les grands fumer en douce des
cigarettes en se promenant sur les berges avant de regagner le monastère
à
l'appel du gong, des cymbales ou du tambour.
La paisible cité n'a pas changé depuis cinq cents ans. D'octobre à
décembre,
quelques grappes de touristes y débarquent. Le reste du temps, ce sont
des
routards qui y font halte avant de partir plus au nord, là où l'opium et
l'héroïne sont en vente libre, pour rejoindre les paradis artificiels de
petits Katmandou qui tutoient le Yunnan chinois.
Mais Sao voulait retrouver sa famille. C'était son karma. Il est parti
sans
dire au revoir. Il a longé le fleuve. Un jour, sur la piste, il est
tombé
sur une vieille bombe américaine, aussi grande que lui, qui gisait là,
oubliée. Entre 1966 et 1975, 2 millions de tonnes de bombes ont été
largués
sur le petit Laos neutre qui avait le tort d'être traversé par la piste
Hô-Chi-Minh et de servir de sanctuaire aux maquisards du Pathet Lao. Une
demi-tonne par habitant: encore plus qu'au Vietnam.
La bombe n'a pas sauté. Mais la mine sur laquelle il a mis le pied près
de
la frontière thaïlandaise, oui. Les Khmers rouges en avaient truffé la
région au moment de l'invasion du Cambodge par le Vietnam, vingt ans
auparavant. Sao a entendu un bruit de tonnerre, a ressenti un grand choc
au
niveau du bassin. Et puis, plus rien.
«Sir, one dollar, sir...» Sao a déjà gagné 15 dollars. C'est une bonne
journée. Tout à l'heure on le ramènera dans son bidonville près de
l'hôpital
Calmette, à deux pas du centre et des belles maisons coloniales retapées
par
de riches Cambodgiens. On lui a aménagé une cabane sous une maison sur
pilotis, à côté des détritus qui s'entassent et exhalent une odeur
fétide.
Mais il y a longtemps que Sao ne la sent plus. Tout ce qu'il souhaite,
c'est
rester là. Parfois les autorités de Phnom Penh vident les bidonvilles et
y
mettent le feu. Les habitants doivent se reloger comme ils peuvent. Où
irait-il?
Il ne pense plus au delta et à sa famille. Ici, il a des amis, des
estropiés
comme lui. Aujourd'hui encore, cinquante personnes par jour sautent sur
des
mines. Certains ont été pris en charge par une des ONG qui pullulent au
Cambodge: rien qu'à Phnom Penh, il y en a 250. Peut-être aura-t-il la
chance
de recevoir une prothèse de la part de Handicap International. Il
pourrait
même retourner à l'école. Hier, le représentant d'une association d'aide
à
la scolarisation est passé voir une famille dans le bidonville. Il
s'appelle
Vincent. Il a un visage de jeune bonze. Son ONG, Les enfants du Mékong,
donne des subventions: 13 dollars par mois, à condition que l'enfant ne
redouble pas. Quelquefois, Sao rêve de marcher à nouveau et de retourner
en
classe. Ce soir, il y pense en s'endormant. Sa main droite chasse les
mouches qui lui chatouillent le haut des cuisses. Ses escarres ne lui
font
presque plus mal.
Il s'endort. Un sourire d'enfant flotte sur son visage de vieillard.
Par Hervé Bentégeat - Le Figaro - 10 juillet 2002
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