Diên Biên Phu? Connais pas! Les trous de mémoire de la télé
PARIS - Vingt-six ans après sa réalisation, le documentaire la République est morte
à Diên Biên Phu est enfin diffusé, pour la première fois, sur une chaîne du
câble.
"Je me sers des journalistes pour camoufler la situation. Mais il faut
savoir les prendre en main, leur donner une pâture. Autrefois, dans
l'armée, c'était la coutume de mentir à 95%. Une imbécillité. Moi, je mets
un gros pourcentage de vérité: 50% au moins. Cela me permet de présenter
les choses de façon vraisemblable et à mon avantage. Je ne dis pas tout,
évidemment. Car dans l'action, dans la partie en cours, tout est permis:
les tripatouillages, les provocations, les trahisons, les calculs..." Ainsi
s'exprimait le général de Lattre de Tassigny, haut-commissaire en Indochine
de 1950 à 1952.
En 1973, trois journalistes - Jean Lacouture, Philippe Devillers et Jérôme
Kanapa - enquêtant sur la guerre d'Indochine qui prit fin avec la défaite
de l'armée française dans la cuvette de Diên Biên Phu (1954), bouclent un
documentaire qu'ils titrent La République est morte à Diên Biên Phu.
Réalisé aussi bien pour le grand écran que pour la télévision, l'ORTF ayant
coproduit le film. Vingt-six ans plus tard, le 4 juin 1999, ce document est
diffusé pour la première fois à la télévision, sur Planète, chaîne du câble
et du satellite!
Jérôme Kanapa est le premier surpris par la réapparition de son film dans
les programmes. "Je me suis aperçu par hasard que notre documentaire avait
été sorti des placards de la télévision où il prenait la poussière depuis
plus d'un quart de siècle. Il n'a jamais été programmé malgré le succès
qu'il a rencontré lors de sa sortie en salles, malgré sa sélection dans le
cadre de Perspectives au Festival de Cannes et bien que, chaque année, à
l'approche de la date anniversaire de la fin de la guerre menée par la
France au Vietnam, nous ayons renouvelé notre demande de voir enfin notre
film diffusé."
Une si longue attente dit combien, a contrario, le passé colonial de la
France et les difficultés de notre pays à sortir de cette impasse furent
douloureux. Et combien le silence enveloppant ces événements a pesé et pèse
encore. Jean Lacouture disait, à l'époque de la réalisation du
documentaire, la profondeur du malaise. "De la guerre d'Indochine datent à
la fois la démoralisation, la corruption, l'effondrement de la démocratie
parlementaire, le durcissement et la perversion d'un corps militaire qui,
de Saigon à Alger, prépare et accomplit le renversement du régime et
l'instauration d'un système fondé sur l'autorité d'un seul; une certaine
domination des réseaux, des polices, des services, une collusion de moins
en moins camouflée entre les groupes financiers les plus troubles et les
pouvoirs les plus arbitraires, l'exacerbation des rapports sur lesquels se
fonde la société capitaliste, le passage au grincement, à la grimace".
Et cette difformité, le miroir tendu par le petit écran n'a pas osé nous le
renvoyer. Ou plutôt pas voulu. Parce que ce film ruine des années de
propagande et d'information aux normes. Lors de la sortie en salles de La
République est morte à Diên Biên Phu, un critique relevait cette
manipulation enfin éclairée. "L'histoire est impitoyable. Et plus
impitoyable encore, le cinéma au service de l'Histoire. Tous ces documents
blessent, consternent, indignent. Le plus insupportable, ce sont les
"actualités" de l'époque, le cinéma du moment, non pas au service de
l'Histoire mais au service de la politique gouvernementale. Elles
claironnent, avec le plus superbe des aplombs, le mensonge dissimulant la
trahison et les plus bas calculs. Le coq sur le fumier."
Vingt-six ans plus tard, la télévision a toujours autant de mal à montrer
le coq et le fumier.
Dany Stive - L'HUMANITE - le 4 Juin 1999.
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