~ Le Viêt Nam, aujourd'hui. ~
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Fleuve du monde : Le rêve indochinois

Les Français qui partent dans la péninsule indochinoise ont en tête un mythe colonial. Mais la réalité est tout autre. Le Mékong, aujourd'hui encore moins qu'hier, n'est pas un fleuve unificateur. Les pays qu'il traverse ont chacun leur propre histoire et vivent à des rythmes très différents.

VIENTIANE - J'ai cherché l'Indochine sur les rives du Mékong et je ne l'ai pas trouvée. Ou si, peut-être : une odeur. Une odeur multiple et contradictoire, où le jujube, la carambole, le durian, le ragoût de chien, le jasmin, le marécage, le macadam, le poisson séché, l'alcool de riz, le parfum des femmes, la fumée d'encens, les pipes à opium, les pots d'échappement, exhalent un bouquet d'effluves moites à désorienter un nez d'oenologue. Mais d'Indochine, point.

Je n'étais pourtant pas parti les mains vides. J'avais la tête pleine des thèses savantes de Pierre-Bernard Lafont, directeur d'études à la IVe section de l'École pratique des hautes études, maître d'oeuvre d'un ouvrage scientifique sur la péninsule indochinoise. Je me souvenais de l'épopée de Francis Garnier et de Doudart de Lagrée, premiers explorateurs à remonter le Mékong en 1866. J'avais lu Pierre Loti, Albert de Pouvourville, Boissière, Farrère, Marquet, et même le Malraux de La Voix royale. Je m'étais enchanté des mandarins, des Pavillons noirs, des planteurs d'hévéas et des charmantes congayes. J'avais rêvé sur le pays du Million d'éléphants, sur Angkor et sur le Triangle d'or. Frémi au souvenir de Cao Bang, de Dien Ben Phu, de l'offensive du Thêt, de la prise de Saigon quand la ville était le centre du monde, du lieu de tortures de Tuol Sleng à Phnom Penh, où l'un des règlements précisait qu'« il est interdit de crier quand on reçoit des coups de fouet ou des décharges électriques ». J'ai cherché cette Indochine-là. Mais quoi ! Il y a tellement d'Indochines...

Ce n'est qu'une péninsule, un hasard géographique coincé entre l'Inde et la Chine, arrosée par un fleuve souverain autour duquel on se déchire depuis mille ans, un rêve colonial, une idée de conquérant lointain. D'ailleurs les Anglo-Saxons, beaucoup plus pragmatiques, n'ont jamais employé ce terme : ils parlent du Sud-Est asiatique. Il n'y a pas de civilisation du Mékong. Il y en a eu une, une seule dans toute l'histoire de la péninsule. Elle a duré quelques dizaines d'années, à la fin du XIIe siècle, sous le règne du prince khmer Jayavarman VII, l'un des bâtisseurs d'Angkor, qui étendit son empire de l'actuelle Thaïlande au delta. Alors le fleuve était vraiment une voie royale.

Mais ensuite il n'a cessé de décevoir ceux qui voulaient en faire un instrument de conquête. L'expédition française, entamée mollement par le Second Empire, se découvre une vocation : contrer l'impérialisme britannique, et cherche à ouvrir une voie de communication commerciale avec la Chine. Les amiraux qui la dirigent rêvent des épices de l'empire du Milieu. Le Mékong les apportera. Ils vont vite déchanter : traversé de rapides, déchiré à la hauteur de Khône (à la frontière actuelle du Cambodge et du Laos) par des chutes infranchissables, le fleuve n'est pas navigable. On le sut très tôt par deux hardis explorateurs, dont l'un, Doudart de Lagrée, mourra d'épuisement, tandis que l'autre, Garnier, tombera sous les piques des Pavillons noirs. Au début du siècle, il fallait cent jours de navigation pour atteindre la frontière chinoise du Yunnan, à l'issue de plusieurs transbordements...

Dès lors, la présence française sur ses rives ne se justifiait plus. Pierre Loti l'avait bien deviné. Arrivé au pied des temples d'Angkor, il éprouve un sentiment d'« incompréhensible et d'inconnu », d'un monde « lointain et hostile ». « Que viens-tu faire chez nous ? Va-t-en ! » lui disent les dieux immobiles. Les envahisseurs ne sont pas partis. Il ne restait plus à l'Indochine française dépitée qu'à tomber dans la somnolence. Ce qu'elle fit.

Ses administrateurs ont échoué dans des lits à moustiquaires au bras de congayes sentimentales et énamourées. Saigon la voluptueuse et le langoureux Laos leur ont vite fait oublier les rêves de gloire de la métropole. On se recevait entre soi. On allait au théâtre rue Catinat, écouter la musique de l'infanterie de marine. Les administrateurs voyageaient en uniforme et pa lanquin. On chassait le tigre : dans son Voyage en Cochinchine, le docteur Morice écrit en 1875 : « Lorsqu'on chasse, il est préférable d'avoir un indigène avec soi ; si le tigre vous rencontre, il préférera l'indigène. » Et puis il y avait l'opium. Il n'est pas un colonial qui n'ait un jour « tiré sur le bambou » pour savourer cette langueur entre la veille et le sommeil où l'oreille perçoit les bruits les plus ténus. Les plus accros fumaient jusqu'à 120 pipes par jour. L'opium, omniprésent dans la littérature coloniale, l'opium, dont le gouvernement général détenait le monopole et qui fournissait au début du XXe siècle le tiers des recettes du budget de l'Indochine...

Mais l'ennui tombait avant la mousson. Un soir de cafard, le préposé de Muong Hau télégraphia à l'observatoire qu'un bolide était tombé non loin de là. Quand on lui annonça l'envoi d'une mission scientifique, il s'affola, chercha dans l'alcool une inspiration, et câbla : « Rappelez mission. Bolide reparti. » Le Mékong n'a jamais unifié des riverains aussi dissemblables que le furent Anglais, Français et Allemands dans la vieille Europe. Ne lui en voulez pas : comment fédérer tant d'ethnies ? Il y en a 54 dans le seul Vietnam et 45 au Laos... Elles n'ont cessé de se faire la guerre, et l'unité trompeuse de l'Empire français et des régimes communistes (ou postcommunistes) sous lesquels ils vivent toujours ne doit pas faire illusion. Aujourd'hui encore, des escarmouches opposent régulièrement Laotiens et Thaïlandais sur leurs frontières communes, tandis que les Cambodgiens n'ont toujours pas digéré la prise de Saigon, ancien comptoir khmer, par les Vietnamiens... au XVIIe siècle. Le mois dernier, 2 000 personnes, dont de nombreux bonzes, manifestaient en réclamant le retour au Cambodge d'une partie du delta concédée il y a cinquante-trois ans au Vietnam par la France.

Les Vietnamiens méprisent les Cambodgiens (« Ne donnez pas aux mendiants, dit-on à Saigon, ce sont des Cambodgiens »), qui toisent de haut les Laotiens, eux-mêmes considérant les Thaïs comme des bandits. « Le Vietnamien plante le riz, le Cambodgien le regarde pousser, le Laotien l'écoute chanter » : ce dicton de l'époque coloniale est toujours en vigueur sur le delta. Le premier est un adepte du Mahayana, bouddhisme dit du « Grand Véhicule », mâtiné de taoïsme et de confucianisme, les autres du Theravada, le « Petit Véhicule ». Le marxisme de l'Oncle Ho – le seul « sérieux » dans cette partie du monde – a prospéré dans le Mahayana, pour qui la dimension du salut collectif est essentielle, alors que le Theravada est d'abord une démarche individuelle qui laisse libre de pratiquer la religion de son choix pourvu d'observer l'enseignement du Bouddha. C'est pourquoi il y a tant de relents hindouistes chez les Khmers et animistes chez les Laotiens.

Mais le Mékong, lui, n'est pas méprisant. Il accueille aussi bien le Laotien, que rien ne distingue de son cousin chinois du Yunnan, le Cambodgien à la peau foncée et aux lèvres charnues, le mince Vietnamien au teint ambre... Il offre aux uns son delta fécond, aux autres ses eaux gorgées de poissons, aux derniers ses pentes forestières riches en fruits, en champignons, et de l'électricité sur ses barrages. Ce n'est pas de sa faute si le poids de l'Histoire est écrasant.

Le Vietnam est la Prusse de la région. Dix fois, quinze fois plus peuplé que ses voisins, industrieux, commerçant, frénétique, futur dragon asiatique. Dans dix ans, Saigon sera un nouveau Bangkok, bruyant et pollué, qui s'étendra jusqu'au delta. Les terrains pour la construction de la future ville (Saigon 2) sont prêts. De grands complexes industriels s'y installent. Un ballet incessant de mobylettes, de jour comme de nuit, anime ses rues. Les élégantes, qui craignent le soleil, conduisent masquées par un coquet foulard à fleurs, et gantées jusqu'aux coudes. Fines et droites sur leur selle, on les dirait parées pour un cocktail chez le gouverneur. Ca et là, un vieil homme édenté et barbichu pédale en ahanant sur son cyclo-pousse. C'est déjà un vestige : Saigon est en train de quitter la civilisation du Lotus bleu pour entrer dans celle de Matrix.

La ville regorge de commerces, minuscules boutiques bourrées jusqu'à la gueule : à croire qu'il y en a autant que de Saigonais. Elles sont souvent tenues par des Chinois, comme à Phnom Penh, comme à Vientiane, comme dans toute l'Asie du Sud-Est, naturalisés de longue date. À l'entrée se tiennent les génies protecteurs de la maison, au fond l'autel des ancêtres, à côté duquel trône parfois un poster de Zidane, nouveau dieu universel. La gloire d'une équipe de football fait plus pour la renommée de la France que n'importe quelle Déclaration des droits de l'homme...

Le régime communiste, les yeux en permanence tournés vers le grand frère chinois, a préféré comme lui une transition douce vers l'économie de marché à la thérapie de choc qui a traumatisé la Russie et l'Europe de l'Est. Le capitalisme arrive à grands pas, accompagné de ses petits fléaux habituels – drogue, corruption, violence, sida, chômage... Saigon a troqué ses congayes contre des prostituées de moins en moins discrètes.

Mais ce n'est pas Phnom Penh. La capitale du royaume du Cambodge a sombré dans le tourisme sexuel. Entre le Martini Bar, où virevoltent 200 femmes qui s'offrent timidement pour pouvoir manger et les luxueuses villas coloniales retapées par les nouveaux riches du régime, tous proches du pouvoir, il n'y a rien. Nulle classe moyenne. Des policiers et des juges vénaux, des politiciens affairistes, des instituteurs qui doivent trouver un second boulot pour survivre, des employés désabusés, des mendiants estropiés et des ONG en pagaille... Le pays est en insuffisance alimentaire et ne doit de survivre qu'aux pêcheurs vietnamiens du grand lac Tonlé Sap alimenté par le Mékong. La corruption gangrène tout. Bien sûr, un Occidental ne doit pas juger la pratique coutumière des « gentils cadeaux » à l'aune de sa morale judéo-chrétienne.

Dans la tradition bouddhisto-confucéenne qui imprègne ces latitudes, celui qui dérange un juge trouble l'harmonie du monde et doit donc lui verser un dédommagement. Mais l'harmonie du monde se confond souvent avec l'intérêt bien compris d'une petite minorité. Le résultat, c'est une espérance de vie inférieure de quinze ans à celle de son puissant voisin vietnamien et un PIB par habitant moitié moins élevé. La course pour traverser la ville en motodop coûte à peine un dollar... Le Cambodge est voué pour longtemps encore au motodop.

À Vientiane, ce sont des touk-touk, pétaradants, bringuebalants. La ville, aux dimensions d'une sous-préfecture, s'étire le long du fleuve dont les berges sont restées vierges. Deux fois moins de circulation qu'à Phnom Penh, c'est-à-dire quatre fois moins qu'à Saigon. Quelques grandes rues traversées de pistes, des ronds-points ornés d'un stupa et cerclés de charmantes maisons coloniales où vivaient le résident et la petite communauté française, beaucoup d'arbres et de jardins, point de richesse ostentatoire, point de misère criante... Les panneaux et inscriptions en français sont omniprésents. L'anglais les chassera bientôt, comme partout.

En face, la Thaïlande, regardée avec suspicion. Le petit État tampon du Laos, coincé entre la Thaïlande prospère et le Vietnam conquérant, est resté tel qu'il était à l'époque coloniale : rural, désuet, endormi. Plein de pagodes et de bouddhas, de montagnes secrètes, de tisserands habiles, de tigres rôdeurs, de danseuses chamarrées et de champs de pavot. Les eaux brunes du Mékong y glissent paisiblement. Cela fait des siècles que personne ne l'a dérangé. Un tiers de la population est fonctionnaire. Le communisme y est jaloux mais débonnaire. C'est une dictature molle, qui exile ses opposants dans une grande île à l'est du pays. Sont-ils maltraités, torturés ? « On ne sait pas », dit-on avec un grand sourire...

L'expansion, le chaos et la somnolence : voilà les contrées qu'arrose le fleuve. Il manque un Kipling à l'Indochine pour lui donner corps. Ce que l'histoire ne sait pas faire, l'imaginaire y parvient parfois. Il manque au Mékong d'avoir été chanté par un poète. Mais sur toutes ses rives il est remercié, loué, adoré, et de Chau Doc à Pak Tha, mille fêtes aux mille dieux lui rendent grâce.

Et si l'Indochine n'existe pas, la « fièvre jaune », elle, frappe immanquablement. Nul besoin d'opium ou d'héroïne pour l'attraper. Il y a cette odeur, plus épicée au sud, plus suave au nord, cette moiteur, comme une compagne amoureuse, ces sourires, graciles ou déchirés, ces bouddhas, plus vénérables que tous nos christs, et ce soleil blanc qui se glisse entre les sampans sur les eaux tièdes du Mékong.

Par Hervé Bentégeat - Le Figaro - 9 juillet 2002