Thich Nhat Hanh, l'Eveillé du village des Pruniers
Moine engagé pendant la guerre du Vietnam, le "thây" est l'un des
initiateurs du bouddhisme zen en Occident. Venus d'Europe et des
Etats-Unis, ses adeptes suivent, dans le Bordelais, ses
enseignements.
On dirait un village d'automates. Ou une
projection de cinéma muet quand le film
casse. A la première sonnerie d'un
carillon, au premier coup d'un gong,
interrompus dans leur élan, les disciples
s'immobilisent net. Comme suspendus en
vol, ils arrêtent tout mouvement, toute
parole, se concentrent sur leur seule
respiration, avant de se remettre en
route au son de cloche suivant.
"J'inspire, je vois au fond de moi l'enfant petit, fragile... J'expire, je me
calme, je me relâche, j'envoie de l'amour", scande, d'une voix suave,
sœur Chân Không ("Vraie Vacuité") qui, dans sa tunique brune - couleur
de terre, couleur d'humilité -, le cheveu ras, le visage plissé, dirige, dès
l'aube, la première marche de méditation.
Toute la journée, le village des Pruniers est rythmé par ce va-et-vient de
l'"inspire-expire" qui, cent fois renouvelé, permet d'accéder à l'état de
Pleine Conscience. Pleine Conscience de respirer, de marcher, de parler,
de regarder, de manger, de sentir, de toucher. Pleine Conscience d'être
vivant parmi les autres vivants, hommes, femmes, animaux, végétaux.
"Respire, tu es en vie", notent au mur des messages calligraphiés. En
salle de méditation, devant une statue fleurie et illuminée du Bouddha, le
pratiquant se tient le dos bien droit pour garder sa concentration,
observer sa respiration, s'ouvrir aux énergies environnantes : "Le but
n'est pas la performance physique, explique Daniel Millès. Il est de
parvenir à la pleine conscience de ce que je suis, de ce que je fais et de
ce qui m'entoure, mon voisin qui tousse, l'oiseau qui chante, le gravier
qui crisse, l'arbre qui frémit."
Nom exotique que celui de village des Pruniers en plein Bordelais - à
cheval sur les trois départements de Dordogne, de Lot-et-Garonne, de
Gironde -, quand des champs de vignes à l'infini sont en fusion sous un
soleil de plomb ! En arrivant dans cette région proche de Duras, en 1982,
le moine Thich Nhat Hanh a fait arracher les vignes de son nouveau
domaine - le Vietnamien ne boit pas de vin - et fait planter
1 250 pruniers. Dans la légende bouddhiste, 1 250 est un chiffre sacré et
le prunier est un arbre qui a les promesses de l'éternité. Dans l'écrin d'un
lac qui appartient aussi au domaine poussent des massifs de lotus,
symboles de pureté et d'éveil. Des nonnes, en jaune safran, esquissent
des pas de danse. D'autres sont en méditation assise. Des moines se
prosternent, touchent la terre de leur front, pratique rituelle pour
rechercher l'inspiration de leurs ancêtres. Des novices ajustent leur
chapeau conique - le non là - en feuilles de palmier. On dirait un ballet de
miniatures orientales dessinées et peintes sur des pans de bois laqué.
Le lieu-dit Thénac - où le thây (le "maître") acheta sa première ferme -
est devenu Nuage du dharma, le "hameau du bas", le Nectar. Les
moniales vietnamiennes accueillent les retraitants, répartis en "familles" :
Fleur de pêcher, Prodige, Salade de fruits, Maison sur la colline, etc. "Les
larmes que je verse aujourd'hui sont devenues pluies", observe une
autre affiche calligraphiée dans ces lieux enchantés. La douceur des
paysages, la politesse des sourires, la lenteur des gestes, maîtrisés ou
suspendus comme sur une scène de théâtre grec, transportent le visiteur
dans une sorte de bulle inconnue, où toute notion de temps semble avoir
disparu, où tout mot de trop ou de travers, toute expression de mal-être
ou de colère semble banni, comme autant d'"énergies d'habitude" qu'on
est prié d'abandonner au vestiaire. "A celui qui nourrit un sentiment de
frustration ou de jalousie, il est recommandé de sortir, puis de marcher
et de respirer", enseigne le maître.
Que cherchent-ils ces centaines d'Américains, Allemands, Néerlandais,
Suisses, Français qui, l'hiver comme l'été, bouddhistes, chrétiens ou
non-croyants, remplissent les retraites du grand maître zen Thich Nhat
Hanh ? Ils viennent souffler, respirer, méditer, "lâcher prise" dans ce
microcosme - ou contre-société - de non-agression, de fraternité,
d'écoute et de respect. "Ecoute bien pour mieux aimer. Regarde bien
pour mieux comprendre...", soulignent des affiches au mur tandis que,
sur l'une des cloches, quatre mots sont gravés en anglais : listening
(écouter), looking (regarder), understanding (comprendre), loving
(aimer). En réunion de sangha (communauté), quand un "frère" veut
parler, il joint les mains et, assis en position du lotus, s'incline. Quand il a
fini, pas d'applaudissements ou de murmure approbateur ou
désapprobateur : le public joint à son tour les mains et incline la tête en
direction de l'intervenant. S'incliner, c'est reconnaître ce qui est beau en
l'autre et sa capacité d'éveil.
Dans son ermitage de bois, Thich Nhat Hanh se balance sur un
rocking-chair. Jumelles sur le nez, il contemple, à perte de temps,
l'horizon de vignobles et les forêts de hêtres qui entraînent son regard
jusqu'à Monbazillac ou Sigoulès. Les nuits de pleine lune, des cerfs
croisent sa marche de méditation. Il rêve aux paysages de son Vietnam
natal - où ses livres sont imprimés clandestinement, mais où il reste
interdit de séjour - "sans douleur ni nostalgie", confie-t-il à l'hôte de
passage. Le bouddhisme n'est-il pas la philosophie de l'impermanence et
du "non-attachement" ?
Il a adopté cet Occident où les gens "cherchent et souffrent". En dehors
de ses enseignements, donnés à ses moines et moniales - une
communauté de cent vingt, originaires du Vietnam, des Etats-Unis,
d'Allemagne, de France - et aux retraitants, il rédige des ouvrages et des
poèmes, dort peu, mange peu, fait du jardinage, plante des herbes,
basilic vietnamien, menthes, mélisses, dévore les livres sur la génétique
ou la mécanique quantique.
Sa vie ne fut pas un long fleuve tranquille. Il a connu la guerre, la
solitude, l'exil. Ce grand maître contemporain du bouddhisme reste une
figure historique dans son pays. Jeune, iI fut l'un des premiers à rompre
avec le ritualisme importé de Chine, traduisant en langue populaire les
textes sacrés et le corpus de la tradition, fondant un monastère au doux
nom de Phuong Boi (Feuilles odorantes de palmier), des villages
expérimentaux, des écoles d'entraînements à la Pleine Conscience. Puis
l'université Van Hanh et l'ordre de l'"Inter-être", qui transmet encore
aujourd'hui son message de solidarité entre tous les vivants et leur
environnement.
Travail social, aide aux nécessiteux : Thich Nhat Hanh est aussi l'un des
pères, au Vietnam, du mouvement du "bouddhisme engagé", dont les
moines, pendant la guerre, claquaient la porte de leur monastère pour
porter secours aux populations dans les villages bombardés, allant pour
certains - images tragiques qui ont fait le tour du monde - jusqu'à
s'arroser d'essence et s'immoler. Thich Nhat Hanh milite alors pour la
"troisième voie", s'attirant des ennemis tant à Saïgon, défendue par les
Américains, que dans le Nord communiste. En 1965, il fonde l'Ecole de la
jeunesse et du service social (EJSS), qui va compter jusqu'à
10 000 membres, mais sera fermée à la libération de Saïgon. "Nous avons
vaincu les Américains, nous n'avons pas besoin de vous", s'entend-il dire
par les nouveaux maîtres du pays. Dès 1967, il commence des tournées
aux Etats-Unis et en Europe, ce qui lui valut d'être proposé au jury du
prix Nobel de la paix par Martin Luther King, le prophète noir assassiné.
Il débarque en France au début des années 1970 avec un statut de
réfugié. Avec l'inséparable sœur Chân Không, il anime encore aujourd'hui
des réseaux de soutien à des écoles, des dispensaires, des plantations
de son pays. Et continue d'aller porter la bonne parole dans les pays
d'Europe, à New York et jusqu'en Californie. Peace in every step (traduit
en France en 1992) a été diffusé à un million d'exemplaires aux
Etats-Unis ; en France, son Bouddha vivant, Jésus vivant (Lattès, 1996)
a été un succès. En Allemagne, ses enseignements ont fait l'objet de
quarante-deux ouvrages, vendus comme des petits pains.
Quand le thây entre dans la grande salle des enseignements, au village
des Pruniers, le silence s'installe. D'un seul mouvement, au coup de gong,
les 800 participants se prosternent, retiennent leur souffle, puis inspirent
et expirent. Bonnet sur la tête, les moines et moniales dans leur tunique
grise, fermée sur le devant pour les novices, sur le côté pour les bikkus
(moines ordonnés), entonnent les chants rituels : "Vivre en compagnie
des sages, s'entraîner à la Pleine Conscience et à la compassion est le
plus grand des bonheurs (...). Prendre soin des parents, s'abstenir de
faire souffrir, dire non à la drogue et à l'alcool est le plus grand des
bonheurs (...). S'imprégner du dharma, apprendre les Nobles Vérités,
atteindre le nirvana, avoir l'âme en paix : l'homme qui vit ainsi aura le
plus grand des bonheurs !"
Simple entrée en matière pour le thây qui monte sur l'estrade, s'assoit en
position du lotus, fixe l'assistance et boit le thé en joignant rituellement
les mains autour du bol. "A chaque inspiration consciente, vous sentez le
bouddha qui est en vous, commence-t-il d'une voix douce. Le bouddha
est l'Etre éveillé qui est dans chaque cellule de votre corps, qui vous
rend capable de comprendre et d'aimer. Le psycho (l'esprit) et le soma
(le corps) sont deux aspects de la même manifestation. Formes et
sensations "inter-sont"." Le public boit ses paroles. Un public de
soignants, de psychothérapeutes, qui viennent réfléchir à leurs propres
pratiques, de professionnels de la relation dans l'entreprise, de musiciens,
de peintres, d'artistes. Beaucoup d'hommes et, surtout, de femmes d'âge
mûr à la recherche de disciplines nouvelles pour mieux se connaître,
s'accepter, améliorer leur bien-être.
Tour à tour, le maître évoque la présence des "ancêtres spirituels" dans
le patrimoine génétique de chacun, les semences de l'Eveil - compassion,
amour, joie - qu'il faut arroser comme des "graines de tournesol", les
abus de consommation de la société moderne, les crises de la famille, les
atteintes à l'environnement, les dérives de la science. "Si vous parvenez
à identifier les causes de votre souffrance, alors vous êtes déjà sur la
Voie", assure-t-il. Outre son passé tragique au Vietnam, la clé du succès
du thây est d'avoir su adapter son enseignement à l'Occident, de lui
avoir donné une forme communautaire, de proposer des exercices
simples, concrets, une vision du monde non dogmatique ou péremptoire.
"Je ne vous propose que des outils, dit-il à ses disciples. Quand vous
ouvrez une porte, vous avez besoin d'une poignée. Une fois la porte
ouverte, vous pouvez la lâcher."
A son contact, les retraitants s'initient aux Trois Joyaux du bouddha, du
dharma et du sangha. Puis aux Cinq Entraînements : respect de la
nature et de toute vie, responsabilité sexuelle, consommation
consciente, etc. Ils explorent les voies de l'"inter-être" : "Que serait un
légume sans le soleil qui le fait naître, sans l'eau qui le fait pousser, sans
le jardinier qui le cultive? Même chose pour l'homme : en lui-même, il
n'est rien. Il n'a pas d'existence propre. Il ne peut vivre en dehors des
autres." Au village des Pruniers, on mange végétarien, on respecte la
plante qui manque de pluie, l'insecte qui se promène sous la chaussure.
On n'est "rien" en dehors du "tout". "Nous sommes tous responsables de
ce qui vit et meurt", dit un militant écologiste pour qui le bouddhisme est
un art de vivre autant qu'une philosophie : "Je ne transforme pas le
monde si je ne me transforme pas moi-même."
Les Verts sont aussi à l'aise que des chrétiens, pour qui "prendre
refuge"dans le bouddhisme ne signifie pas renier leur propre foi. Ils y
voient, au contraire, une autre prise en compte de leur "individu", une
rupture avec la discipline de leur Eglise, une autre manière de canaliser
leurs émotions et leurs énergies, une autre forme d'universalisme.
"Prendre refuge dans le dharma ne veut pas dire renoncer à ma religion
d'origine, dit un ancien militant catholique.C'est prendre conscience
qu'au lieu de vivre dans l'attente d'un paradis hypothétique on peut vivre
heureux dans le moment présent. Je n'ai renoncé à rien. Je me délivre
seulement de mes peurs, de mes angoisses, de ma culpabilité. Je
redécouvre dans le bouddhisme le sens de l'Autre auquel Jésus, le
premier, m'avait convié." Thich Nhat Hanh refuse tout syncrétisme mais,
pour qualifier les ressources spirituelles qui seraient disponibles en
chaque homme, il parle aussi bien du "Royaume de Dieu" que de
Bouddha !
Des nombreux ouvrages du moine vietnamien, citons en particulier, chez
Albin Michel (collection "Spiritualités vivantes"), Changer l'avenir : pour
une vie plus harmonieuse (1993) et La Vision profonde (1995), sorti en
poche. Prochain article : Lytta Basset, compagne des affligés
Par Henri Tincq - Le Monde - le 30 Juillet 2001.
|