Fleuve du monde : Le Mékong
Long de plus de 4 000 kilomètres, c'est l'un des plus grands fleuves
d'Asie
du Sud-Est. Comme le Yangzi Jang et la Saoulen, il prend sa source dans
l'Himalaya, sur les hauts plateaux tibétains. C'est le grand fleuve de
la
péninsule indochinoise. Il traverse la Chine, le Myanmar (Birmanie), la
Thaïlande, le Laos, le Cambodge et le Vietnam. Il s'appelle Lancang en
Chine, Mae Nam Khong en Birmanie, en Thaïlande et au Laos, Tonle Thom au
Cambodge, tandis que le delta, qui se jette dans la mer de Chine, prend
le
nom de Cuu Long au Vietnam.
HO CHI MINH VILLE - Un fleuve, ça se remonte. C'est une quête amoureuse.
Au
bout, la source. Toute source est un mystère. Au début, c'est la mer.
Des
bras immenses, impudiques. Il y en a neuf. Cuu Long, comme l'appellent
les
Vietnamiens : les neuf dragons. Un delta insolent, qui prend ses aises,
qui
s'étend sans vergogne, qui noie tout, une fois par an : les enfants, les
rizières, les cocotiers, les jacquiers, les cajoutiers, les vergers, les
pistes, les paysages. Un delta traversé de mille arroyos, de dix mille
canaux. Un delta qui, avec toutes ses eaux, se prend pour la mer de
Chine
elle-même.
Neuf bras de trois kilomètres de largeur. C'est la mer, on vous dit. Et
le
soleil. Et la moiteur. Tout le monde transpire. Du nez. Des coudes. Des
mollets. Une sueur exotique qui n'épargne personne, pas même les natifs.
Le
Mékong est le fleuve des faces luisantes.
Comment font-ils pour s'agiter sous cette canicule humide ? La France
n'a
pas perdu l'Indochine après Dien Ben Phu. Elle l'avait perdue dès le
début.
Les amiraux, les planteurs et les administrateurs coloniaux n'étaient
pas
faits pour ce climat émollient et écrasant. Au bout de quinze jours, on
ne
pouvait que sombrer dans l'alcool, l'opium et les congayes.
Il faut être né il y a mille ans sur le delta pour supporter d'y vivre.
Ça
va, ça vient, ça bêche, ça pêche, ça cultive, ça rit, ça vit, ça meurt,
ça
renaît. Ça grouille. Pas un centimètre carré de rive qui ne soit occupé.
Combien y a-t-il de maisons sur pilotis au bord du fleuve ? On hésite
entre
2 et 10 millions. Combien de sampans et de péniches naviguent sur ses
eaux
tièdes ? Combien de silhouettes à chapeau conique ? On renonce à les
compter.
Le delta, grenier à riz du Vietnam. Deuxième exportateur mondial, juste
derrière la Chine, quinze fois plus peuplée. Le quart de la population
vietnamienne y vit, et ses 20 millions d'habitants en sont amoureux.
C'est
peut-être la seule région de tout le Sud-Est asiatique où il est
impossible
de mourir de faim. Tout y pousse. Des goyaves et des tamarins, des
pastèques
et des pommes d'amour, des citrouilles et des mangoutans. Tout s'y
élève.
Des canards et des crevettes, des cochons et des buffles. Tout s'y
consomme
: des chiens et des rats, des crapauds et des serpents. Pour chasser les
Vietnamiens du delta, il faut les B52 américains, qui l'ont tapissé de
bombes au début des années soixante-dix, ou, moins de dix ans plus tard,
la
collectivisation de l'agriculture mise en place par les vainqueurs du
Nord,
dont le seul résultat tangible fut la marée des boat people.
Aujourd'hui, c'est bien fini. Les habitants du delta n'émigrent plus
vers
Saigon toute proche (pardon : Hô Chi Minh-Ville. Mais à part les membres
du
parti et les cartes géographiques, tout le monde dit encore : Saigon).
Avec
la grande ville commerçante, ils sont le moteur du décollage économique
du
Vietnam. Le Sud doit sa revanche au delta.
Est-ce pour cela qu'ils sourient tout le temps, de ce sourire
énigmatique
qui déroutait l'enseigne de vaisseau Pierre Loti ? Celui de Mme Bay est
tout
emprunt d'une noble suavité. Mme Bay est la septième d'une famille de 11
enfants, d'où son nom. Aujourd'hui grand-mère, elle prépare sur un
fourneau
alimenté par de l'écorce de riz (dont la cendre servira au fumier : rien
ne
se perd...) un ragoût de rat pour sa nombreuse maisonnée. Huit enfants,
autant de gendres et de brus, et 31 petits-enfants vivent de leur
fabrique
de confection de galettes de riz. Mme Bay est le chef de cette
entreprise.
Au milieu des cochons qui grommellent, du lait de riz qui fermente, des
machines qui perdent de l'huile, de la fumée grasse qui lèche ses mèches
grises, malgré les rhumatismes qui lui mordent l'épaule et la hanche,
malgré
les taxes de plus en plus lourdes qu'exige le comité populaire du
village,
elle garde un port de princesse annamite et le sourire d'une très
vieille
civilisation que la France, en un peu moins d'un siècle, n'a fait
qu'effleurer.
Plus au nord, au Cambodge, le Mékong est enfin libre. Ses rives sont
désertes, parsemées ça et là d'une pagode solitaire. Il en reste 3 000,
mais
plus d'éléphants. Ils ont fui dans les forêts profondes les mines posées
par
les Khmers rouges. Ces dragons-là ont laissé le pays à feu et à sang.
Combien de temps lui faudra-t-il pour panser ses plaies ? Un demi-siècle
?
Un siècle ? Un quart de la population a été déportée, humiliée, spoliée,
massacrée. Les Khmers rouges, ou des dissidents, sont toujours au
pouvoir,
officiellement à Phnom Penh, officieusement dans d'autres parties du
pays,
comme à Païlin, la région de production des saphirs et des rubis. Faute
d'obtenir des garanties d'indépendance du tribunal, les Nations unies
ont
renoncé à faire le procès des affidés de Pol Pot. Les bourreaux meurent
toujours dans leur lit. Seuls peut-être Ta Mok, surnommé « le boucher »,
et
Douch, ancien patron du centre de tortures de Tuol Sleng, devront rendre
des
comptes. Peut-être. Rien n'est moins sûr. Qu'éprouve l'ethnologue
François
Bizot, ancien prisonnier de Douch, auteur d'un récit poignant, Le
Portail ?
Le Mékong est encore rouge du sang des innocents mais il s'en fout. Il
glisse souverain entre les palmiers à sucre, sûr de sa force, de sa
puissance, de son éternité. Sans lui, le Cambodge ne serait qu'un
cimetière.
Au niveau de Phnom Penh, l'un de ses affluents part alimenter le lac
Tonle
Sap. À la saison des pluies, les crues du Mékong le remplissent : c'est
une
mer intérieure. À la saison sèche, le Tonlé Sap reconnaissant déverse à
son
tour son trop-plein dans le fleuve. C'est le renversement des eaux,
phénomène unique au monde. Il n'y a que les dieux pour réaliser cette
prouesse. Quand il devient ainsi un immense marécage, où la profondeur
en
son centre ne dépasse pas trois mètres, c'est la pêche miraculeuse, qui
fascinait les Français de l'époque coloniale. Les millions de poissons
qui
ont frayé dans les forêts riveraines refluent en masse vers le Mékong.
Il
suffit de se pencher pour les attraper ou les cueillir sur les branches
des
arbres libérés des eaux. Le Tonlé Sap est ainsi l'une des premières
réserves
au monde de poisson d'eau douce. C'est le poumon du Cambodge. Mais le
déboisement alentour et les projets de barrage en amont, au Laos
notamment,
mettent en péril cet équilibre millénaire et nourricier.
Au bout du Tonlé Sap, Angkor. Angkor redécouvert par le jeune Henri
Mouhot
en 1860. Angkor violé par le jeune André Malraux soixante-trois ans plus
tard. Angkor des cartes postales, passage obligé de tous ceux qui « font
»
le Cambodge. Angkor des graciles aspara, des vichnous grimaçants, des
fromagers vampires aux racines tentaculaires qui serpentent sous les
pierres
du temple Ta Prohm, faisant éclater, avant de les dévorer, bas-reliefs,
statues et portiques.
Les Cambodgiens sont fiers d'Angkor comme les Italiens de Rome : des
devises
et point de nostalgie.
D'ailleurs la nostalgie n'est pas un habit khmer. Regardez Mme Siphom :
elle
n'arrête pas de rire, pour un oui, pour un non, pour un rien. D'un rire
aigu, ou de gorge, ou d'un fou rire de petite fille. Alors elle met la
main
devant sa bouche, comme pour se faire pardonner. Le 17 avril 1975, à 9
heures, les Khmers rouges ont envahi Phnom Penh. Ils l'avaient affamée
en
bloquant l'approvisionnement par le fleuve. Qui tient le Mékong tient le
Cambodge. Les loups sont entrés dans la ville. À midi, ils ont commencé
à la
vider, méthodiquement. « La ville est mauvaise, car en ville il y a de
l'argent, expliquait un commissaire politique (1). Les gens, eux, sont
réformables, mais pas la ville. En suant pour défricher, semer,
récolter,
l'homme connaîtra la vraie valeur des choses. Il faut que l'homme sache
qu'il naît du grain de riz. » Mme Siphom était un grain de riz. À 14
heures,
elle est montée dans un camion qui l'a emmenée dans un camp de femmes.
Ses
enfants ont été conduits dans un camp pour enfants. Son mari dans un
autre.
Il n'y est pas resté longtemps. Une balle dans la tête. Pendant quatre
ans
elle a sué, défriché, semé, récolté. Quand les Vietnamiens l'ont
libérée,
elle est retournée à Phnom Penh. Sa maison était déjà occupée par
d'autres
réfugiés. Impossible de les déloger. Sa mère, ses beaux-frères, ses
oncles,
ses cousins avaient disparu. Elle a pris le premier appartement vide.
Quelques mois plus tard elle a essayé de passer en Thaïlande et s'est
fait
arrêter à la frontière. Dix-huit mois de prison. Mme Siphom s'excuse
avec un
sourire. « Je suis désolée de vous raconter des histoires pas très
gaies. »
Plus au nord encore le fleuve reste bon bougre. Oh, bien sûr, il
s'énerve un
peu à Khône, tourbillonnant entre chutes et rapides. C'est sa façon à
lui de
se défouler, de rappeler qu'il n'est pas une mare à canards, qu'il est
dans
son enfance un torrent impétueux descendant des plus hautes cimes. Que,
plus
haut, c'est un dragon.
Mais en Asie les dragons sont bon enfant. Le Mékong lèche les provinces
laotiennes de Champassak, de Savannakhet et de Khammouman de sa grosse
langue humide, leur apportant fraîcheur et prospérité. Cette jeune
danseuse
de Savannakhet, « la cité du paradis », aux bras comme des arabesques,
au
sourire extatique, lui rend un hommage gracieux en traçant dans l'air
mille
volutes au son aquatique d'un xylophone exotique.
Point de musique à Pak Ou, grottes surréalistes au flanc d'un à-pic de
calcaire. Point de musique, mais que de sourires ! Là, dans ces cavernes
préhistoriques, les Laotiens, depuis des siècles, apportent des bouddhas
sculptés en offrande. Petits, géants, debout, assis, ils sont des
milliers
qui trônent dans l'ombre muette, éclairant de leurs sourires les parois
suintantes. Gare à qui dérobe une statuette ! Quatre voleurs pris la
main
dans le sac l'année dernière ont été proprement condamnés à mort... Mais
où
est la source ? La source enfin ! Enfin le mystère !
On ne saura rien. Mythique. Inexplorée. Inconnue. Sur un plateau
tibétain,
au milieu du Tanggula Shan, disent les uns. Derrière un pic rocheux où
règne
le dragon Zajiadujiawanghza, disent les autres. Sur le toit du monde, là
où
tout procède, le Mékong se glisse sous la roche, s'échappe dans de
sombres
anfractuosités, disparaît. Vous avez cru m'avoir, les hommes ? Bernique
!
Vous ne saurez jamais d'où je viens, de quel ventre je sors, quel dieu
m'enfante. Je viens d'altitudes et de profondeurs où vous n'aurez jamais
accès, pauvres mortels. Je suis le sang qui coule dans le corps des
hommes.
Je vous nourris, je vous charrie, je vous caresse, je vous traverse, je
vous
transperce. Je coule comme le temps, qui n'a pas de commencement.
Par Hervé Bentégeat - Le Figaro - 8 juillet 2002
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