~ Le Viêt Nam, aujourd'hui. ~
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Quand le Vietnam s'emballe

Ils ont pris le pli. Après vérification électronique de leur carte d'abonné à l'entrée, ils poussent leur chariot, liste de courses en main. Les produits sont adaptés aux goûts des Vietnamiens. Dans la partie réservée aux fromages, deux jeunes employées remplissent un rayon de crême de gruyère, produit très prisé d'un public qui n'aime pas les fromages forts même s'il se régale, par ailleurs, de durian, fruit strictement interdit dans les avions en raison de l'odeur qu'il dégage. Chez le poissonnier, la tête de poisson est bien en évidence sur un lit de glaçons : elle est utilisée dans le canh chua, un bouillon très populaire dans le Sud.

Au magasin Metro de Cholon, le quartier chinois de l'ancienne Saïgon (aujourd'hui Ho Chi Minh-Ville), il y en a pour tous les goûts et toutes les bourses, de la chemise à bas prix aux grands crus bourgeois du Médoc. La baguette de pain est cuite devant le client, ce que le Vietnamien apprécie. Un peu plus loin, le cochon de lait laqué tourne sur sa broche. La clientèle peut également se pourvoir en hamacs et moustiquaires bon marché. Ces dernières sont indispensables pour une immense majorité qui n'a pas encore accès à la climatisation. Une fois leurs emplettes terminées, les clients passent par l'une des vingt-quatre caisses avant de regagner leurs motos. On accroche ce que l'on peut de sacs en plastique bourrés au guidon et le passager, sur le siège arrière, disparaît sous le reste des achats.

Les Vietnamiens montent donc à l'assaut des grandes surfaces, et vice versa. Le quatrième magasin de vente en gros libre-service (cash & carry) de l'allemand Metro ouvre ses portes dans le delta du Mékong. Depuis 2002, Metro en a inauguré deux à Ho Chi Minh-Ville, dont celui de Cholon, et un autre à Hanoï. Il en prévoit quatre supplémentaires d'ici à 2007. Au centre de l'ancienne ville coloniale, un énorme ensemble de verre s'est élevé derrière la cathédrale en brique. Le bâtiment ultramoderne abrite des bureaux et des logements de luxe. C'est également le siège du Diamond Plaza, centre commercial des grandes marques internationales, dont le dernier étage abrite un Kentucky Fried Chicken et une salle de jeux vidéo.

"Moi-même, je suis surpris par la rapidité du changement", admet Luong Van Ly, chargé des investissements et de la planification au Comité populaire de la mégapole du Sud, qui compte aujourd'hui sept millions d'administrés. Certes, comme dans le reste de ce pays de plus de quatre-vingts millions d'habitants, le petit monde débrouillard et bricoleur des Vietnamiens se déplace encore sur des deux-roues, avec ou sans moteur, dont la marée indisciplinée rend chaotique la circulation des centres-villes. Mais le Vietnamien ne se contente plus forcément d'une moto. "Les achats de voitures ont augmenté de 20 % en un an. Les usines d'assemblage ont été prises de court. Toyota vient d'annoncer qu'il refuse toute commande jusqu'en juin 2005. Son carnet est plein", ajoute Ly.

Donnant sur la rue Dông-Khoi, l'ancienne rue Catinat, où des minibus déversent des Japonaises en mal de shopping, l'Hôtel Sheraton avait joué de malchance lors de son ouverture, en février 2003, en pleine épidémie du syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS). Il affiche aujourd'hui un taux de 60 % à 80 % d'occupation, comme les autres cinq-étoiles de la ville. Les étages de bureaux loués aux sociétés sont pleins, en dépit d'un prix élevé. Pendant la prochaine saison touristique, deux nouveaux palaces vont faire leur entrée sur le marché, le Hyatt - 259 chambres - et le Windsor Plaza, 405 chambres, ainsi qu'une galerie de 1 200 magasins. Le nombre des visiteurs a augmenté de 33 % pendant les huit premiers mois de l'année. A l'aéroport de Tân Son Nhât, un nouveau terminal pourra accueillir, dès 2006, dix millions de passagers.

Dans le centre-ville, la rue Thai-Van-Lung demeurait, voilà quelques années encore, un repaire de salles de billards souvent tenues par des vétérans des guerres, qui s'y étaient installés après la victoire communiste de 1975. Les billards ont fait place à une nuée de petits hôtels de vingt à trente chambres aux prix modérés, et bien équipés. Cafés, bars et restaurants - vietnamiens, japonais, italiens ou français - animent cette petite artère autrefois blafarde et triste, désormais bloquée le soir par les embouteillages.

La montée en flèche de la publicité est un bon indicateur. "Il y a deux ans, le marché était difficile. C'est fini : pendant les six premiers mois de cette année, le chiffre d'affaires global de la publicité a augmenté de 29 %", explique Mai Huong, qui dirige l'antenne locale de l'agence Saatchi & Saatchi. Bien entendu, la télévision domine. Mais des dizaines de revues spécialisées - mode, architecture, décoration intérieure - ont fait leur apparition et trouvé un public. "Même nos jeunes cadres vietnamiens peuvent, deux fois par mois, se permettre d'aller au bar de l'Hôtel Sheraton et y dépenser une vingtaine de dollars", dit cette ancienne interprète, originaire d'Hanoï, et qui, après un tour à l'université Harvard, a rejoint le secteur privé.

Des privilèges réservés à une poignée de riches ? Non, répond la Banque mondiale. Au cours des dix dernières années, le revenu par tête a doublé dans l'ensemble du pays et la pauvreté a reculé de "60 % à 30 %" de la population, ce qui constitue "l'un des grands succès du développement économique". Les félicitations de la Banque s'accompagnent, toutefois, d'une mise en garde contre le risque de perdre de vue l'objectif : la lutte contre la pauvreté.

Le taux d'expansion, ces dernières années, est supérieur en moyenne à 7 %, et le Parti communiste a accepté que la locomotive de l'économie soit le Sud, plus entreprenant, plus riche et habitué à la concurrence. A Ho Chi Minh-Ville, la croissance industrielle se situe dans une fourchette de 13 % à 15 %. "Une expansion rapide, c'est classique, modifie la pyramide des revenus, mais, au bout du compte, tout le monde en profite, même inégalement", estime Eric Chambard, directeur d'une chambre de commerce française qui rassemble deux cents sociétés.

La terrasse de l'Hôtel Majestic, en bas de la rue Dông-Khoi, offre une belle vue sur la rivière de Saïgon, un cours d'eau de plus d'une centaine de mètres de largeur. Du côté de l'hôtel, l'horizon est dominé par les gratte-ciel. Sur la berge opposée, derrière une rangée de maisonnettes, s'étalent les rizières de Thu-Thiêm. C'est le prochain objectif : 800 hectares à développer en les raccordant au centre d'affaires d'Ho Chi Minh-Ville soit par un tunnel, soit par un pont surélevé. Thu-Thiêm doit devenir, dans les prochaines années, un "district vert": centres de conférences et d'expositions, quartier financier et administratif, zones résidentielles et commerciales.

Les quelques milliers d'habitants du coin, plutôt pauvres, ne s'en offusquent pas. Certains sont déjà partis sur les berges d'un autre fleuve, le Dông-Nai, à une heure de route, avec une aide à la réinstallation. Ceux qui restent sont rassurés. Ngoc, une célibataire d'une trentaine d'années, aide sa mère à gérer leur petite tribu. Il y a deux ans, le taudis familial a été reconstruit en dur. Le sol, autrefois de terre battue, est désormais cimenté. Assise par terre sur des nattes, la marmaille regarde la télé. Pour faire tourner son foyer, la "matriarche" récupère en partie les maigres salaires de cinq petits-enfants, d'un neveu et de deux gendres. Ils travaillent dur - départ à l'aube, retour en fin d'après-midi - pour gagner moins de l'équivalent de 2 euros par tête la journée. Une moto est à la disposition de tout le monde. "Mon oncle n'est pas trop mécontent à Dông-Nai. S'il le faut, nous irons le retrouver", dit Ngoc, sans inquiétude apparente.

Depuis trois ans, un aménagement de la législation a encouragé une explosion de PMI et de PME. "Il y en a plus de cent mille, dit Eric Chambard, dont certaines d'une taille intéressante." Elles représentent déjà plus du quart du produit national brut et le tiers de la production industrielle. Elles emploient le quart de la force de travail. Ce petit monde bouillonne, produit à l'exportation... et consomme. "Les Vietnamiens ne sont pas économes", reconnaît Ly. Dans un pays où toutes les transactions se faisaient, par méfiance, en liquide, des sociétés commencent à payer leurs employés par virement bancaire. Ce qui ne fait pas toujours l'affaire des mères, chargées du budget familial et qui perdent ainsi prise sur les salaires de leurs époux. Mais même les pauvres vivent mieux.

"Je n'aurais jamais songé, il y a trois ou quatre ans, à investir un sou au Vietnam", explique un Français d'origine vietnamienne qui circule entre Shanghaï, Singapour, Hongkong et Paris. Il a lancé, cette année, la construction d'un hôtel d'une quarantaine de bungalows, avec piscine et restauration, dans une station balnéaire à trois heures de route d'Ho Chi Minh-Ville, dont le gérant sera un parent par alliance. "Le Vietnam n'est pas cher, il n'y a qu'une porte à franchir pour y investir, et je n'ai pas eu de problèmes de pots-de-vin", affirme-t-il.

Avec les exportations (18 milliards d'euros en 2003, soit dix fois le montant de l'aide étrangère), le "retour" des Viet Kiêu, ainsi qu'on appelle ici les deux millions de Vietnamiens d'outre-mer, est l'un des moteurs de l'essor économique. Si l'on additionne transferts d'argent aux familles et investissements, ils arrosent le Vietnam : environ 3 milliards d'euros en 2003, soit 20 % de plus qu'en 2002 et davantage que les investissements étrangers.

Le mythe du très fortuné "cousin d'Amérique" - l'ancien boat people à la fois jalousé et stipendié - s'est effondré. "Ils n'ont plus rien de particulier, et ceux de la dernière génération, qui s'expriment mal en vietnamien, sont perçus comme des étrangers, un point c'est tout", résume Mai Huong. Mais les liens du sang jouent, et vingt-cinq mille jeunes Vietnamiens, qui étudient actuellement à l'étranger, dont trois mille en France, assureront un jour à leur tour le relais avec la modernité. Beaucoup sont les enfants de cadres du Parti communiste.

"Je ne peux pas imaginer un fléchissement de la croissance", convient Jacques Rostaing, qui a investi dans la confection en 1993 et préside depuis six ans la chambre de commerce française. Les Vietnamiens ont démarré tard et le chemin est semé d'embûches : une étouffante concurrence chinoise ; des infrastructures qui peinent à suivre ; les effets de l'entrée dans l'Organisation mondiale du commerce (OMC), prévue en 2006, mais qui n'aura sans doute lieu qu'en 2007 ; le risque du déséquilibre entre le Nord et le Sud ; les graves retards pris par l'éducation nationale ; le fardeau représenté par cinq mille entreprises d'Etat trop souvent dans le rouge. "Mais l'envie d'y parvenir l'emporte sur le reste", affirme M. Rostaing.

Inquiets d'avoir raté un marché, des représentants de Volkswagen sont venus pour la première fois tâter le terrain. Au cours d'un dîner officiel, ils ont demandé à leurs interlocuteurs vietnamiens si l'on pouvait exclure un ralentissement de la croissance ou un retour de bâton politique. La réponse a été nette : "Nous ne le pensons pas, c'est la classe moyenne qui dirige, et c'est votre meilleure assurance." "Les Vietnamiens commencent à voyager à l'étranger. La Malaisie et la Thaïlande ne sont même plus des rêves. Les gens riches se rendent désormais en Europe", ajoute, de son côté, Mai Huong. Voilà dix ans encore, l'autorisation de sortie demeurait un privilège.

De temps à autre, quand le dérapage est trop voyant, le gouvernement réagit. Dix fonctionnaires du ministère du commerce ont été récemment arrêtés à la suite d'un trafic de quotas à l'exportation. En avril, le ministre de l'agriculture a été poussé à la démission à la suite d'une affaire de corruption qui s'est terminée par la condamnation à mort de la directrice d'une société d'Etat et à des peines de prison de deux vice-ministres. "Le message est clair : trop, c'est trop, surtout quand les scandales sont connus de tout le monde", estime un investisseur européen. La corruption à PetroVietnam, société d'Etat, a fait les manchettes d'une presse par ailleurs étroitement contrôlée.

L'influence culturelle chinoise demeure très forte. "Dès que les Vietnamiens entrevoient une opportunité, ils la saisissent ; ils sont bosseurs et ingénieux", résume un industriel du Sud qui a pignon sur rue. "Chez nous, ajoute-t-il, l'élan ne vient pas d'en haut comme en Thaïlande, où l'élite sino-thaïlandaise pousse tout le monde. Il vient d'en bas. La différence de comportement est perceptible même dans nos campagnes. C'est une dynamique beaucoup plus puissante." Et de conclure : "Un jour, nous dépasserons les Thaïlandais."

Par Jean Claude Pomonti - Le Monde - 6 octobre 2004.